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03/11/2009

Marie NDiaye. Les oiseaux de la littérature

Marie-NDiaye.jpgLivres . Le refus de capituler des femmes, ultime refuge de l’humanité. Trois femmes puissantes, de Marie NDiaye. Éditions Gallimard, 318 pages, 19 euros, prix Goncourt 2009

Qu’est-ce que la puissance ? La question se pose d’emblée, dès les premières lignes de ces trois récits, où le sort de ces trois femmes expose une vulnérabilité sans exemple. Norah, Fanta, Khady Demba, sont, à des degrés divers, les victimes d’un acharnement du destin à leur retirer le peu de part de bonheur qu’elles ont pu effleurer.

Récits de femmes

Norah est avocate, vit en France depuis toujours. Elle se rend au Sénégal, à l’appel de son père, qui a abandonné sa femme française et ses filles pour rentrer au pays, avec Sony, son fils de cinq ans. Elle n’a vu son père qu’une fois depuis la séparation de la famille. C’était un homme brillant, élégant, propriétaire d’un village de vacances, un patriarche entouré d’une cour de satellites. Elle le retrouve presque ruiné, vieilli, seul. Le beau Sony, aux impressionnants diplômes anglais, est en prison. À elle de se débrouiller pour l’en sortir, tandis qu’en France son couple se délite et que sa fille s’éloigne d’elle.

Fanta est professeure dans un lycée convoité de Dakar. Elle enseigne la littérature aux fils de diplomates, de hauts fonctionnaires et d’entrepreneurs. On imagine ce que cela a pu coûter d’énergie à la petite vendeuse de cacahuètes qu’elle était. On la retrouve dans une petite ville de Gironde, sans travail, avec un mari français déchu de l’enseignement et un fils de deux ans. Accablée, elle assiste passivement à la dégringolade du brillant médiéviste qui n’arrive même pas à conserver un poste de vendeur de cuisines aménagées.

Khady Demba assure en quelque sorte le lien entre Norah et Fanta. On l’aperçoit chez le père de Norah, où elle est domestique. Plus tard, on apprend qu’elle est la cousine de Fanta. Khady est mariée avec un homme bon, mais l’enfant qu’ils désirent ne vient pas. Sa seule ressource est de trouver refuge dans sa belle-famille, où on la traite comme une bouche inutile, avant de la confier à un passeur qui doit la faire embarquer sur un bateau pour l’Europe, en un voyage où chaque étape est un pas de plus vers le dénuement.

La « puissance » évoquée par le titre impose de ne pas lire les trois récits qui composent ce roman comme une fresque de l’humiliation et de la capitulation. Si on se demande où elle se situe, c’est avant tout dans le refus de se reconnaître comme une victime. Ne pas s’avouer vaincue : par ce seul geste, Norah, Fanta et Khady retournent la situation et affichent leur souveraineté, chacune à sa manière. Norah, en colère contre son père, désemparée face à un milieu auquel elle n’appartient que par les gènes qu’elle porte mais dont elle se sent très éloignée, refuse d’abord de s’impliquer. Peu à peu, elle va accepter cette culture, ce pays, et la mission que lui a confiée son père : faire acquitter Sony. Fanta, même si elle y occupe une place centrale, n’est pas le personnage porteur du deuxième récit. C’est son mari, Rudy Descas, qui occupe le devant de la scène. L’histoire de la déchéance de cet homme doué, consciencieux, qui aimerait tant se vouer au bien, montre, en creux, comment Fanta peut sortir, et sort, de la résignation. Quant à la troisième femme, la veuve stérile dont personne ne veut, son obstination à se dire, dans les pires épreuves, « je suis Khady Demba », à réaffirmer en silence son identité comme trésor inaliénable impressionne par son caractère radical, par la pureté de ce cri intérieur face au malheur. On pense à l’affirmation pascalienne de la souveraineté de l’homme, surpassant l’univers qui l’écrase. C’est peut-être au nom de l’humanité tout entière que ces femmes refusent le malheur et redressent la tête.

Avant tout, c’est la faute des pères, pourtant, qu’elles expient. Le crime, même. Le vertige tranquille et aveugle de domination qui les y conduit se transmet en héritage aux fils : beaux, intelligents, élégants, ceux à qui l’avenir sourit, Sony, frère de Norah, Rudy, mari de Fanta, descendent aux enfers parce que, d’une manière ou d’une autre, consciemment ou non, volontairement ou non, ils endossent la violence des pères, et y entraînent à leur suite les femmes, soeurs ou épouses. Pas de rédemption pour eux écrite dans le livre du destin. Sauf peut-être, à passer par cette « puissance » dérisoire des femmes, dérisoire et infinie.

une fable réaliste

Méditation presque métaphysique sur cette capacité des femmes à trouver au fond du malheur de quoi sauver l’humanité, Trois femmes puissantes n’est pas une fable philosophique abstraite. Les récits que nous fait vivre Marie Ndiaye sont profondément, puissamment incarnés. Jamais elle n’avait offert au lecteur de texte si sobre et si réaliste, si proche de la matière, de la sensation. Maisons africaines vides ou surpeuplées, routes de l’exil, violence des parloirs ou des postes frontières, présence des corps pesants ou légers, tout est dit en quelques mots précis, efficaces. Parfois cependant, l’auteur des récits « magiques » reprend la parole. L’image quitte le sol, emporte le lecteur vers le rêve : juste quelques phrases qui trouent le quotidien et ouvrent l’espace du réel vers un ailleurs où la méditation trouverait son lieu. Comme le vieux marabout perché sur un flamboyant, la buse qui fond sur Rudy ou les corbeaux qui ponctuent l’ascension de Khady vers les barbelés des frontières de l’Europe, ces phrases sont les oiseaux qui, d’un récit à l’autre, nous disent que derrière les apparences, la littérature prend son vol, dans un des plus beaux romans que nous propose cette rentrée.

Alain Nicolas, pour l'Humanité du 09 octobre 2009

BIOGRAPHIE

Marie NDiaye, née à Pithiviers (France) le 4 juin 1967 d'un père d'origine sénégalaise et d'une mère française, est une femme de lettres française. Elle est la sœur de Pap Ndiaye, historien et maître de conférences à l'École des hautes études en sciences sociales et l'épouse de l'écrivain Jean-Yves Cendrey, avec lequel elle a écrit un ensemble de trois pièces de théâtre intitulé Puzzle en 2007.

Ayant à écrire vers l'âge de 12-13 ans, elle n'a que 18 ans lors de la publication de son premier ouvrage. Elle a obtenu une bourse qui lui a permis d'étudier pendant un an à la Villa Médicis à Rome.

Marie NDiaye a reçu le Prix Femina en 2001 avec son roman Rosie Carpe et sa pièce Papa doit manger figure au répertoire de la Comédie-Française.

Romans :

* Quant au riche avenir - Minuit, 1985 (ISBN 2-7073-1018-2)
* Comédie classique - P.O.L, 1988 (ISBN 2-86744-082-3)
* La femme changée en bûche - Minuit, 1989 (ISBN 2-7073-1285-1)
* En famille - Minuit, 1991 (ISBN 2-7073-1367-X)
* Un temps de saison - Minuit, 1994 (ISBN 2-7073-1474-9)
* La Sorcière - Minuit, 1996 (ISBN 2-7073-1569-9)
* La naufragée - Flohic, 1999 (ISBN 2842340620)
* Rosie Carpe - Minuit, Prix Femina 2001 (ISBN 2-7073-1740-3)
* Tous mes amis, nouvelles - Minuit, 2004 (ISBN 2-7073-1859-0)
* Autoportrait en vert - Mercure de France, 2005 (ISBN 2-7152-2481-8)
* Mon cœur a l'étroit - Gallimard, 2007 (ISBN 978-2-07-077457-9)

théâtre :

* Hilda - Minuit, 1999 (ISBN 2-7073-1661-X)
* Papa doit manger - Minuit, 2003 (ISBN 2-7073-1798-5)
* Rien d'humain - Les Solitaires Intempestifs, 2004 (ISBN 2-84681-095-8)
* Les serpents - Minuit, 2004 (ISBN 2-7073-1856-6)
* Providence - in Jean-Yves Cendrey et Marie NDiaye, Puzzle, Gallimard, 2007 (première édition : Comp'Act, 2001)
* (avec Jean-Yves Cendrey) Toute vérité - in Jean-Yves Cendrey et Marie NDiaye, Puzzle, Gallimard, 2007.

Romans jeunesse :

* La diablesse et son enfant, illustration Nadja - École des loisirs, 2000 (ISBN 2211056601)
* Les paradis de Prunelle, illustration Pierre Mornet - Albin Michel Jeunesse, 2003 (ISBN 2226140689)
* Le souhait, illustration Alice Charbin - École des loisirs, 2005 (ISBN 2211079628)

LA POLEMIQUE

Eric Raoult, maire UMP du Raincy et député de Seine-Saint-Denis, veut faire taire Marie Ndiaye. Dans une question écrite transmise au ministère de la Culture la semaine dernière, le député UMP réagit violemment à un entretien publié par Les Inrockuptibles au mois d'août et en appelle au « devoir de réserve dû aux lauréats du prix Goncourt » :

Bien sûr le droit de réserve invoqué par Eric Raoult est un fantasme qui n’existe pas. Ci-dessous se trouve le passage de l’entretien concerné.

Vous sentez-vous bien dans la France de Sarkozy ?

Je trouve cette France-là monstrueuse. Le fait que nous (avec son compagnon, l’écrivain Jean-Yves Cendrey, et leurs trois enfants – ndlr) ayons choisi de vivre à Berlin depuis deux ans est loin d’être étranger à ça. Nous sommes partis juste après les élections, en grande partie à cause de Sarkozy, même si j’ai bien conscience que dire ça peut paraître snob. Je trouve détestable cette atmosphère de flicage, de vulgarité… Besson, Hortefeux, tous ces gens-là, je les trouve monstrueux. Je me souviens d’une phrase de Marguerite Duras, qui est au fond un peu bête, mais que j’aime même si je ne la reprendrais pas à mon compte, elle avait dit : “La droite, c’est la mort.” Pour moi, ces gens-là, ils représentent une forme de mort, d’abêtissement de la réflexion, un refus d’une différence possible. Et même si Angela Merkel est une femme de droite, elle n’a rien à voir avec la droite de Sarkozy : elle a une morale que la droite française n’a plus.

14:08 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : marie ndiaye, prix concourt | |  del.icio.us |  Imprimer | | Digg! Digg |  Facebook | | Pin it!

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