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06/01/2021

La face cachée du business Moderna

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C’est l’histoire d’une start-up des biotechnologies dénuée de capacités de production propres qui a réussi à faire financer à 100 % par le public son vaccin révolutionnaire contre le nouveau coronavirus. Une percée scientifique indéniable dont elle conserve pourtant jalousement les droits. Comment Moderna a réussi à vendre une idée contre une pluie de milliards de dollars ? Comment procède-t-elle pour protéger sa manne, quitte à ne pas satisfaire la demande mondiale ? Notre enquête sur la société derrière le vaccin qui vient de recevoir une autorisation de l'Agence européenne du médicament et dont l'Union européenne a commandé 160 millions de doses (24 millions pour la France).

Une légende n’est jamais aussi belle que quand son propre héros la raconte. On pourrait en choisir d’autres, mais admettons que la scène inaugurale se déroule le 2 mars dernier à la Maison-Blanche, à Washington. Il y a là, autour de Donald Trump, le gratin de Big Pharma, rassemblé pour terrasser le Covid-19 en passe de devenir la pandémie mondiale que nous connaissons à présent. Un poil gris, visages graves, les grands patrons des mastodontes du secteur, qui ont largement externalisé leur recherche afin d’assouvir les appétits de leurs actionnaires, n’en mènent pas large et regimbent : un vaccin, ça prend un temps fou à développer quand même !

Un vaccin conçu en 42 jours

 
Puis un parfait inconnu, ou presque, avec un accent français à couper au couteau, prend la parole et chante à Trump l’air qu’il veut entendre. Il s’appelle Stéphane Bancel, il est le PDG de Moderna, une start-up spécialisée dans les biotechnologies. Lui, le vaccin, à cette date, il l’a déjà : il a été conçu en 42 jours à peine, à partir du code génétique du virus transmis au monde entier par les scientifiques chinois qui l’ont décrypté à Wuhan ; tout a été fait sur ordinateur, comme pour un algorithme, au fond, sans rien devoir manipuler en laboratoire.

« Les autres, ils me parlent d’années, et vous, vous me dites qu’en à peine quelques mois, vous serez prêts », grince le président américain. « C’est correct, oui », crâne ­Bancel. Avant qu’Anthony Fauci, le ponte de l’agence gouvernementale de lutte contre les épidémies et les maladies infectieuses (Niaid), partenaire attitré de Moderna pour ses essais cliniques, n’essaie de tempérer : « En quelques mois, vous n’aurez pas un vaccin, monsieur le président, on sera encore dans les essais, et au total, cela prendra entre un an et un an et demi… » Un rêve ou une promesse que les grincheux ne peuvent entamer : le monde et ses maîtres seront à vos pieds.

Tout a été payé par le contribuable américain

Depuis la création, en 2011, de la start-up qui n’a ni usine ni produit fini, Stéphane Bancel et ses acolytes chez Moderna n’ont jamais rien vendu qu’une prophétie : il est possible d’endiguer les épidémies par le biais d’une technologie révolutionnaire, celle de l’acide ribonucléique messager (ARNm, lire notre article sur ce procédé), développée depuis la fin des années 1990 dans les laboratoires universitaires américains, puis brevetée par des start-up comme la leur et leurs concurrents de BioNTech, associé à Pfizer, ou de CureVac sur le front du Covid-19. C’est largement grâce à ce simple discours que les chercheurs et les scientifiques rhabillés en hommes d’affaires ont réussi d’énormes levées de fonds ces dernières années – on parle de près de 3 milliards de dollars (2,5 milliards d’euros) en moins d’une dizaine d’années – et que, depuis le printemps, ils ont reçu 2,5 milliards de dollars (2,1 milliards d’euros) d’aides publiques directes de l’administration Trump.

Recherche et développement, essais cliniques, augmentation des capacités de production, distribution, logistique… Dans le parcours du mRNA-1273, le petit nom du vaccin Moderna, tout, mais strictement tout, a été payé rubis sur l’ongle par le contribuable américain. Ce que Stéphane Bancel ne manque d’ailleurs pas de répéter dans une forme de chantage aux Européens : « Le développement de ce vaccin a été 100 % financé par le gouvernement américain. Tous les essais ont été effectués aux États-Unis et nous n’avons pas reçu 1 euro de l’Europe. » L’affirmation péremptoire n’est d’ailleurs plus rigoureusement exacte car, cet automne, l’Union européenne a fini par précommander – les yeux fermés et sans rien exiger en retour, au diapason des autres grandes puissances capitalistes – à ­Moderna 160 millions de doses, 80 en achats fermes et 80 en option, pour un montant global qu’on peut estimer à 3,28 milliards d’euros…

Couper court à tout débat sur la mutualisation de son brevet

« Moderna peut bien se gargariser de prendre des risques, mais dans le cas du vaccin contre le Covid-19, tout est vraiment payé par la princesse, observe Patrick Durisch, expert en politique de santé globale et accès aux médicaments dans l’ONG suisse Public Eye. C’est vraiment un vaccin 100 % public, et pourtant, il ne faut pas l’oublier, c’est le plus cher de tout le marché et l’entreprise n’a pris strictement aucun engagement pour favoriser sa distribution universelle ! »

Comme les autres compétiteurs dans la course aux vaccins, après avoir multiplié tout au long de l’année les effets d’annonce sur ses capacités de production – entre 500 millions et 1 milliard de doses devaient être disponibles en 2021 –, Moderna révise depuis quelques jours drastiquement ses gages à la baisse : au premier trimestre de l’année prochaine, la start-up ne compte pas pouvoir livrer plus de 85 à 100 millions de vaccins pour les États-Unis, et 15 à 25 millions pour le reste du monde ! Derrière cette surestimation de ses capacités de production, se niche, à l’évidence, l’ambition de couper court à tout débat sur la mutualisation de son brevet, de ses savoir-faire et de ses procédés. Depuis des mois, la start-up américaine, qui, pour l’industrialisation de son vaccin, ne peut pas s’appuyer sur les capacités d’un groupe aussi puissant que Pfizer, transfère sa technologie en pièces détachées à une cascade de sous-traitants, mais pas question pour elle de se délester de son principal actif, ses droits de propriété intellectuelle, et de ses prérogatives lui permettant de choisir les clients prioritaires…

Dans les faits, c’est Lonza qui, sur deux sites de production, l’un aux États-Unis à Portsmouth, dans le New Hampshire, et l’autre en Suisse à Viège, dans le Valais, fabrique, dans le cadre d’un partenariat global, la précieuse substance active du vaccin Moderna. Sous-traitant industriel qui, pour échapper à la concurrence de la Chine et de l’Inde sur les principes pharmaceutiques chimiques, s’est spécialisé ces dernières années dans les biotechnologies, le groupe helvétique promet de « ne pas faire de marges inconsidérées, mais pas de pertes non plus » : en guise d’assurance tous risques, alors qu’aux États-Unis, la fabrication est entièrement couverte par les subventions, Moderna s’est engagé à ajouter 130 millions d’euros rien que pour les lignes de production en Suisse. Après sa fabrication, le sérum est ensuite envoyé pour sa préparation finale et son conditionnement chez d’autres façonniers, Rovi en Espagne et, on l’a appris ces dernières semaines, Recipharm en France (lire notre article sur cette usine). Signe sans doute que, pour l’heure, Moderna donne résolument la priorité à sa production pour le seul marché américain : fabriqué par un autre industriel, Corden Pharma, dans son usine de Chenôve (Côte-d’Or), l’excipient lipide qui doit encapsuler l’ARNm est, lui, envoyé outre-­Atlantique, sur un site du même groupe au Colorado.

La Suisse, premier pays au monde à avoir passé commande

Dans la frénésie qui s’est accrue depuis les annonces marketing, à la mi-­novembre, d’une efficacité de « 90 à 95 % » des premiers vaccins, les dirigeants des États occidentaux cherchent à prendre un peu de la lumière offerte par Moderna dans la nuit de la pandémie. Au besoin en faisant ruisseler un peu plus d’aides publiques dans sa chaîne industrielle… Comme le gouvernement français, qui annonce la « fabrication » du vaccin dans l’Hexagone, Pedro Sanchez, le premier ministre espagnol, dont l’équipe a négocié les achats à Moderna pour le compte de l’Union européenne, s’affiche dans l’usine madrilène qui mettra le produit en flacon. Mais sur le continent, ce sont les Suisses qui tiennent le haut du pavé : c’est dans la confédération que la start-up a implanté son antenne pour les marchés hors États-Unis, son principal partenaire industriel est sur place et les banquiers d’affaires de Genève la soutiennent depuis le début. « C’est assez typique de la discrétion dans le pays, assure Patrick Durisch. Neutres et inoffensifs, nous ne sommes qu’un prestataire, on ne se mêle pas de la répartition, mais c’est un peu de la comédie. » Une fausse modestie corroborée par Stéphane Bancel lui-même, alors que la Suisse, le premier pays au monde à avoir passé commande à Moderna dès début août, vient d’en doubler le montant : « Depuis notre fondation il y a dix ans, le pays a joué un rôle déterminant dans notre développement grâce au soutien de long terme des investisseurs suisses », salue-t-il.

Dans quelques jours aux États-Unis, et début janvier dans l’Union européenne, le vaccin de la start-up qui épata Trump sera vraisemblablement autorisé. En Bourse, son titre continuera son galop vers les sommets. Dans l’angle mort de la saga, comme pour ceux de ses concurrents directs, il restera juste à savoir quelle part infinitésimale de la population mondiale pourra y accéder.

Source L'Humanité Thomas Lemahieu

19:55 Publié dans Actualités, Connaissances, Economie, Planète, Société | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : vaccins, covid, moderna | |  del.icio.us |  Imprimer | | Digg! Digg |  Facebook | | Pin it!

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