Au fait, où nos fortunes « françaises », ces donneuses de leçons fiscales, payent-elles leurs impôts ? L'enquête du journal l'Humanité (20/11/2025)

paradis fiscaux

Chaque été, le Landerneau politico-médiatique se rue sur le classement des grandes fortunes réalisé par le magazine Challenges. L’Humanité le complète, pour les 60 premiers, avec leur situation fiscale. Mais où nos milliardaires pourfendeurs de tout impôt supplémentaire sur leur fortune payent-ils donc leurs impôts ?

 

C’est un marronnier des médias depuis près de trente ans. Chaque été, le magazine Challenges dévoile son tant attendu classement des 500 plus grandes fortunes de France. De Bernard Arnault à Rodolphe Saadé, en passant par Xavier Niel et Gérard Mulliez, les commentateurs de l’actualité économique scrutent avec passion le rang, le secteur d’activité, l’évolution de la fortune et de la place dans le classement des ultra-riches tricolores.

Mais alors qu’en cette année 2025 la question de la fiscalité des hauts patrimoines est plus que jamais d’actualité, une information, pourtant cruciale, manque à l’appel : celle du domicile fiscal de ces grandes fortunes. Car, face au projet de taxe Zucman – soutenu par la gauche mais rejetée du budget 2026 par la droite et l’extrême droite –, les milliardaires nous ont bien fait comprendre qu’ils étaient farouchement opposés à toute imposition, même minime, de leurs juteuses fortunes.

L’Humanité a donc voulu vérifier si les pourfendeurs du meilleur jeune économiste de France étaient bel et bien des résidents fiscaux français. Sur les 60 premières personnalités du classement, toutes milliardaires, 18 ont établi leur résidence fiscale à l’étranger et deux autres ont ou ont eu un litige avec le fisc français à propos de leur domicile fiscal.

Luxe, grande distribution et industrie pétrolière

Deux pour cent d’imposition annuelle sur les patrimoines à partir de 100 millions d’euros, voici ce qui effraye nos grandes fortunes qui, en plus de vociférer pour affirmer que cela tuerait notre outil de production, font planer la menace d’un exil. Sauf que, dans les faits, une bonne partie du haut du panier de ces ultra-riches a déjà mis à l’abri son patrimoine. Si l’on prend les 25 premières fortunes du classement de Challenges, dix d’entre elles sont établies à l’étranger et deux autres sont en conflit avec Bercy.

Dans le domaine du luxe, les frères Wertheimer – propriétaires de Chanel, et dont la fortune de 95 milliards d’euros les place en troisième position du classement 2025 – ont installé leur résidence fiscale à l’étranger depuis au moins le début des années 2010. Tandis que Gérard Wertheimer s’est contenté de franchir les Alpes pour s’installer à Genève, en Suisse, son frère Alain a, lui, décidé de traverser l’Atlantique pour s’établir aux États-Unis, à New York.

Une pratique qui semble à la mode dans le monde de la haute couture, puisque Nicolas Puech, riche héritier d’Hermès qui détient à lui seul 5,7 % du capital de l’entreprise, est installé dans la petite station de sport d’hiver de La Fouly, en Suisse. L’homme, dont la fortune est estimée à 14 milliards d’euros, y réside depuis 1999.

Sources et méthodologie

À partir de la dernière version du classement publié par le magazine Challenges, nous avons effectué des recherches sur les 60 premières fortunes qui y figurent. Nous nous sommes basés sur des articles de la presse spécialisée ou de projets d’investigation journalistique portant sur les questions d’évasion et d’optimisation fiscale. La liste des sources nous permettant de considérer que certains domiciles fiscaux sont établis à l’étranger est disponible dans l’encadré à la fin de l’article.

Le classement « Challenges » a pour habitude de mentionner une personnalité et d’y ajouter la mention « et sa famille », nous avons fait le choix de nous concentrer sur la personnalité. Lorsque plusieurs personnes sont citées pour une même fortune, nous avons dissocié ces personnes pour faire apparaître d’éventuelles différences de situation fiscale (les propriétaires de l’entreprise Chanel par exemple). Enfin, lorsque après plusieurs recherches approfondies nous n’avons trouvé aucune preuve de résidence fiscale en France ou à l’étranger, nous partons du principe que le domicile fiscal de cette personne se trouve en France.

Autre domaine mais même idée, dans l’agroalimentaire le géant Mulliez a, lui, décidé d’aller beaucoup moins loin. Récemment épinglé par une enquête de « Cash Investigation », Gérard Mulliez – dont la fortune est estimée cette année à 25,9 milliards d’euros – réside dans la petite ville belge de Néchin, située très précisément à 732 mètres de la frontière avec la France. Même si le propriétaire d’Auchan nie tout exil fiscal, une bonne partie de sa famille est elle aussi installée à Néchin, à tel point que la rue de la Reine-Astrid y est communément appelée « boulevard des Mulliez ».

À la tête de Perenco, deuxième plus grand groupe pétrolier français, François Perrodo a installé sa fortune personnelle (9,1 milliards d’euros) au Royaume-Uni, à Londres. Toujours dans la capitale britannique, on retrouve Henri Beaufour, membre du conseil d’administration du laboratoire Ipsen et dont la fortune (partagée avec sa sœur Anne, domiciliée en Suisse à Clarins) est estimée à 4,5 milliards d’euros.

La Suisse : eldorado des riches français ?

Paradis fiscal historique où le secret bancaire est roi, le territoire helvète héberge une bonne partie des grandes fortunes françaises exilées. À ­Genève, par exemple, on peut retrouver Ariane de Rothschild, directrice générale du groupe Edmond de Rothschild depuis 2023, dont la fortune s’élève à 5,3 milliards d’euros. Mais aussi Jean-­Guillaume Despature, président du directoire du groupe de domotique Somfy. Comme en atteste le rapport ­financier du groupe en 2019, l’homme originaire du nord de la France a également installé ses 5,1 ­milliards d’euros au bord du lac Léman.

Certains y ont même des contentieux avec le fisc suisse. Exilé depuis l’arrivée de François Mitterrand à l’Élysée en 1981 et la création de l’impôt sur la fortune (ISF), le propriétaire de l’entreprise de grossiste en vins Castel Frères a dû régler plusieurs centaines de millions de francs suisses pour avoir omis de déclarer une partie de ses revenus et de sa fortune pendant plusieurs années. Sa fortune est actuellement estimée à 13,4 milliards d’euros.

À la tête du groupe Altice et de ses milliards d’euros de dette, Patrick Drahi a lui aussi eu à faire avec le fisc genevois. Des affaires révélées notamment par les « Drahi Leaks », où il est question de fausse domiciliation et de doutes au sujet de son statut marital. En 2025, l’homme qui pèse tout de même 7 milliards d’euros a transféré sa fortune en Israël. D’autres grandes fortunes ont également plié bagage lors de l’arrivée de la gauche au pouvoir dans les années 1980, comme Martine Primat (2,6 milliards d’euros), propriétaire du domaine Primland, qui réside à Genève depuis 1981.

Bernard Arnault et François Pinault : l’art du conflit fiscal

Lui aussi avait quitté la mère patrie pendant l’époque mitterrandienne, Bernard Arnault n’en est pas à son coup d’essai en termes d’exil fiscal. En 2012, lorsque François Hollande est élu président de la République et prévoit d’instaurer une taxe de 75 % sur les très hauts revenus, le magnat du luxe menace de quitter l’Hexagone. Il achète alors une propriété dans la très huppée Uccle, en banlieue de Bruxelles. Il y paie des impôts locaux et prévoit d’y installer sa résidence fiscale, chose à laquelle il renoncera finalement en 2013.

Mais, en 2018, un documentaire diffusé par France 3 révèle un possible redressement fiscal en France de 1 milliard d’euros pour fausse domiciliation. À ce jour, Bernard Arnault s’est acquitté d’une amende de 2,5 millions d’euros en Belgique pour mettre un terme à une enquête sur sa domiciliation, en affirmant qu’il a toujours été résident français mais en ne niant pas un possible redressement fiscal.

Lui avait plutôt choisi Londres pour poser ses valises. À la tête du groupe de luxe Kering, François Pinault a perdu son pari avec Bercy, selon des informations du média l’Informé datant de 2023. En effet, lorsque le milliardaire déménage en 2014, il décide de maintenir sa résidence fiscale en France pour payer ses impôts sur le revenu. Mais dès 2016, le fisc britannique interprète différemment la convention fiscale entre les deux pays et lui réclame à son tour des impôts.

Pour sortir de cet imbroglio, il affirme assurer sa fonction de directeur général depuis Londres et celle de président depuis Paris. Une pirouette inutile aux yeux du tribunal administratif français qui considère que les deux activités sont indissociables du siège français. Débouté en appel en avril 2024, François Pinault devrait s’acquitter d’un redressement d’une valeur de 11,5 millions d’euros.

Notre classement des exilés fiscaux en intégralité

 

2

Bernard Arnault

LVMH

116,7 milliards d'euros

3

Alain Wertheimer

Chanel

95 milliards d'euros

3

Gérard Wertheimer

Chanel

95 milliards d'euros

8

Gérard Mulliez

Groupe Mulliez

25,9 milliards d'euros

9

François Pinault

Kering

15 milliards d'euros

 

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