Much Loved. « S’il avait été vu au Maroc, le film aurait été compris » (04/10/2015)
Présenté à la Quinzaine des réalisateurs de Cannes, ce film autour de l’existence de quatre prostituées marocaines a été interdit au Maroc. Entretien avec Nabil Ayouch, auteur de cette chronique sociale de Marrakech.
HD. Quelles sont les perspectives de diffusion de « Much Loved » au Maroc ?
Nabil ayouch. On est au point mort. Le film est toujours interdit. Je continue de me battre pour qu’il sorte, mais il n’y a pas de signes de déblocage. On avait la possibilité de créer un vrai débat public sur la prostitution et la condition des femmes. Malgré l’interdiction, il a commencé à naître. Je suis persuadé que, s’il avait été vu au Maroc, les spectateurs auraient compris pourquoi j’ai fait ce film. On ne leur en a pas laissé la possibilité.
HD. Comment avez-vous préparé le film ?
N. A. J’ai rencontré des prostituées et des gens qui gravitent dans le milieu de la nuit. C’est un vrai travail d’écoute, d’anthropologie, de psychologie, parce que, au bout d’un moment, beaucoup me prenaient pour un psy. Elles lâchaient tout. Cela a duré un an et demi. Il a fallu faire le tri. Elles m’ont donné le courage d’aller au bout de ce projet.
HD. Que vous inspire l’hypocrisie sociale et familiale qui entoure ces prostituées ?
N. A. Cela m’a toujours choqué. En soi, je peux accepter que des femmes se prostituent pour vivre et faire vivre leur famille. Je n’accepte pas en retour que ces familles les nient. Une société entière les rejette. Ce qui fait le plus de mal à ces femmes est de ne pas être entendues, écoutées. Une fille m’a dit : « Je leur donne tout. Mon amour, mon âme, mon coeur, mon sang. En retour, je demande juste un peu d’amour. Ils me voient comme une carte de crédit. »
HD. N’y a-t-il pas dans cette interdiction le désir de ne pas écorner l’image carte postale du Maroc ?
N. A. Un film n’écorne pas l’image d’un pays. C’est son interdiction qui l’écorne. Les gens ne sont pas stupides. Un film reste une proposition cinématographique d’un réalisateur. Il n’a pas un devoir de refléter l’image d’un pays. Si tous les gouvernements où se fait un cinéma frondeur avaient réagi comme cela, il n’y aurait pas eu « la Vie d’Adèle », « Love », « la Belle Saison », Scorsese avec « le Loup de Wall Street » ou « Taxi Driver »... Accepter qu’on puisse dire, débattre, critiquer des choses qui nous dérangent fait partie du processus de construction d’un état.
HD. Qu’en est-il de la liberté d’expression au Maroc aujourd’hui ?
N. A. Des progrès énormes ont eu lieu, notamment depuis les débuts du règne de Mohammed VI. Au niveau de la presse et même des artistes, les choses ont changé en mieux, en comparaison des pays arabes voisins. Le risque de reculade est gros. Pas seulement avec « Much Loved ». Ces derniers mois, des filles ont été poursuivies parce qu’elles portaient des jupes, un homosexuel a été tabassé. J’ai vu un véritable sursaut de la société civile marocaine. Des associations ont manifesté. Des avocats se sont constitués partie civile par centaines. Une partie du Maroc dit : « Non, on ne veut pas revenir en arrière. On ne veut pas de ce projet de société. » Le film fait partie de ce combat global.
HD. Vous avez créé la Fondation Ali Zaoua pour les enfants du quartier de Sidi Moumen à Marrakech. Pourquoi ?
N. A. Je crois à la culture de proximité. J’ai grandi à Sarcelles, en
banlieue parisienne. L’un des endroits où j’ai pu trouver refuge était un centre culturel, le forum des Cholettes. J’ai pu y apprendre à chanter, y découvrir le théâtre, y voir mes premiers films d’Eisenstein, de Chaplin, y assister à mes premiers concerts de Souchon. Ce centre était à la fois dans la transmission, l’apprentissage et la représentation. Quand, pour mon précédent film, « les Chevaux de Dieu », je suis arrivé à Sidi Moumen, d’où sont partis les kamikazes qui ont fait les attentats du 16 mai, les problèmes étaient les mêmes qu’à Sarcelles, c’est-à-dire une rupture du lien social et identitaire, le sentiment d’être des citoyens de deuxième catégorie. Je me suis dit que la culture de proximité avait un rôle à jouer. C’est pour cela que j’ai créé ce centre.
HD. Concrètement, que s’y passe-t-il ?
N. A. Concrètement, 400 gamins viennent chaque jour y apprendre à danser. Ils s’initient aux arts plastiques, au théâtre, aux langues, à la photo, voient des films, des expositions, assistent à des concerts. Ils s’approprient le lieu, et on y révèle des talents. L’art et la culture peuvent sauver des âmes, en tout cas offrir d’autres moyens d’expression que la violence.
Une fiction qui interroge l’hypocrisie sociale
Quatre femmes vivent d’amour tarifé. Elles sont désirées, honnies, aimées, manipulées, mais se battent envers et contre tous.
Poursuivant sa fascinante exploration de la société contemporaine marocaine, Nabil Ayouch s’arrête sur le quotidien de quatre prostituées. Dans cette chronique sociale captivante, le cinéaste montre des passes chez de riches Saoudiens dont le riad se mue ponctuellement en bordel, une histoire d’amour impossible avec un européen, des amants jaloux mais intéressés par l’argent, une mère de famille méprisant ouvertement l’activité professionnelle de sa fille en acceptant ses rétributions. il
filme les sans-voix, comme Saïd, personnage intrigant et taiseux, totalement dévoué à ces femmes. loin des cartes postales, ce Marrakech est pourtant illuminé par les crêpages de chignon et les rires des travestis. Ayouch interroge l’hypocrisie sociale et familiale, la frustration sexuelle omniprésente et le comportement de guerrières de femmes à la fois désirées et en but au mépris d’une société jalouse de leur liberté.
- « MUCH LOVED », DE NABIL AYOUCH, 1 H 44, MAROC-FRANCE.
- Parcours de Nabil Ayouch
- 1969 : naissance à Paris.
- 1997 : son premier long métrage, « Mektoub », s’inspire d’une affaire de moeurs ayant impliqué un commissaire des renseignements généraux, condamné à la peine capitale.
- 2000 : « Ali Zaoua, prince de la rue » s’arrête sur le sort des enfants des rues. 2008 : il signe, avec « Whatever lola Wants », une histoire d’amour entre une Américaine et un Égyptien, sur fond de danse orientale.
- 2012 : « les Chevaux de Dieu », film autour de la radicalisation religieuse de jeunes Marocains, est présenté à Cannes.
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