RESURRECTION D'UN TABLEAU DE POUSSIN ! (21/04/2015)
Flânant dans les musées d’art, les visiteurs sont tenus à distance et admirent plus ou moins en silence. Sur les toiles exhibées, un glacis imperceptible de croyances collectives dans la valeur de la peinture s’est formé avec le temps. On ne touche qu’avec les yeux et le respect dû aux choses sacrées. Et le mystère ne désépaissit pas, malgré les explications pédagogiques des guides, des historiens et des critiques – ou même encore, au cœur de la matière, par les analyses aux rayons X menées à des fins d’authentification.
C’est ce privilège symbolique accordé aux œuvres d’art, se rejouant chaque jour dans des milliers de musées, que le sociologue Bernard Lahire se propose d’ausculter dans son dernier livre. Son propos n’est pas de sacraliser davantage, ni d’ajouter une nouvelle couche de commentaires, mais au contraire de « désévidencer » à la façon de l’ethnologue étudiant des rites exotiques. Car tout cela n’a rien de naturel.
Cette enquête passionnante se lit comme un polar
L’histoire erratique de la Fuite en Égypte, de Nicolas Poussin, sert de toile de fond à une enquête passionnante se lisant comme un polar. Peint en 1657, le tableau disparut des siècles durant, pour réapparaître dans les années 1980. Mais, et c’est l’intérêt de ce fabuleux destin, en trois versions. Des luttes de classement, de reclassement et d’attribution divisèrent publiquement durant des années les différents propriétaires, des historiens renommés et spécialistes de Poussin, des conservateurs…
Deux galeristes, les frères Prado, eurent le nez creux en achetant peu cher (l’équivalent de 240 000 euros) l’une des versions en 1986. Après d’usantes inspections et des confrontations avec les deux autres exemplaires, la toile fut reconnue comme œuvre autographe du peintre. Et, comme par magie, sa cote explosa.
S’estimant lésée, l’ancienne propriétaire de ce qu’elle croyait être une copie se tourna vers la justice afin d’annuler la vente. Après trois ans de procès, elle obtint gain de cause en 2003 et récupéra le tableau, qu’elle remit aussitôt à la vente. Un authentique Poussin venait ainsi d’éclore et pouvait être proposé sur le marché. Les autorités publiques, hantées par la perte d’un trésor national, décidèrent de l’acquérir. En 2007, le musée des Beaux-Arts de Lyon et ses mécènes privés déboursèrent 17 millions d’euros pour l’accrocher. Fin de l’histoire : la Fuite en Égypte est désormais une attraction muséale et un « détour » de dépliant touristique.
« Ceci n’est pas qu’un tableau » est un tour de force. Car on n’envisagera le cas du tableau repêché de Poussin qu’à partir de la page 359, après avoir lu une patiente et rigoureuse décomposition théorique des mécanismes par lesquels l’art pictural se trouve magnifié. Passant « du général au particulier et du structurel à l’individuel », Lahire replace l’objet « peinture d’art » dans un cadre d’analyse général de la domination, de la magie, de la religion, du sacré et de l’art.
L’épiphénomène que constitue la Fuite ne prend ainsi toute sa signification qu’inscrit dans la longue durée d’une histoire structurale des conditions de possibilité de l’art comme monde social relativement autonome. Les innombrables sources et les coups de sonde érudits sur la trajectoire du « sublime Poussin » ou l’autorité des experts dans la controverse sur l’authenticité du tableau donnent chair à ce travail qui fera date.
En résumé, Lahire fait œuvre de désenvoûtement, sans pour autant détruire l’idole Poussin. On apprend beaucoup en s’observant observer les contingences déterminées d’un rapport cultu(r)el à l’art. Et c’est en cela que ce regard sociologique sur la peinture est émancipateur.
Ceci n’est pas qu’un tableau. Essai sur l’art, la domination, la magie et le sacré, par Bernard Lahire. Éditions La Découverte, 2015, 592 pages, 25 euros.
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