Au travail à 14 ans : les ados, nouvelle armée de réserve du patronat américain (08/02/2024)
Au prétexte d’une pénurie de main-d’œuvre, une quinzaine d’États dirigés par les républicains ont voté des lois assouplissant les conditions d’emploi des jeunes âgés de 14 à 16 ans. Une façon de maintenir des salaires bas inspirée par le patronat du Sud.
Diminution des impôts pour les plus aisés, stigmatisation de l’immigration, maintien du gel du salaire minimum fédéral (7,25 dollars de l’heure, inchangé depuis 2009), restriction du droit à l’avortement, négation des personnes transgenres, dénonciation du wokisme : on connaît les grandes lignes du programme que les républicains défendront, en novembre, lors de l’élection présidentielle.
Néolibéralisme et guerres culturelles : que des valeurs sûres du conservatisme américain. Mais viendra-t-il s’y ajouter un nouvel élément ? Du côté de certains think tanks comme des élus du Grand Old Party, on propose, comme le formule l’Alabama Policy Institute, de « supprimer les obstacles à l’autorisation de travail des mineurs ».
C’est ce que sont concrètement en train de mettre en œuvre de nombreux États – tous dirigés par des républicains. Seize d’entre eux ont voté des lois réduisant les barrières à l’emploi de jeunes âgés de moins de 16 ans.
Il ne s’agit évidemment pas de renvoyer des mômes de 10 ans dans les mines, le travail des enfants de moins de 14 ans demeurant interdit, selon les termes du Fair Labor Standards Act, voté en 1938, en plein New Deal, mais de considérer les jeunes âgés de 14 à 16 ans comme des adultes et donc des salariés à part entière.
« Faire face à la pénurie de main-d’œuvre »
En mars dernier, Sarah Huckabee Sanders, gouverneure de l’Arkansas et ancienne responsable presse de Donald Trump lorsque celui-ci était à la Maison-Blanche, a signé une loi qui supprime l’obligation faite aux services de l’État de vérifier l’âge des travailleurs de moins de 16 ans et de leur délivrer une autorisation.
La cérémonie officielle de signature de cette nouvelle législation a donné l’occasion d’une photo qui semblait tout droit sortie d’une œuvre dystopique : brandissant le texte paraphé, l’élue expose un sourire radieux tandis que trois enfants placés à côté d’elle – apparemment plus jeunes que 14 ans, tous blancs et habillés comme des adultes (cravate pour les deux garçons, chemisier fermé jusqu’au dernier bouton pour la jeune fille) – affichent un visage totalement fermé, voire apeuré.
En septembre, la Floride devenait le treizième État à supprimer des protections en 2023 : l’État dirigé par Ron DeSantis a supprimé toutes les « lignes directrices » sur les heures de travail que les employeurs peuvent accorder aux jeunes de 16 ou 17 ans, permettant ainsi aux adolescents de travailler un nombre illimité d’heures par jour ou par semaine, y compris les quarts de nuit les jours d’école.
« Le nombre de violations du travail des enfants a augmenté de près de 300 % depuis 2015, selon les données du ministère américain du Travail. »
Reid Maki, coordinateur de la Child Labor Coalition
Cette « vague » n’a évidemment rien de spontané : elle a été préparée par des groupes d’entreprises, comme la Fédération nationale des entreprises indépendantes, la chambre de commerce et l’Association nationale des restaurateurs, et appuyée, État par État, par des associations d’hôtellerie, d’hébergement et de tourisme, de l’industrie alimentaire ou encore des constructeurs de maisons.
L’argument brandi est à chaque fois le même : faire face à la pénurie de main-d’œuvre. Le pays est plutôt confronté, comme le note le site Truthout, « à une pénurie d’employeurs offrant des salaires justes et raisonnables ». Le salaire minimum fédéral – à 7,25 dollars de l’heure – n’a pas bougé d’un iota depuis 2009. Selon l’Economic Policy Institute, sa valeur relative est au plus bas depuis soixante-six ans.
Le Sud, entre antisyndicalisme et dumping social
Dans de nombreux États, le Fight for 15, la mobilisation syndicale et associative pour doubler le montant du salaire minimum fédéral, a remporté de retentissantes victoires. Désormais, plus du tiers des salariés du pays vivent dans des États dont le « Smic » est compris entre 14 et 16 dollars de l’heure.
Ce mouvement qui fait tache d’huile depuis 2012 a rencontré une digue : le Sud, bastion des lois dites « right to work » – qui affaiblissent le syndicalisme et favorisent le dumping social –, est également la principale base géographique du Parti républicain.
Ce sont sur ces mêmes terres que fleurissent les lois visant à faciliter le travail des mineurs. Pour résumer : afin de ne pas augmenter les salaires, certaines industries préfèrent constituer un nouveau réservoir de main-d’œuvre parmi des très jeunes travailleurs.
Mais cette frénésie législative cache peut-être un second objectif. « Les pressions visant à réduire les normes dans ce genre de contexte ressemblent beaucoup aux groupes de l’industrie qui espèrent légaliser les infractions qu’ils savent déjà commettre », estime Jennifer Sherer, directrice de l’initiative State Worker Power du think tank Economy Policy Institute, citée dans le quotidien britannique The Guardian.
C’est un fait : l’inflation des projets de loi arrivant sur les bureaux des élus locaux a accompagné celle des infractions à la loi. Selon Reid Maki, coordinateur de la Child Labor Coalition, « le nombre de violations du travail des enfants a augmenté de près de 300 % depuis 2015, selon les données du ministère américain du Travail ». En 2023, ce dernier – pourtant peu doté en moyens humains et financiers – a recensé 5 792 enfants travailleurs aux États-Unis.
McDonald’s épinglé pour avoir fait travailler des enfants de moins de 10 ans
« La semaine dernière, on a appris avec inquiétude que trois franchises McDonald’s basées dans le Kentucky employaient des enfants âgés d’à peine 10 ans dans 62 magasins situés dans quatre États différents. Certains de ces enfants travaillaient jusqu’à 2 heures du matin », relatait déjà en mai 2023 Sam Pizzigati, un journaliste social à la retraite associé au think tank progressiste Institute for Policy Studies.
Selon The Guardian, les entreprises qui ont violé la réglementation sociale l’an dernier comprennent des noms comme « McDonald’s, Chipotle, Chick-fil-A, Sonic, Dunkin’, Dave & Buster’s, Subway, Arby’s, Tropical Smoothie Cafe, Popeyes et Zaxby’s, Tyson Foods et Perdue Farms », soit des poids lourds de l’économie états-unienne qui peuvent se permettre le coût de l’amende unitaire : 15 138 dollars, soit à peine plus qu’une année de salaire au minimum fédéral.
Conclusion de Jeet Heer, chroniqueur au magazine progressiste The Nation : « Cette philosophie favorable aux employeurs n’est pas simplement le produit de législateurs du GOP à l’esprit dickensien, mais fait partie d’un effort concerté de la part d’entreprises cherchant à faire des économies et à maximiser leurs profits. »
Source Christophe Deroubaix, l'Humanité
18:27 | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : usa, travail | | del.icio.us | Imprimer | | Digg | Facebook | |