17/06/2021
Exposition. Femmes peintres, peintres femmes
Il est des expériences édifiantes quand on les mène sur soi-même, comme de citer, allez, au moins dix femmes peintres de la Renaissance au début du XXe siècle. Tout bien compté, on y arrive. Ce n’est pas si mal, mais où sont les autres et d’où vient que le musée du Luxembourg, rien que pour la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe en expose trente cinq. Leurs noms sont restés dans le purgatoire des âmes oubliées, vouées aux ténèbres de la mémoire.
Alors allons-y, on connaît de cette époque Élisabeth-Louise Vigée-Le Brun, qui fut la peintre attitrée de Marie-Antoinette. On dit que la reine respectait tellement son talent qu’elle avait elle-même ramassé un pinceau qu’elle avait laissé tomber. À dire vrai, elle la servait bien en sachant habilement atténuer, comme dans son portrait en robe de mousseline (1783), un modèle de fraîcheur et de grâce, le menton un peu trop prononcé des Habsbourg, que l’on dirait aujourd’hui « en galoche »…
Portraitistes talentueuses
On connaît un peu aussi Marie-Guillemine Benoist, pour son admirable Portrait d’une femme noire (1800), au musée du Louvre. Il est remarquable non seulement parce que le hiératisme serein de la pose s’impose au spectateur, mais aussi parce qu’on a le sentiment que s’est installé entre la peintre et son modèle un dialogue de femmes.
En fait, les femmes peintres du XVIIIe siècle excellent dans le portrait. Un critique notera, à propos d’un salon un peu plus tardif en 1810, qu’on a pu remarquer ceux peints par mesdames Auzou, Benoît, Capet, Charpentier, Chaudet, Romance, Godefroy, Lorimier, etc. Un autre critique écrira un peu plus tard qu’en matière de portraits « la balance est en leur faveur ».
La grande peinture leur était refusée
Sans doute, mais il convient d’ajouter qu’elles n’avaient pas vraiment d’autre choix que celui d’exceller dans le genre. La grande peinture, pour l’essentiel la peinture d’histoire ou celle touchant aux grands sujets bibliques et mythologiques, leur était de fait refusée comme ne correspondant pas au caractère féminin, mais aussi parce que, à de très rares exceptions près, elles n’avaient pas accès aux études de nu, par exemple, assez nécessaires dès lors qu’il s’agissait de représenter des corps en bataille ou toute autre action.
Une grande toile d’Angélique Mongez (340 x 449 cm, 1806), intitulée Thésée et Pirithoüs purgeant la Terre des brigands, délivrant deux femmes des mains de leurs ravisseurs, avec chevaux et corps nus ou presque, fait figure d’exception, même si sont exposées également quelques scènes de genre regroupant de nombreux personnages pittoresques comme le Jeu de la main chaude, par Hortense Haudebourt-Lescot, aussi bien que quelques beaux paysages. Naples, vue du Pausilippe, par Louise-Joéphine Sarazon de Belmont, est une grande toile baignée de lumière…
Une robe de mousseline qui fait scandale
On comprend, quoi qu’il en soit, que la plupart d’entre elles se soient concentrées sur les enfants, les proches. Cela correspond aussi, dans les premières années du XIXe siècle à une quête de la bourgeoisie qui s’installe sur la scène de l’histoire en y cherchant son confort. C’en est un peu fini de la grande peinture de l’époque révolutionnaire et de la rigueur d’un David peignant le Serment des Horaces. « Que le pinceau, écrit alors l’auteur d’un Essai sur la dignité des arts, Pierre Jean-Baptiste Chaussard, se repose avec amour sur des scènes attendrissantes »...
On ne trouvera donc pas d’audaces dans le choix des sujets, mais plutôt dans leur traitement. La robe de mousseline évoquée plus haut, dont Vigée-Le Brun revêt la reine, fera scandale. Dans un autre registre, un autoportrait de Constance Mayer (vers 1801) nous interroge tant cette jolie femme semble accablée par un malheur qu’on ignore, peut-être sa relation tenue secrète avec le peintre Pierre-Paul Prud’hon, marié et père de nombreux enfants. On retient aussi le regard direct que nous adresse Marie-Gabrielle Capet, qui s’est représentée elle-même dans un grand tableau d’atelier où Adélaïde Labille-Guiard peint un portrait entourée de douze messieurs et d’une troisième femme. Nous sommes les témoins.
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07/03/2018
Algérie : Code de la famille, Code de l’infamie
Par Juliette Minces, Sociologue, anthropologue, écrivaine, ancienne Présidente de “Pluriel Algérie”, ancienne membre de Negar - association de soutien aux femmes d’Afghanistan - membre de l’ADRIC - Association de Développement et de Revalorisation de l’Interculturel pour la Citoyenneté - et d’Atalante-Vidéo.
Dans tout pays musulman, la Loi islamique, la Charia, aménagée ou non, est la source du droit. C’est à partir de ses prescriptions que sont régis les citoyens - ou les sujets - croyants ou incroyants. Les pays musulmans qui se veulent “modernes”, ont établi une constitution qui n’a, a priori, rien à envier à celles des pays non musulmans, a ceci près que l’Islam est partout proclamé religion d’Etat.
Là se situe le premier paradoxe : l’égalité en droit entre tous les citoyens, dans tous les domaines, y est affirmée, mais contredite par une religion d’Etat de cette nature, cette “égalité” se transforme, pour les femmes, en poudre aux yeux. Certes les Algériennes sont électrices et éligibles, certes elles peuvent occuper des postes de responsabilité, mais la promulgation et l’application d’un Code de la famille inspiré de la Charia - dont il n’est pas sans intérêt de rappeler qu’elle est elle-même directement puisée aux sources du Coran, et qu’elle a été rédigée sous les Abbassides, à Bagdad, alors capitale de l’islam, vers l’an 750 de notre ère, une vingtaine d’années après la mort du prophète Mohamed (732) - en fait d’emblée des citoyennes de seconde zone, dans la mesure où ce texte conserve les dispositions de la loi religieuse selon lesquelles les hommes ont prééminence sur les femmes, dans tout ce qui a trait au mariage, à la vie conjugale et à l’héritage.
Le Code de la Famille algérien, qui est l’un des plus injustes pour les femmes, a toute une histoire, celle des luttes pour le pouvoir, incessantes depuis l’indépendance, luttes au cours lesquelles les uns - ulémas, mais aussi dirigeants du FLN - jouant sur l’identité islamique irréductible de toute la population algérienne, n’entendaient faire aucune concession s’agissant surtout des femmes, s’opposaient aux autres - déjà en nette perte de vitesse -qui insistaient sur la nécessaire ouverture au monde moderne d’un pays où les femmes, qui avaient joué un rôle considérable dans la lutte armée, devaient être reconnues, y compris dans le domaine de la législation familiale.
Pour conforter sa position, le gouvernement algérien consentit donc aux compromis jugés nécessaires avec les éléments les plus traditionalistes et les plus réactionnaires de la société. Dès l’indépendance, à la grande surprise des militantes et de ceux qui, à l’étranger, avaient soutenu la lutte des Algériens, on sentit que, pour les femmes, le danger menaçait. Elles avaient été, pour la plupart, renvoyées dans leurs foyers, malgré les protestations de nombreuses militantes éduquées qui avaient placé beaucoup d’espoir dans l’Algérie nouvelle.
Certes, le principal ciment des militants du FLN avait été la religion, même si au sein du parti, bon nombre de dirigeants étaient des laïques. D’ailleurs, pour nous qui soutenions leur combat, un auteur comme Frantz Fanon avait servi de garant de l’évolution des mentalités, notamment celle des femmes et des jeunes : n’annonçait-il pas que la lutte armée en ferait des êtres libres et autonomes ?
Les dirigeants du FLN eux-mêmes laissaient entendre sur la scène diplomatique et auprès de leurs soutiens étrangers, que si la religion demeurait toujours aussi importante pour le peuple, elle n’interférerait pas dans le politique puisque l’objectif était de construire un Etat “socialiste” où religion et politique, sphère privée et sphère publique, seraient séparées.
Comme beaucoup d’Algériens et d’Algériennes, nous y avions cru ; en outre et malgré tout, l’enseignement des valeurs de la France républicaine, certes rarement respectées sur le terrain envers les “indigènes”, avaient ouvert des portes et offert, au moins à quelques-uns, ce qu’il possédait de mieux, en matière de droits et de liberté de l’individu : la laïcité. Tout cela, malgré les discriminations inhérentes à tout système colonial, qui faisaient des autochtones des citoyens de seconde zone, par le truchement d’un double collège où ils étaient évidemment minoritaires et désignés uniquement par leur appartenance religieuse.
Pendant une période de flottement longue de près de vingt ans, l’Algérie connut en quelque sorte un double système d’état civil, celui, laïque, qu’avait introduit la France et celui, religieux où le mariage devant un Cadi suffisait pour être valide. Mais c’était compter sans la pression des dignitaires religieux et des traditionalistes qui avaient, pendant la période combattante, mis à l’écart, sinon éliminé physiquement, les dirigeants les plus ouverts à la modernité et qui, une fois l’indépendance acquise, continuèrent à se manifester bruyamment, jusqu’à aujourd’hui.
La religion, comme partout dans le monde musulman, fut instrumentalisée, comme elle continue de l’être. Cependant, il fallait aussi compter sur la vigilance de femmes conscientes des problèmes de la société, particulièrement les jeunes et les anciennes combattantes, que le régime ne cessa pas de redouter.
Voilà qui explique pourquoi ce Code du Statut Personnel fut promulgué en toute discrétion en 1984, après que divers avant-projets eussent été retirés sous la très forte pression de groupes de femmes qui en avaient pris connaissance, malgré les précautions des législateurs.
Le jeu de mots, hélas, est presque trop facile : ce Code, les Algériennes l’appellent le Code de l’Infamie.
Il dispose qu’une femme, même majeure, ne peut se marier sans tuteur matrimonial. Autrement dit, selon la loi musulmane, une femme est une mineure à vie. A l’inverse des hommes, il lui est interdit d’épouser un non musulman. Dans la logique de l’Islam, c’est parfaitement normal : l’enfant appartenant au père, il ne pourrait entrer dans la Communauté des Croyants, à moins de se convertir ou à moins que son père n’ait consenti à le faire préalablement au mariage.
Le consentement de l’épouse est obligatoire mais son silence vaut acquiescement, ce qui permet les mariages forcés, souvent “arrangés” entre parents. En effet, le mariage, bien qu’il ne soit pas à proprement parler un sacrement à l’inverse du mariage chrétien, est cependant un événement traditionnel très important dans la vie des deux familles concernées. L’objectif en est l’alliance, renforcée par l’apport d’une dot par le fiancé, entre deux familles par le truchement de leurs enfants.
D’une façon générale, les parents cherchent parmi leurs alliés, de préférence naguère les cousins ou même les oncles, le parti qui serait le plus commode et acceptable par leur fille. Comme le disent de nombreuses jeunes filles qui acceptent un tel mariage, “j’ai confiance, mes parents veulent mon bien”. Mais celles qui refusent l’union proposée se voient souvent obligées de se soumettre, sous la pression du milieu familial, en dépit des actions de résistance menées par les militantes féministes algériennes.
Le Code reconnaît la polygamie (même limitée à quatre épouses conjointement, comme le veut le Coran) ; la répudiation, qui est le droit unilatéral de l’époux de se séparer de son épouse, sans avoir à justifier de sa décision, et sans obligation de la prévenir officiellement ; l’inégalité dans l’héritage (la fille ne recevant que la moitié de la part à laquelle a droit son frère).
Les détails de ce Code sont importants à connaître car ils font la preuve de ce que les contraintes liées à l’inégalité entre hommes et femmes peuvent produire au quotidien.
Ainsi, si l’épouse répudiée ou divorcée peut se voir confier la garde des enfants elle ne peut en être la tutrice, même veuve : la tutelle ne revenant qu’au père, ou à un parent masculin - et musulman - des enfants. Si la mère obtient la garde, obligation lui est faite de vivre à une distance qui permette au père de rendre visite à ses enfants dans la journée. Les réalités de la vie quotidienne rendent d’ailleurs cette disposition quasi impraticable, compte tenu de la crise du logement qui, d’ailleurs, a jeté dans les rues femmes répudiées et enfants, sans abri et sans ressources, au point que le Chef de l’Etat, M. Abdelaziz Bouteflika et son gouvernement, ont été contraints, sous la pression de militantes courageuses et déterminées, de reconsidérer cette disposition et de décider que le domicile conjugal reviendrait à l’épouse et non plus au mari.
Le Code de la Famille stipule aussi que si l’épouse divorcée ou répudiée veut se remarier - dans la Loi islamique, rien ne l’en empêche, après une période de trois mois dits “d’attente” - elle ne peut le faire qu’avec un homme apparenté aux enfants si elle veut pouvoir les garder, sans quoi ceux-ci lui seront retirés et confiés à leurs grands-parents maternels, à la condition que ces derniers ne viennent pas s’installer sous le toit de leur fille.
Théoriquement l’épouse peut demander, elle aussi, le divorce, mais elle doit alors “racheter” sa liberté en restituant en partie le douaire versé par le mari au moment du mariage, chose rarement réalisable, dans la mesure où toute cette dot a généralement été dépensée par nécessité.
Dans le cas où le mari refuserait le divorce, elle doit, pour parvenir à l’obtenir, pouvoir prouver devant un juge religieux que son époux ne peut plus remplir sa fonction, pour une raison ou une autre (détention, absence prolongée, abandon du domicile conjugal, défaut d’entretien, maladie grave et transmissible, impuissance ou refus de rapports sexuels, choses souvent difficiles ou délicates à prouver). Ajoutons néanmoins que le divorce par consentement mutuel a tout de même fini par être formellement introduit en Algérie.
Ce Code du Statut Personnel, bien que légèrement amendé depuis peu, notamment à propos du logement de la femme séparée, montre clairement la nature du régime algérien et son conservatisme foncier, malgré tous les beaux discours dont il s’est fait une spécialité depuis toujours sur la scène internationale.
Point n’est besoin d’ajouter à cette description, qui en dit déjà long sur le statut des femmes en Algérie, les méfaits, les exactions, les crimes, le martyre qu’elles ont subi dans les années 90 de la part du parti islamiste radical, le FIS qui, à la suite de la confiscation par le pouvoir en place de sa victoire aux élections de 1991, entama par l’intermédiaire de son bras armé, le GIA, une lutte armée faite de massacres effroyables, souvent ciblés, de civils, parmi lesquels les femmes furent les premières victimes pour avoir refusé de se conformer aux diktats des islamistes radicaux, notamment le port du hidjab ou encore l’interdit de fait, pour une mère, de vivre seule avec ses enfants sans un parent masculin pour la “protéger”.
Intellectuels, journalistes, de préférence francophones, mais aussi musiciens, chanteurs, sportifs de haut niveau furent aussi des victimes de choix. Une terreur noire et pudibonde se répandit sur le pays, sous l’influence des Frères Musulmans, des Salafistes ou des Talibans, et dura près de dix ans, nourrie et attisée par la “contre-terreur” instaurée par les militaires et la police du régime, redoutant un affaiblissement de leur pouvoir. Car en même temps que le FIS et les GIA continuaient leurs exactions et leurs massacres, ils apportaient à la population en cas d’urgence et de nécessité - à la suite des tremblements de terre notamment - une aide immédiate et une logistique bien rôdée, palliant l’incurie de pouvoirs publics absents, incapables ou corrompus.
Prises entre l’Etat algérien et les islamistes radicaux qui les massacraient ou les enlevaient pour en faire des objets de jouissance, les femmes algériennes ont eu le courage de manifester maintes fois pour la paix civile et la reconnaissance de leurs droits, de prendre la parole, rassemblant de grandes foules dans les rues. Elles continuent à se battre contre le chômage endémique qui les frappe de plein fouet et pour l’instruction de leurs enfants, de leurs filles tout particulièrement.
Mais tant que la corruption, le népotisme, l’autoritarisme des cercles du pouvoir et des nantis prévaudront, tant que la misère de la majorité de la population poussera des jeunes sans cesse plus nombreux à chercher un salut aléatoire dans l’émigration, tant que l’idéologie islamiste radicale n’aura pas été éradiquée et que l’appareil d’Etat continuera à démissionner de ses fonctions auprès des populations les plus démunies, les femmes, malgré leur courage et leur abnégation, demeureront les premières victimes de ce désastre humain et social. Grâce à elles, pourtant, la vie continue, les enfants étudient, y compris les filles, qu’elles ont continué à envoyer à l’école et à instruire malgré tous les dangers, durant la noire décennie écoulée, dont les séquelles sont encore présentes et dont les plaies ne sont pas refermées, quoi qu’en dise - ou quoi qu’en taise - le régime algérien.
Résumé
Au lendemain de l’Indépendance, les femmes algériennes qui avaient pris une part prépondérante et exemplaire aux combats de la libération du pays, ont dû rapidement déchanter. Le “Code du Statut Personnel” confirme, malgré quelques nuances, le conservatisme foncier du régime, en dépit de tous les beaux discours dont il s’est fait une spécialité depuis toujours sur la scène internationale.Sources Cairn.info
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24/10/2016
Chahla Chafiq : « Les intégristes sont obsédés par le corps des femmes »
Entretien réalisé par Mina Kaci, L'Humanité
Chahla Chafiq, sociologue, interroge l’islamisme sous l’angle du rapport entre le religieux, le politique, le sexe et le genre. Dès qu’une femme se voile, dit-elle, ce geste banalise un signe sexuel et symbolise une féminité soumise au regard de l’homme. La condition des femmes questionne radicalement le système social et politique, défend-elle.
Quelle est la signification du voile islamique ?
Chahla Chafiq La philosophie du voile, qui existe en islam comme dans le judaïsme et le christianisme, consiste à dérober les femmes aux regards illicites des hommes. Une analyse approfondie démontre qu’il est révélateur de la situation sociale et politique de la société concernée. Dès l’instant où la religion quitte le domaine de la spiritualité pour devenir la loi qui gère la vie collective et individuelle, la foi entre dans un processus d’idéologisation. Le voile devient la bannière du projet politique islamiste. Opérée depuis les années 1970 dans de nombreux pays, la réislamisation idéologique est systématiquement liée au développement des islamistes. C’est le cas de l’Égypte, l’Iran, l’Algérie, la Tunisie ou encore du Maroc. À partir du vide politique créé par la dictature et la défaite des mouvements humanistes, l’islam politique propose son idéologie comme une offre alternative. Pour infléchir les lois et règles sécularisées, puis installer sa société islamique idéale, il passe, soit par la voie des armes, soit par celle des urnes.
Quel lien peut-il y avoir entre le développement du voile et la situation sociale et politique d’un pays ?
Chahla Chafiq Ne faut-il pas d’abord se demander pourquoi l’imposition sacrée du voile ne concerne que les femmes ? Avec cette question, on entre dans la dimension sexuée du sujet. Quand l’islam devient charia, il préconise une séparation sexuée. C’est flagrant dans le Code islamique de la famille qui renforce la hiérarchisation des droits et des devoirs. L’homme, père, mari, étant le chef, la femme, aimée en tant que fille, épouse et mère, se doit de lui obéir sous prétexte de l’intérêt de la famille. C’est d’ailleurs le cas de l’ensemble des lois religieuses. Elles épousent toutes le système patriarcal qui convient parfaitement à l’autoritarisme. C’est pourquoi, dans certains pays, en dépit de constitutions prônant l’égalité, le principe est bafoué dès qu’il s’agit de la famille. Voté en 1984 en Algérie, le Code de la famille a été négocié avec les islamistes. Le gouvernement a intégré les éléments idéologico-religieux dans le Code de la famille pour préserver son propre régime. L’inclusion de l’identité religieuse dans l’identité nationale a toujours aidé les pouvoirs autoritaires à refuser les droits démocratiques des peuples. Les dictatures ont joué avec les islamistes et avec la religion. Un jeu à double tranchant puisqu’il a permis aux islamistes de se développer jusqu’à leur prendre le pouvoir.
Pourquoi le voile est-il l’emblème du projet politique des islamistes ?
Chahla Chafiq Ils le propagent comme un repère identitaire et le proposent soi-disant pour le respect de la dignité des femmes. Protégées et aimées, elles sont, selon eux, complémentaires des hommes. L’égalité est rejetée, car supposée « occidentale » et non conforme à la « culture musulmane », alors que ce principe est universel et universalisable. Les islamistes confondent sciemment liberté sexuelle, prostitution et pornographie. Ils vantent leur conception de la famille comme garante de la sécurité des femmes, à condition qu’elles se soumettent aux normes et lois dictées au nom de Dieu. Cette perspective peut faire sens auprès des musulmans en quête de repères dans un monde en crise. Les islamistes réhabilitent les valeurs sexistes et sexuelles pour leur offrir un cadre identitaire « sécurisant » et « valorisant ». Cette offre idéologique peut prospérer là où le vide social, culturel et politique se creuse, dans un pays dit islamique mais aussi au-delà, comme en France.
Le voile islamique n’est donc pas qu’un simple vêtement ?
Chahla Chafiq Diverses raisons peuvent expliquer qu’une femme se voile. Mais ce geste banalise un signe sexuel et symbolise une féminité soumise au regard de l’homme. Le corps des femmes est ainsi marqué, comme objet de la convoitise sexuelle. Cela va avec la diabolisation de la libération des femmes, présentée dans la propagande islamiste comme source de dépravation des mœurs et de dislocation des familles. L’islamisme labélise la libération des femmes comme le fruit de l’« Occident impie » et transforme le voile en un rempart contre ses prétendus dangers.
De nombreuses femmes le portent par choix…
Chahla Chafiq La question est bien évidemment différente selon qu’on le porte par choix ou par contrainte. Derrière chaque voile, on ne trouve pas une femme islamiste. Mais le dialogue ne doit pas s’arrêter à la question du choix. Au contraire, il doit continuer en explorant la trajectoire de la personne concernée, l’ambiance dans laquelle elle vit et l’évolution sociale et politique de son environnement. Certains sociologues et intellectuels estiment que le libre choix clôt le sujet. Or, le choix du voile n’est pas équivalent au choix d’un rouge à lèvres. On impose aux femmes, au nom du dieu, un rapport sexiste avec leur propre corps. Celui-ci devient un lieu de péché et de tentation. Dans le même mouvement, les hommes apparaissent comme porteurs d’une virilité non maîtrisable. Tout cela conduit à bannir la mixité comme dangereuse. Les rapports de sexe s’en trouvent aussi diabolisés. Quelles en sont les conséquences en termes d’égalité de sexe et de liberté des femmes ? C’est à cette interrogation que l’on doit répondre.
Pourquoi les islamistes s’intéressent-ils tant au corps des femmes ?
Chahla Chafiq La double image de la femme, celle de la putain et de la mère, persiste dans la culture patriarcale de manière générale. La mère est aimée, protégée dans le cadre familial. La femme libre est identifiée à la putain et la liberté sexuelle est confondue avec la prostitution. Le fait qu’une femme maîtrise son corps a été mal vu dans toutes les cultures patriarcales. Les islamistes propagent cette confusion pour imposer leur ordre régressif dans lequel chacun et chacune a une place prédéterminée par le Tout-Puissant. Ce qui permet d’instaurer un ordre total et totalitaire au nom du divin. La hiérarchisation des sexes offre à l’islamisme la colonne vertébrale d’un ordre fondé sur l’obéissance.
Tous les intégrismes religieux adoptent la même attitude envers le corps des femmes, non ?
Chahla Chafiq Effectivement. Nous retrouvons cette ligne chez tous les extrémistes religieux. Ce fameux « ordre moral » est au centre des projets des mouvements néoconservateurs qui s’appuient sur l’idéologisation religieuse. Le sexisme et l’homophobie sont les éléments fondateurs de leurs idéologies. Leur rejet de la liberté des femmes, des droits des homosexuels s’explique par le désordre que créent ces acquis au regard de l’ordre régressif qu’ils veulent instaurer. Tous diabolisent le corps des femmes et leur refusent la liberté sexuelle. Nous assistons par exemple à une contre-offensive sur le droit à l’avortement dans divers pays. La France a eu une histoire tumultueuse avec l’Église, qui a abouti à la laïcité. Celle-ci a soutenu la possibilité de revendiquer des droits égaux dans la famille. Et beaucoup de catholiques, des deux sexes, en ont été soulagés. Quant aux intégristes juifs, on retrouve chez eux le même refus obsessionnel de la mixité hommes-femmes. On se souvient du scandale provoqué, en Israël, par la revendication de séparer les femmes et les hommes dans les bus.
Pourquoi les islamistes ne parlent plus de peuple, mais d’oumma, cette communauté des croyants ?
Chahla Chafiq Ils ont idéologisé certains concepts religieux, comme celui de l’oumma, qui devient une communauté homogène devant remplacer la notion de « peuple ». C’est une des bases de leur stratégie pour instaurer un régime politique islamiste. Dans ce modèle, le pouvoir affirme sa force au nom de l’autorité divine et soumet les membres de la communauté à un ordre venant de l’au-delà. Dans la citoyenneté démocratique, le peuple est perçu comme une assemblée d’individus libres et égaux, alors que l’oumma islamiste est conçue comme une communauté unie socialement et politiquement par et dans l’islam. Les islamistes s’autoproclament représentants de Dieu sur terre.
Les femmes sont-elles l’avenir de cette oumma ?
Chahla Chafiq Non, elles n’en sont pas l’avenir, mais les gardiennes. Toutes les cultures patriarcales comptent sur les femmes pour perpétuer les traditions au sein du foyer. Ce sont elles qui éduquent les enfants. C’est une immense responsabilité puisque la famille est la cellule de base de l’oumma. C’est commun à l’ensemble des intégristes, la preuve avec la Manif pour tous, où, d’ailleurs, tous y défilent la main dans la main, sans complexe.
Y a-t-il un renouvellement du discours islamiste à l’égard des femmes ?
Chahla Chafiq L’islamisme a en face de lui des femmes qui ont gagné leurs droits à faire des études ou à travailler. Certains courants de l’islamisme (qui est une idéologie pluritendance allant des libéraux aux radicaux) prennent en considération ce mouvement irréversible. Pour ces derniers, le port du voile ne rime pas forcément avec l’enfermement des femmes dans l’espace domestique ni avec leur exclusion des espaces publics et de la société, du savoir et du travail. Dans leurs propagandes, ils mettent en avant l’image d’une collectivité qui met les hommes et les femmes à l’abri des tentations malsaines pour qu’ils puissent agir conjointement en vue de construire une famille et une société selon les normes et lois islamiques. Dans cette optique, la propagande pour le voile se fait plutôt en le présentant, d’une part, comme un rempart contre le désordre sexuel et moral, et d’autre part, comme un moyen de restituer la dignité des femmes en les sortant de la position d’objet sexuel. Le voile devient aussi une condition licite d’accès des femmes musulmanes à l’espace public. D’où les inventions comme le burkini. Comme le disent Tariq Ramadan et ses adeptes : « Le voile est le passeport des femmes musulmanes pour devenir citoyennes. » Mais pourquoi devraient-elles se munir d’un passeport pour accéder à l’espace citoyen ? La réalité est que les femmes ont acquis des droits, et les islamistes essaient d’adapter leur stratégie à cette évolution majeure, ils veulent canaliser leur force dans le sens de leur projet.
Pourquoi le combat pour la liberté des femmes est-il si difficile ?
Chahla Chafiq Les féministes savent que l’émancipation ne peut se réaliser sans l’articulation de l’égalité des droits et de la liberté. Elles savent que sans cela les réformes obtenues se heurtent à des pesanteurs sociales et culturelles, car l’histoire des femmes est sujette à l’histoire des mentalités. La loi doit changer mais les mentalités aussi pour entrevoir l’émancipation. Le droit à l’avortement, par exemple, ne peut être vraiment acquis qu’accompagné d’une éducation conséquente sur l’égalité des sexes et sur les droits sexuels. La liberté individuelle est indispensable à l’avancée de cette éducation, d’autant qu’elle touche à des questions intimes, tels que le corps, la sexualité, l’érotisme et l’amour. Comment travailler sur ces sujets sans reconnaître la liberté comme une valeur commune ? La condition des femmes est en lien dialectique avec cette liberté, et celle-ci interroge le modèle social. Le changement de la condition des femmes questionne radicalement le système social et politique.
Chahla Chafiq est l’auteure d’un premier roman, Demande au Miroir, sorti en 2015 aux éditions l’Age d’homme (19 euros). Docteure en sociologie, elle a publié plusieurs essais sur l’islamisme aux Éditions du Félin et aux Presses universitaires de France (PUF), entre 1991 et 2011. Son dernier essai, Islam politique, sexe et genre (2016, PUF, 24,50 euros), a reçu le prix le Monde de la recherche universitaire. Exilée politique iranienne, elle vit en France depuis 1982. Elle figure parmi les rares spécialistes du monde dit musulman qui décortiquent l’histoire longue de l’islamisme en en montrant les contradictions.
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07/02/2015
Et si les femmes étaient l’avenir de l’Indonésie ?
Le nouveau président Jokowi entend développer l’archipel en s’attaquant à la pauvreté, qui touche 43 % de la population. Il marque des points auprès du mouvement féministe, qui l’encourage à s’appuyer sur les femmes, principales victimes de l’inégale répartition des richesses.
Djakarta (Indonésie), envoyée spéciale.Mina Kaci, L'Humanité
Et si le nouveau président misait sur les femmes pour sortir l’Indonésie, riche de 250 millions d’habitants, de la grande pauvreté? Élu en juillet et investi le 20 octobre dernier, Joko Widodo, dit Jokowi, semble parier sur elles. Ne vient-il pas de leur réserver huit places au sein du gouvernement? Huit sur trente-quatre, ce n’est certes pas la parité, mais avec les fauteuils stratégiques qu’elles occupent, le chef de l’État marque des points auprès des militantes féministes.
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