À une époque où la Chine connaît des hausses de salaires importantes et où croissent les tensions géopolitiques entre cette dernière et les États-Unis, qui la voient comme une « menace existentielle » pour leur sécurité nationale, des voix s’élèvent, dans les milieux d’affaires, pour se demander si l’Inde ne pourrait pas devenir une « nouvelle Chine » (voir par exemple les études de BNP-Paribas consacrées au sujet).
L’Inde, avec ses énormes réserves de main-d’œuvre bon marché sous-employée, son marché intérieur prometteur, et ses compétences dans le secteur des services, de l’informatique, de l’industrie pharmaceutique… serait ainsi amenée à devenir le nouvel Eldorado du capital transnational et à remplacer la Chine comme atelier du monde et moteur de la croissance mondiale. Pour autant, si l’Inde connaît un essor économique important, il existe un consensus pour dire qu’elle n’est clairement pas en mesure de se substituer à la Chine pour l’instant.
« Si l’Inde connaît un essor économique important, il existe un consensus pour dire qu’elle n’est clairement pas en mesure de se substituer à la Chine pour l’instant. »
Loin de reproduire le modèle chinois, l’Inde suit une voie qui lui est propre. L’objectif de ce dossier est de donner des éléments sur la façon dont l’Inde se développe et dont elle s’insère dans un ordre international en pleine transformation – de plus en plus multipolaire –, contribuant ainsi en retour à la structuration d’un monde nouveau.
Un développement entravé
L’Inde est depuis 2023 le pays le plus peuplé au monde, avec près de 1,5 milliard d’habitants. Malgré une natalité désormais en dessous du seuil de renouvellement des générations, le pays, en pleine transition démographique, voit sa population augmenter de 16 millions d’habitants (soit 1 %) par an. On estime ainsi que l’Inde bénéficiera jusqu’à 2044 d’un « dividende démographique » (augmentation du ratio actifs/dépendants). Pour autant, afin de bénéficier de cette opportunité, l’Inde devra créer suffisamment d’emplois de qualité et produire en quantité suffisante des biens et des services indispensables (alimentation, logement, éducation, transports…).
C’est là où le bât blesse : l’Inde possède de nombreuses faiblesses qui entravent sa capacité à créer ces emplois et qui perpétuent le sous-développement.
Il convient en premier lieu de mentionner le rôle délétère joué par les inégalités économiques, en particulier à la campagne. L’Inde reste un pays majoritairement rural, avec 45 % de la main-d’œuvre employée dans l’agriculture (cette dernière ne générant que 15 % du PIB). Or, il existe toujours dans les campagnes indiennes d’énormes inégalités d’accès aux ressources productives, à commencer par la terre.
L’incapacité (ou l’absence de volonté réelle) des autorités indiennes de mener à terme une réforme agraire redistributive, pourtant identifiée comme absolument stratégique par les autorités postindépendance – mais combattue dans les faits par les classes possédantes et leurs relais politiques – a contribué à la stagnation du pouvoir d’achat des masses rurales, freinant l’essor du marché intérieur et l’industrialisation.
« l’Inde possède de nombreuses faiblesses qui entravent sa capacité à créer des emplois et qui perpétuent le sous-développement. »
Ces inégalités économiques, combinées avec d’importantes inégalités territoriales, de caste et de genre, constituent probablement la faiblesse la plus profonde du modèle de développement indien. On en retrouve une autre illustration en ce qui concerne l’accès à l’éducation. Alors que la Chine (et, plus globalement, l’ensemble des pays ayant réussi leur décollage industriel après la Seconde Guerre mondiale) a d’abord mis l’accent sur l’enseignement primaire, l’Inde a favorisé sans commune mesure l’enseignement supérieur. En conséquence, l’Inde a su former un grand nombre de diplômés d’élite et d’ingénieurs (dont une part substantielle s’expatrie), mais peine toujours à fournir à l’industrie une main-d’œuvre dotée d’un niveau de qualification suffisant.
L’appel au capital étranger
Incapable de « compter sur ses propres forces », l’Inde a choisi depuis les années 1990 d’appuyer son développement sur le capital étranger et a opéré un tournant vers le néolibéralisme. Pour autant, cette stratégie n’a pas permis de compenser les faiblesses de l’économie indienne et a même aggravé certaines de ses fractures. La néolibéralisation a contribué à accentuer les inégalités, en concentrant davantage la propriété de la terre dans les mains d’une infime fraction de propriétaires, à travers des mécanismes d’accumulation par dépossession ou via le démantèlement ou l’affaiblissement des protections garanties aux petits agriculteurs. Des centaines de zones économiques spéciales ont été mises en place pour développer l’industrie. Créant un environnement normatif et fiscal extrêmement favorable aux intérêts capitalistes, ces zones n’ont pas permis d’accroître la part de l’industrie dans le PIB. Elles ont en revanche favorisé la régression des droits sociaux et se sont accompagnées de modes de gestion autoritaires et répressifs.
L’appel au capital étranger n’a ainsi pas permis l’essor industriel tant attendu. Le manque d’infrastructures et de main-d’œuvre qualifiée notamment freine les investissements des entreprises étrangères. Les entreprises qui quittent la Chine pour s’installer ailleurs lui préfèrent bien souvent d’autres pays, tels que le Vietnam. Malgré un niveau des salaires extrêmement faible, l’Inde ne peut pour l’instant prétendre rivaliser avec la Chine en termes de compétitivité dans bien des domaines. Quand bien même cela serait le cas, l’objectif du grand capital transnational ne saurait être de développer l’Inde. Seule une politique volontariste et globale, combinant toutes les facettes du problème (sociales, économiques, politiques et environnementales) pourrait lui permettre de tirer profit de ces investissements étrangers à long terme pour se développer.
Pour l’instant, l’appel au grand capital transnational semble plutôt avoir empiré les conditions de vie des travailleurs indiens et plongé le pays dans une course au moins-disant social et environnemental.
Arrivé au pouvoir en 2014, Narendra Modi a poursuivi la stratégie consistant à accroître l’attractivité du pays, tout en favorisant, dans une optique protectionniste ou « néomercantiliste », de grands groupes privés nationaux engrangeant des profits faramineux, le tout à grand renfort de fonds publics. L’ambition affichée de Modi est de rendre l’Inde davantage autosuffisante (« Atmanirbhar Bharat »), particulièrement dans le domaine industriel (programme « Make in India » lancé en grande pompe en 2014…). Néanmoins, les résultats obtenus semblent largement en deçà des ambitions.
Alors que la planification a officiellement pris fin en 2017, l’intervention de l’État se réoriente de manière à favoriser l’accumulation du capital privé, à travers des investissements massifs dans les infrastructures physiques et numériques, la commande publique, la politique fiscale, les réformes visant à améliorer le « climat des affaires »… Malgré la débauche des moyens mis en œuvre, on n’observe pas d’accélération du développement de l’industrie.
Si les investissements publics ont permis de stimuler la croissance sans provoquer une explosion de la vulnérabilité externe, la dette publique s’est stabilisée à un niveau relativement élevé (80 % du PIB), tandis que l’État sabre dans des dépenses sociales qui restent terriblement insuffisantes, notamment dans la santé et l’éducation.
Ambiguïtés indiennes
Dans la période de profondes transformations qui s’annonce, on peut se demander quelle pourra être la contribution de ce géant qu’est l’Inde au monde de demain. Cela, dans le domaine de l’ordre international, mais aussi en ce qui concerne son propre « modèle », concernant tout de même un cinquième des habitants de la planète, et toujours susceptible d’être observé, sinon imité.
« Actuellement, l’appel au grand capital transnational semble plutôt avoir empiré les conditions de vie des travailleurs indiens et plongé le pays dans une course au moins-disant social et environnemental. »
Membre des BRICS, l’Inde contribue à l’émergence d’un monde multipolaire. Elle pratique une stratégie dite du « multi-alignement », jouant ses propres intérêts de façon opportuniste. Puissance nucléaire, elle possède une autonomie stratégique importante lorsqu’on la compare à d’autres pays du Sud, et bénéficie d’une relative tolérance des puissances occidentales.
Elle est capable de coopérer avec les États-Unis sur nombre de sujets. En même temps, elle a su contourner les « sanctions » occidentales dirigées contre la Russie (dont elle dépend pour son armement et son gaz) suite à la guerre en Ukraine, en achetant massivement du pétrole russe sans paiement en dollars. De même, elle coopère avec la Chine dans le domaine de l’antiterrorisme, tout en participant à la stratégie d’endiguement antichinoise promue par les États-Unis.
Sur le plan de son modèle interne, l’Inde n’est pas non plus dénuée d’ambiguïtés. Si elle reste formellement une démocratie, son système politique est fragilisé par divers maux : clientélisme, corruption, incapacité à faire exécuter la loi (le système des castes, en principe aboli, est toujours en vigueur dans les faits…) et à assurer le respect des droits fondamentaux des populations. L’exclusivisme ethnique promu par les nationalistes hindous adeptes de l’hindutva – dont Narendra Modi est le fer de lance – appuyé sur des milices violentes, constitue une menace sérieuse pour l’État de droit. Pour autant, l’exacerbation des tensions intercommunautaires ne parvient pas à masquer totalement les clivages de classe.
L’opposition aux politiques antisociales du gouvernement central se manifeste parfois de façon fulgurante, comme ce fut le cas en 2020 lors du Kisan Andolan (lutte des agriculteurs victorieuse de 2020-2021 contre les Farm Bills). Dans l’est du pays, la rébellion naxalite (maoïste), dont une des principales revendications est la réforme agraire, est toujours présente (quoiqu’affaiblie). Par ailleurs, certains États (Kerala, Bengale occidental, Tripura) ont connu des épisodes de gestion communistes, avec des succès à souligner dans les domaines sanitaires, sociaux et culturels.
N’en doutons pas, l’Inde ne saurait se résumer à Mittal et Modi. Elle est aussi une terre qui regorge de forces de transformation internes poussant vers une remise en cause d’un capitalisme perpétuant le sous-développement du pays.
Ismaël Dupont, Constantin Lopez et Adrien Montbroussous sont membres du comité de rédaction de Cause commune. Ils ont coordonné ce dossier.
Cause commune n° 43 • mars/avril 2025