De janvier à mai 2017, Claire Audhuy a vécu à Hénin-Beaumont, une ville du Pas-de-Calais gouvernée par le Rassemblement National. Dans le spectacle né de cette expérience, elle relate le quotidien d’une gouvernance violente, des intimidations, fake news et de la censure. Stand-up drôle et grinçant, 120 jours à Hénin-Beaumont propose une étrange alchimie entre l’indignation et le rire devant l’absurde. Pour Rue89 Strasbourg, Claire Audhuy revient sur cette la genèse de ce spectacle.
Rue89 Strasbourg : Comment une artiste strasbourgeoise s’est retrouvée à Hénin-Beaumont, dans le nord de la France ?
Claire Audhuy : « Nous étions jeunes quand nous avons créé Rodéo d’âme. Nous sommes une association, comme la plupart des compagnies de théâtre. Notre spécificité c’est l’écriture du réel, et puis nous éditons. Ce sont des textes sur des sujets engagés et actuels. Ce n’est pas facile de trouver un éditeur qui vous suive quand on parle de la Shoah, du conflit israélo-palestinien, de l’Algérie, de la prison, même du Front National comme ici.
J’ai répondu à un appel à résidence, lancé notamment par l’agglomération d’Hénin-Carvin, et soutenu par plusieurs ministères dont celui de l’Éducation. Ils cherchaient un auteur pour quatre mois à Hénin-Beaumont, de janvier à mai 2017, c’est-à-dire pile pendant la période des élections présidentielles 2017. Et comme Hénin-Beaumont a été choisi comme le nouveau fief du Front National, c’est là que Marine Le Pen se met en scène.
Ce spectacle, c’est un récit d’expérience. On pourrait dire que c’est une conférence gesticulée. Ma particularité c’est de travailler en immersion, pour vivre, ressentir et partager le quotidien des gens. On peut rapprocher ça du théâtre documentaire. D’habitude nous ne sommes pas reconnus comme faisant de l’humour, nos sujets sont trop graves. Mais parfois nous cherchons le rire pour faire entendre une parole inaudible. Nous travaillons avec mon mari, le journaliste Baptiste Cogitore. Il crée des documents photos et vidéos. Les autres documents ce sont tous les entretiens que je mène, les rencontres que je fais et les paroles que je peux retranscrire.
Le cœur de votre spectacle c’est le Steevy Show, une parodie du conseil municipal présidé par Steeve Briois, maire d’Hénin-beaumont, député européen et vice-président du Rassemblement National. Qu’est-ce que ces réunions ont de si spectaculaires et de si drôle ?
Quand je suis allé à son conseil municipal… non, ce n’est pas un conseil municipal : c’est une arène de cirque ou un numéro de claquettes. Il est capable de couper les micros des opposants quand ça lui chante. Les élus de l’opposition ne peuvent pas terminer leurs propos. Et s’ils ont la malheureuse idée d’achever quand même leur phrase, pour défendre leur position, le public, qui a été chauffé au préalable, hurle « ta gueule la poissonnière ».
Quand Steeve Briois adresse la parole à Marine Tondelier (élue Europe Écologie Les Verts), il est capable de dire « vous êtes un roquet de l’espèce hystérique ». Quand on parle d’Eugène Binaisse, ancien maire d’Hénin-Beaumont, on pourrait l’appeler monsieur Binaisse, ou monsieur le conseiller municipal, mais on l’appelle « le vieux qui pue la pisse ». Là, c’était lors d’une réunion préalable du conseil municipal… Il y a des procès tout le temps, et ça coûte très cher à Hénin-Beaumont. Ils ont essayé de porter plainte contre moi, deux fois . La première fois, c’était avec le motif « artiste non-neutre ».
Et c’est un motif valable pour porter plainte ?
Non. Le procureur a classé sans suite évidemment. La deuxième fois où ils ont essayé c’était pour « détournement d‘argent public ».
Sur quels faits ?
Ah mais non, là vous posez déjà trop de questions. Ce fut bien sûr classé sans suite, mais qu’est-ce qui se passe dans l’esprit des gens à Hénin-Beaumont ? Les gens en entendent parler, ça finit même dans le journal. Dans La Voix du Nord, on lit que le Front National porte plainte contre Claire Audhuy pour détournement d’argent public. Les parents de mes élèves à Hénin-Beaumont venaient me voir pour m’en parler. Je devais leur expliquer, mais les gens se méfient, il n’y a pas de fumée sans feu, etc.
« Quelle est la différence entre Marine Tondelier et une bière ? »
En plein milieu du conseil municipal, Bruno Bilde, l’adjoint au maire, interrompt les discussions pour raconter une blague. « Quelle est la différence entre Marine Tondelier et une bière ? La bière elle au moins est sûre de faire 3% ».
Là, vous avez oublié de rire. Dans le Steevy Show on ne sait pas s’il faut rire ou non, mais on rit de l’absurdité. Tenez, une autre blague de Bruno Bilde sur Facebook : « À quoi sert La Voix du Nord ? À se torcher et à faire un bon feu ».
Le Steevy Show c’est le moment où je donne à entendre comment Steeve Briois et son équipe parlent des gens. On distribue au public un trombinoscope et vous devez deviner de qui on parle, un peu comme Questions pour un champion. J’ai plein de personnages et si vous devinez juste, j’offre des cadeaux tricolores !
Cela fait deux ans que ce spectacle tourne, et il a été vu par des habitants d’Hénin-Beaumont. Comment ont-il réagi ?
Il n’y a pas de malentendu avec les habitants de Hénin-Beaumont. Quand j’y vais c’est tellement chaleureux et tellement convivial, je n’arrive pas à répondre à toutes les invitations. Par contre, c’est aussi délicat pour les habitants d’apprécier mes spectacles. Il y a une dame qui est venue me voir en mars quand je suis retourné à Hénin-Beaumont, et elle m’a dit “Je suis courageuse vous avez vu, je suis venue. Les deux dernières fois que je suis venue vous voir je suis arrivé en voiture et je suis repartie à pied.” La première fois elle s’était fait crever les pneus et la deuxième fois casser le pare-brise. Quand vous allez à un spectacle de Claire Audhuy, ça peut vous arriver. C’est arrivé plusieurs fois. Là, ils montrent les dents.
J’aime jouer nos spectacles notamment devant des jeunes, des lycéens, des collégiens. Ils n’ont pas choisi d’être là, ils viennent en groupe, avec l’école par exemple. Ce ne sont pas des adultes déjà convaincus. J’aime aller à la rencontre de gens qui ne viennent pas juste se gargariser. Rodéo d’âme veut créer un débat et brasser les cartes, et qui plus est pour la jeunesse en train de se forger son horizon.
« À Hénin-Beaumont, il n’y a pas un seul Français de souche »
Hénin-Beaumont, c’est le bassin minier. Pour les mines, on a appelé de la main d’œuvre des quatre coins de l’Europe et même d’Afrique. C’est un melting-pot, il y a 29 langues qui sont parlées. Les gens d’Hénin-Beaumont, il n’y en a pas un qui n’a pas un grand-père ou arrière-grand-père qui vient d’un autre pays. Ça, c’est la réalité du bassin minier : un brassage culturel énorme. Là il y a déjà un premier malentendu. Comment dans l’équipe du FN des gens peuvent-ils voter en toute amnésie pour une “ville sans migrants” alors que leurs propres grands-parents sont arrivés en tant que migrants ?
Les électeurs sont issus de ce brassage culturel. Il n’y a pas de “Français de souche”. Qui a créé cette expression et pour souligner quoi ? C’est juste pour faire se sentir certains moins français que d’autres. Ça n’a pas d’autre signification.
C’est étonnant que dans un tel contexte vous ayez été en mesure de faire une résidence d’artiste dans cette ville.
C’est la communauté de communes qui a choisi de me proposer la résidence, et comme Hénin-Beaumont est la plus grande des treize communes c’est là que je suis allée. Donc Steeve Briois n’avait pas le pouvoir de s’y opposer et il a dû en faire une jaunisse. Quand je suis arrivé, rapidement, le FN a appelé pour m’empêcher de travailler avec les écoles, les médiathèques, le théâtre et toutes les structures municipales.
Ce n’est jamais direct. Mais les gens s’auto-censurent par peur de se faire crever les pneus de leur bagnole. Tout ça, on l’a vécu. C’est de l’intimidation, mais personne ne sait qui fait cela, évidemment.
De telles violences sont étonnantes. Au niveau des forces de l’ordre à Hénin-Beaumont, y a-t-il une accointance avec la municipalité ?
Ah mais c’est extraordinaire, énorme. Au conseil municipal, il y a Robocop : un policier municipal vient siéger en uniforme. Je n’ai jamais eu de contrôle de police dans ma vie, sauf à Hénin-Beaumont. Plusieurs fois par jour. Alors je disais « Vous venez de me contrôler il y a cinq minutes ! » Et le policier disait « refus d’obtempérer ! »
« Quand je colle des affiches, je ne m’attarde pas dans le secteur… »
Ils m’arrêtent dans la rue tous les dix mètres. Ce n’est pas illégal, mais abusif. Il a des jours où je ne pouvais plus marcher. Le jour des élections présidentielles, ils m’ont accusé de vouloir « entraver le bon déroulé du vote de Marine Le Pen » parce que j’étais dans la rue à ce moment-là. Ils sont extraordinaires, mais ils sont aussi méchants. Je me suis faite suivre, mon courrier a été volé… Quand je colle mes. affiches à Hénin-Beaumont, je ne m’attarde pas dans le secteur. Et elles sont arrachées dans les 15-20 minutes
Je voulais faire tourner ma pièce “Les Migrantes” à Hénin-Beaumont, ce n’était pas possible. J’ai offert mon livre à la médiathèque mais ils ne l’ont pas mis dans leurs rayonnages, ou bien des mois après sa parution… J’ai bien vu que les habitants n’allaient pas pouvoir connaitre cette pièce de théâtre documentaire où je donne la parole à huit femmes exilées. Avec un ami graphiste, j’ai sélectionné des extraits et j’ai en ai fait des affiches que j’ai collées sur les panneaux d’affichage libre. Et elles étaient arrachées immédiatement.
« Ma commune sans migrants »
En octobre 2016, quelques mois avant mon arrivé donc, Steeve Briois venait de se fendre d’un texte intitulé « Ma commune sans migrants ». Une charte qui a été adoptée par la Ville. Faites appel à vos souvenirs. Une ville sans ou un monde meilleur sans quelqu’un, ça vous évoque quoi ? C’est donc un texte adopté à 29 voix sur 35 et moi j’arrive avec ma pièce Les Migrantes dans une commune sans migrants…
Quelles sont les pouvoirs que donnent de ce texte ?
C’est une charte qui permet tout. Par exemple, il y avait une association caritative depuis vingt ans qui donnait des vêtements et repas aux nécessiteux. Ils avaient un petit local mis à disposition à Hénin-Beaumont, comme pour la plupart des associations. La municipalité les a convoqués parce qu’ils ont distribué des repas et des vêtements sans demander les cartes d’identité des gens, donc ils ont potentiellement aidé des migrants. La mairie a donc décidé d’estimer le coût de la location du local à 200€ par mois, et leur a exigé un paiement rétroactif de 40 000€ pour les 20 dernières années. Ils ont rendu les clés deux jours après. Voilà comment, sous couvert de cette charte, la mairie peut expulser des associations caritatives qui aident les plus nécessiteux. On s’en fout que ce soient des Français ou non, pour donner de la soupe et des pulls !
Comment la population réagit à ces décisions de la municipalité ?
La population était très chaleureuse. Mais comme partout ailleurs c’est une petite ville qui se vide, les gens ne votent pas plus qu’ailleurs. Et il y a un battage médiatique. Le journal municipal est un tract pour le FN. Quand il y a eu les résultats des législatives, ils ont donné les résultats. Il y a eu le résultat de Marine Tondelier et ils ont indiqué qu’elle était candidate « EELV / La voix du Nord ». C’est pour faire croire qu’il y a des accointances entre les politiques et les journaux. Ils disent que, je cite : « les socialopes sont tous les amis des merdias et des journalchiasses ». Tout est fake news sur fake news. Ils ont fait venir Sophie Fessard au conseil municipal.
Je ne la connais pas…
C’est normal. C’est une soi-disant victime de l’attentat de Nice. Elle arrive en fauteuil roulant au conseil municipal, alors on pleurniche parce qu’elle est rescapée. Et juste après on débat de faire armer ou non les policiers municipaux. Vous vous doutez bien que l’extrême-droite est pour. L’opposition s’insurge et dénonce une manipulation par les émotions. Pourquoi une victime de Nice vient à Hénin-Beaumont parler des armes ? Sophie Fessard dit “si les policiers municipaux avaient été armés je serais debout et mon mari ne serait pas mort”. Mais cette personne n’est pas victime et elle n’est pas paraplégique. La Voix du Nord l’a découvert une semaine après. C’est le niveau de fake news qu’il sont capables de faire.
La bonne blague des « poux marocains »
Un matin, dans la cour de l’école, il n’est pas encore 8h, je croise des mamans qui discutent de la meilleure façon d’éliminer les poux. L’une parle de shampoing, l’autre dit qu’il faut raser directement les cheveux. Et une troisième maman les alerte : “Ça va être beaucoup plus compliqué les filles. Cette année c’est les fameux poux marocains, ils sont beaucoup plus coriaces…”
Quand Nicolas Bay (député européen RN) parle des réfugiés il dit “les prétendus réfugiés”. La presse est sous pression, l’opposition est humiliée, l’information est manipulée, c’est ça la réalité. Alors oui, avec le Steevie Show je me marre, sauf que tout est documenté et sourcé.
Avec toutes ces pressions, ces quatre mois de résidence ont dû être éprouvants.
Je suis allé au collège pour travailler avec des élèves, puisque qu’il ne dépend pas de la municipalité. On a préparé une pièce, « Bienvenue à Hénin-Beaumont », pour donner la parole à des élèves primo-arrivants et des élèves français du collège. Il y a eu tellement de pression sur le proviseur, des menaces et des coups de fil, qu’il a fallu censurer des passages entiers du texte.
Et si l’intimidation ne suffit pas, il reste la pression judiciaire. Un maximum de procès qui coûtent un maximum de pognon à la Ville, c’est la réalité. Hénin-Beaumont s’en sort parce qu’il y a plein de dotations de l’État, du Département, etc. Et ça sert notamment à payer tous les procès qu’ils intentent. Moi j’ai un avocat maintenant, qui a vu la pièce, qui relit mes livres…
Ils ont envoyé une lettre au procureur en disant « Claire Audhuy nous suit, elle était présente à la commémoration de la journée de la Déportation, à la commémoration de la fin de la guerre d’Algérie ». Des journées publiques, il faut le rappeler. J’ai reçu une lettre retraçant mes déplacements, pour me faire comprendre qu’ils savent ce que je fais, où je vais, avec qui je travaille… Mais je savais qu’ils m’avaient suivie, j’avais juste à me retourner.
C’est un climat de désinformation et de manipulation assez stupéfiant. Comment expliquez-vous l’existence de tels débordements et abus ?
À Hénin-Beaumont, vous voyez exactement comment ça peut se passer si le Rassemblement National gouvernait en France : il n’y a plus de liberté de la presse, il y a de l’humiliation, de la censure, les artistes sont muselés, les livres ne circulent pas. Oui, il y a des panneaux d’affichage libres à Hénin-Beaumont mais en quinze minutes, tu te fais recouvrir. Et si tu veux enlever leurs affiches, tu te fous des bouts de verre dans les doigts car ils mélangent du verre dans leur colle.
Une revanche sur les communistes
C’est leur ville modèle, la France entière les regarde, Marine Le Pen y vient. Pour eux c’est un symbole. Ils ont pris cette terre aux communistes et aux socialistes. Ils n’ont rien à faire à Hénin-Beaumont. Cette terre est à gauche, ce sont des frères qui étaient dans la mine. Pour le RN c’est une super vengeance. Ils font peur à tout le monde, ils mentent, ils manipulent. L’opposition politique n’en peut plus d’insultes et de diffamations.
Dans notre texte, il y a aussi tous les témoignages de primo-arrivants qui vivent à Hénin-Beaumont et ceux d’anciens mineurs. Avant le spectacle, je m’amuse à accueillir les gens avec ma tenue du Steevy Show, en bleu marine et avec des accessoires tricolores. Les gens chantent, applaudissent, jouent le jeu, se lèvent. C’est drôle, mais il y a de la conscientisation politique dans ce spectacle. On dénonce le populisme et la manipulation. On les dérange parce qu’on raconte. »
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