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17/04/2020

Rien ne prouve que le coronavirus a été créé en laboratoire : les dessous des fake news sur le Covid-19

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Que savons-vous aujourd’hui de l’origine du Sars-Cov-2 ? Alors que des représentants américains pointent du doigt une possible fuite du virus d’un laboratoire de Wuhan, en Chine. 

Alors que le chef de la diplomatie américaine Mike Pompeo a déclaré le 15 avril sur Fox News : « mener une enquête exhaustive sur tout ce que nous pouvons apprendre sur la façon dont ce virus s’est propagé, a contaminé le monde et a provoqué une telle tragédie ». Sans parler d’une création humaine, il pointe du doigt une possible fuite du virus d’un laboratoire de Wuhan. Que savons-vous aujourd’hui de l’origine du Sars-Cov-2 ?

La pandémie de Covid-19 qui ébranle nos systèmes de santé, nos économies et bouleverse nos habitudes est également à l’origine de ce que le Dr. Sylvie Briand, Directrice du Département Pandémies et épidémies de l’Organisation mondiale de la santé, a qualifié judicieusement d’infodémie, la circulation virale de rumeurs et de fausses informations.

On peut retrouver sur le site Conspiracy Watch un florilège des théories les plus populaires à propos du Covid-19.

L’infodémie du Covid-19

Des journalistes, un ancien agent de renseignement, Dany Shoham, et de pseudo-experts, tels que l’ancien professeur de droit international Francis Boyle, ont évoqué avec sérieux la possibilité que le coronavirus SARS-CoV-2, à l’origine de l’épidémie de Covid-19, aurait été produit dans le laboratoire de biosécurité de niveau 4 (BL4) récemment construit dans la région du Wuhan, épicentre de l’épidémie en Chine.

Une autre théorie populaire chez certains suggère que le virus aurait été introduit par les juifs pour provoquer l’effondrement des marchés et pouvoir s’enrichir en réalisant des délits d’initiés. Enfin, il est également affirmé que le virus aurait été créé et breveté par l’Institut Pasteur. Ces théories sont devenues virales, au point que de récents sondages montrent que 23 % des Américains et 17 % Français sont convaincus que le nouveau coronavirus aurait été intentionnellement fabriqué en laboratoire.

La vague complotiste entourant l’épidémie de Covid-19 est également stimulée par quelques gouvernements, qui se livrent une véritable guerre de l’information en politisant à outrance l’épidémie. Le président américain Donald Trump a insisté sur l’origine chinoise du Covid-19 lors de son allocution du 11 mars 2020, le qualifiant de virus chinois. En réponse, l’un des porte-paroles du ministère chinois des Affaires étrangères a posté sur son compte Twitter un article censé démontrer que le SARS-CoV-2 était déjà présent en 2019 aux USA et aurait été amené en Chine par des soldats américains.

La propagation de fausses informations peut entraver la réponse aux vraies épidémies. Un décryptage des faits vérifiables à propos de l’épidémie de Covid-19 s’impose donc.

Que savons-nous des origines du Covid-19 ?

Les résultats de l’analyse du génome du SARS-CoV-2 sont claires. Sa séquence est à 96 % identique à celle du coronavirus RaTG13 isolé chez une chauve-souris collectée dans la province chinoise du Yunan. La séquence du domaine du récepteur présent à la surface du SARS-CoV-2 et permettant l’infection des cellules humaines (RBD, receptor binding domain) diverge cependant fortement de la séquence équivalente observée chez le RaTG13. La séquence du RBD du SARS-CoV-2 est par contre très proche, 99 %, de celle d’un coronavirus isolé chez le pangolin. Ce qui suggère que le SARS-CoV-2 serait le résultat de la recombinaison de deux virus. Ce mécanisme de recombinaison a déjà été décrit chez les coronavirus.

La comparaison des séquences de coronavirus présents en nature supporte donc une origine naturelle du SARS-CoV-2. De plus, le SARS-CoV-2 ne contient aucune trace d’une quelconque manipulation génétique d’origine humaine. Plus précisément, il ne contient pas de séquences résiduelles apparentées aux systèmes de vecteurs servants classiquement aux manipulations génétiques, ce qui suggère qu’il serait bien le produit d’un processus de sélection naturelle aléatoire.

Laboratoire BL4, manipulations génétiques : réalité et mythes

Il existe effectivement un laboratoire BL4 à Wuhan, le Wuhan National Biosafety Laboratory. Construit en partenariat avec la France, il a obtenu sa certification en 2017. Suite aux épidémies de SARS de 2002–2004 et de H1N1 de 2009, la Chine voulait améliorer sa capacité à lutter contre les épidémies. Il est principalement missionné pour effectuer des recherches sur Ebola, la fièvre hémorragique de Crimée-Congo et le SARS. Le seul accident documenté lié à un laboratoire travaillant sur les coronavirus en Chine est l’infection de 9 individus en avril 2004 par le virus SARS-CoV-1, responsable de l’épidémie de SARS de 2002–4. Il s’agissait de deux étudiants travaillant au National Institute of Virology Laboratory et de leurs proches.

Une trentaine de laboratoires BL4 sont recensés dans le monde. Leur fonctionnement a toujours été source de polémique et de suspicion. Certains de ces laboratoires étaient autrefois impliqués dans la fabrication d’armes biologiques. La signature de la Convention sur l’interdiction des armes biologiques de 1972, interdisant le développement, l’acquisition, le stockage et l’usage d’armes biologiques, a modifié leur finalité. Ces laboratoires sont à présent officiellement consacrés à la lutte contre les épidémies et les armes biologiques. Il a toutefois été démontré que certains États, dont l’ex Union soviétique, ont persisté, en dépit de la signature de cette convention, à financer des programmes de recherche, tel que Biopreparat, visant au développement d’armes biologiques.

Des accidents ont effectivement déjà été liés au fonctionnement de ces laboratoires BL4. Par exemple la catastrophe de Sverdlovsk en 1979, qui causa plusieurs dizaines de morts, liés à une dissémination accidentelle de spores de la bactérie Bacillus anthracis, responsable de la maladie du charbon. Les attaques terroristes à l’aide d’enveloppes contaminées au bacille du charbon en 2001 aux USA ont également été reliées à un microbiologiste, le docteur Bruce Ivins, travaillant dans un laboratoire BL4 de l’armée américaine. Ces laboratoires de haute sécurité constituent donc, à juste titre, un terreau extrêmement fertile au développement de théories complotistes.

Enfin, il est également vrai que d’anciens virus mortels ont été ressuscités en laboratoire, que de nouveaux virus sont créés par manipulation génétique à des fins de recherche et que certains virus ont déjà été disséminés dans la nature par des États. En 2005, le virus de la grippe espagnole de 1918 a été reconstruit par génie génétique et testé en laboratoire afin de mieux comprendre son exceptionnelle virulence. En 2012, le virus de la grippe H5N1 a été modifié en laboratoire afin de lui conférer la capacité d’infecter par voie aérienne le furet dans le but de comprendre comment ce virus pourrait muter pour infecter l’humain par cette voie. Le gouvernement australien a autorisé en 2017 la dissémination massive d’une souche de virus (appelée RHDV1 K5) de la maladie hémorragique du lapin afin de réduire les populations de lapins sauvages sur son territoire. Il est donc assez aisé, à partir de ces faits bien documentés, de générer une infinité de scénarios complotistes.

La théière de Russel et le Covid-19

Qu’y a-t-il de commun entre une théière céleste et les théories complotistes du Covid-19 ? Beaucoup plus qu’on ne pourrait le penser de prime abord.

Une théière serait en orbite autour du Soleil, plus précisément entre la Terre et la planète Mars. On ne peut démontrer que cette théière n’existe pas, il faudrait donc y croire. La métaphore de la théière céleste a été proposée par le philosophe Bertrand Russell pour contester l’idée que ce serait au sceptique de réfuter les bases invérifiables de la religion et pour affirmer que c’est plutôt au croyant de les prouver. La théière de Russel constitue la version cosmique du rasoir d’Ockham, également nommé principe de parcimonie ou de simplicité. Ce principe recommande d’éliminer d’un raisonnement les explications complexes d’un phénomène si des explications plus simples s’avèrent vraisemblables. Il reste un principe fondamental du raisonnement logique en Science. Il ne stipule nullement que l’explication la plus simple est forcément vraie, mais qu’elle doit cependant être considérée en premier.

Dans le cas du Covid-19, aucun fait vérifiable ne soutient l’hypothèse que le SARS-CoV-2 aurait été intentionnellement fabriqué en laboratoire. Les diverses théories complotistes ne sont supportées que par des corrélations, telles que l’existence d’un BL4 à Wuhan. Les séquences du RBD du virus pourraient, en théorie, résulter d’une adaptation du virus en laboratoire lors de culture sur des cellules humaines. Mais l’existence d’une séquence de RBD identique à 99 % chez un coronavirus infectant le pangolin supporte une hypothèse plus parcimonieuse : l’infection d’une chauve-souris ou d’un pangolin par deux coronavirus, qui auraient recombiné pour former un nouveau virus qui aurait ensuite infecté un humain ; le fameux patient zéro encore inconnu à l’origine de l’épidémie de Covid-19.

Les raisons évoquées pour expliquer l’adhésion d’un nombre croissant d’individus aux thèses complotistes sont multiples. Il est bien établi que la croissance exponentielle des connaissances scientifiques spécialisées a entraîné, paradoxalement, une augmentation simultanée de l’ignorance. Et la tendance lourde de ces dernières décennies de l’éducation à favoriser l’employabilité des étudiants plutôt que leur formation générale, en particulier dans le domaine scientifique, n’a pas aidé à rapprocher les citoyens de la science. Ni à leur permettre de développer un esprit critique.

Cette absence de culture scientifique cumulée avec l’effet Dunning-Kruger, un biais cognitif selon lequel les moins qualifiés dans un domaine surestiment leurs compétences, explique sans doute en partie la grande perméabilité du public aux théories complotistes présentant des aspects pseudo scientifiques. D’autre part, selon la théorie de l’identité sociale d’Henri Tajfel, le raisonnement logique et l’information pourraient en définitive être peu impliqués dans l’adhésion aux théories complotistes. Car adhérer à celles-ci permettrait de rejoindre un collectif et de se parer des qualités présumées de ce collectif qui s’oppose à d’autres collectifs supposés présenter de nombreux défauts. Il s’agirait donc d’une adhésion sociale et non d’une adhésion fondée sur le raisonnement.

Dans le cas précis du Covid-19, on peut aussi se demander si l’adhésion aux théories complotistes ne traduit pas en partie notre besoin viscéral de nous rassurer en inventant une explication simpliste aux phénomènes naturels qui nous terrifient. Quelle hypothèse est la plus insupportable ? Que des savants fous subventionnés par une puissance étrangère seraient à l’origine d’une épidémie capable d’ébranler nos sociétés modernes ? Ou que de nouvelles épidémies émergent naturellement suite à l’invasion et à la destruction des écosystèmes ? Dans le premier cas, il serait facile de mettre fin au cauchemar. Dans le second, c’est notre mode de vie et notre système économique qui doivent impérativement changer.

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Article publié dans Sud Ouest

15:34 Publié dans Actualités, Connaissances, Planète, Point de vue | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : covid, chine | |  del.icio.us |  Imprimer | | Digg! Digg |  Facebook | | Pin it!

14/02/2014

A Touch of Sin. Jia Zhang-ke "Les dialectes sont une réalité de la diversité de la Chine"

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La violence et sa source A Touch of Sin, de Jia Zhang-ke, Chine. 2 h 9. Le titre original appelle le film le Choix du ciel, tellement plus beau que A Touch of Sin. Ce prix du scénario à Cannes est un film magnifique. Entretien avec Jia Zhang-ke.

Unité de temps mais pas de lieu. Quatre personnages et autant de provinces mais un seul et même reflet de la Chine contemporaine, celui d’une société au développement économique brutal peu à peu gangrenée par la violence. Pas de nuit câline ici, mais le portrait désabusé quoique impressionnant d’une société déboussolée, perdue entre campagnes et migration urbaine, au travers des portraits d’un mineur exaspéré, d’un travailleur migrant, d’une hôtesse d’accueil dans un sauna et d’un salarié en perte de qualification. Du Jia Zhang-ke au meilleur de sa forme, primé par le jury cannois 
au titre du scénario.

Votre film raconte quatre histoires, toutes situées en divers endroits de la Chine. Mais comment identifier les lieux ?

Jia Zhang-ke. Pour vous aider à identifier les lieux, il faut comprendre que la première histoire, celle de Dahai, jouée par la comédienne Jiang Wu, se passe dans le Shanxi, la région où je suis né, située dans la Chine du nord-est (Shanxi veut dire « à l’ouest de la montagne » et fait référence aux montagnes Taihang). La capitale provinciale en est Taiyuan et il s’agit d’une grande province agricole. L’histoire suivante se déroule dans la ville de Chongqing, au sud-ouest du pays, au bord du fleuve Bleu, près du barrage des Trois-Gorges. C’est une ville construite dans les années 1990, entre autres pour recueillir les personnes déplacées à cause de la construction du barrage, pour devenir un pôle économique majeur de la Chine intérieure, dans le Sichuan, qui comporte dix-huit millions d’habitants dont huit dans la zone urbaine, la surface de la commune étant égale à celle de l’Autriche. L’histoire suivante nous emmène dans le Hubei, donc la province aux mille lacs, province dont le chef-lieu est Wuhan, au nord du lac Dongting. C’est là que fut fondée la première République de Chine, en 1912, sur ce qui fut un comptoir français du temps de la colonisation. Quant à la dernière histoire, elle a pour décor Dongguan, huit millions d’habitants qui vivent dans le delta de la rivière des Perles, une ville de la province du Guangdong sise sur la côte du sud-est dans ce que nous appelons « la zone économique spéciale », passage obligé entre Canton et Hong Kong. Ajoutons que j’ai tenu à mettre en avant les différences, même si tout est unifié, y compris les différences dans les parlers employés, ce que vous ne pourrez pas discerner dans les sous-titres, y compris par exemple à Dongguan, où l’on entend le dialecte local qui est une variante du cantonais. J’ai ainsi voulu, en balayant le territoire chinois, me rapprocher de ces panoramas comme en a connu la peinture de paysages traditionnelle. Tel a été mon vœu, vous faire comprendre à travers ces quatre paysages ce qu’on peut considérer comme une représentation d’ensemble de la Chine. Voici pourquoi il ne faut pas être obnubilé par les détails dont j’ai conscience qu’ils vous échapperont obligatoirement.

Quatre films en un. Pourquoi quatre plutôt que trois ou cinq ?

Jia Zhang-ke. Les quatre histoires sont issues de faits divers chinois particulièrement dramatiques s’étant réellement déroulés et qui représentent quatre facettes de la violence. Dans la première histoire, je montre combien la violence d’un individu est soumise à la pression sociale, dans la deuxième ce qui se passe dans la tête d’un villageois reculé, soit comment le mal-être débouche sur la violence, la troisième nous montre le moment précis du passage à l’acte, soit la tentative de retrouver sa dignité, la quatrième histoire est vraiment différente des trois autres puisqu’il s’agit du choix de s’autodétruire. J’avais vraiment besoin des quatre histoires et il n’y en a pas de cinquième que je voulais raconter, ne serait-ce que parce qu’il fallait le temps de développer chacun de ces récits et que je voulais rester dans le cadre d’un long métrage.

Une de ces histoires vous est-elle plus proche ou en avez-vous une préférée ?

Jia Zhang-ke. Pour moi, je me suis davantage identifié à la quatrième, qui reflète quelque chose. Je m’y suis confronté à la mondialisation, à la migration de la campagne vers les villes. C’est actuel et c’est ce qui m’attache.

D’où cette importance attachée au son, aux dialectes ?

Jia Zhang-ke. Pour moi, c’est très important, même si le public local ne le saisit pas. Les quatre langues sont très différentes. Le dialecte distingue seul l’identité des Chinois et c’est pour cela que j’y ai tenu même si, en Chine, le public ne comprend pas les dialectes, cela participe des réalités de la diversité de la Chine.

Et vous-même, vous comprenez tout ?

Jia Zhang-ke. J’en comprends deux et, pour le reste, je fais confiance au langage des acteurs, comme si j’avais besoin d’un temps de réaction.

La réaction risque-t-elle d’être la même pour tous les Chinois, je veux dire y compris ceux de Taïwan, de Hong Kong et de Macao ?

Jia Zhang-ke. Il y aura un accueil différent dans le sens, même si les histoires s’adressent à tous les publics. Pourtant, la différence viendra de la lecture portée sur la société du continent.

Vous avez obtenu à Cannes le prix du scénario. Est-ce pour vous le prix approprié, au moins en ce qui concerne les prix catégoriels ?

Jia Zhang-ke. Je ne me suis pas posé la question. Avoir un prix est une reconnaissance, quel que soit le prix, mais je suis d’accord avec celui du scénario.

Entretien réalisé par Jean Roy

09/10/2013

Domenico Losurdo « Le libéralisme, ennemi le plus acharné du droit à vivre à l’abri »

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« En tant que communiste, 
mais pas seulement, en tant que philosophe 
et historien, je vais combattre, continuer 
à combattre l’idéologie dominante. Parce que l’idéologie dominante, c’est une manipulation de l’histoire qui est un obstacle au processus d’émancipation. Et de l’autre côté, nous devons repenser le processus d’émancipation » lançait Domenico Losurdo, en 2007, au village du livre de la Fête de l’Humanité, invité pour la première fois par la Fondation Gabriel-Péri.

Professeur à l’université d’Urbino, en Italie, Domenico Losurdo est spécialiste des philosophes Hegel, auquel il consacre deux livres traduits en français (Hegel et les libéraux, PUF, Paris, 1992 et Hegel et la catastrophe allemande, Albin Michel, Paris, 1994), et Gramsci (Gramsci. Du libéralisme au communisme critique, Syllepse, Paris, 2006). Losurdo n’est pas un intellectuel médiatique mais un intellectuel fondamental pour penser le libéralisme, le communisme et son combat émancipateur.

Après s’être consacré à l’histoire politique de la philosophie classique allemande de Kant à Marx en passant par Heidegger et Nietzsche, il a ensuite travaillé sur l’histoire politique du libéralisme (Contre-histoire 
du libéralisme, la Découverte. 2013). Il a aussi, notamment, écrit (ouvrages parus en français) le Révisionnisme 
en histoire (Albin Michel, Paris, 2006), le Péché originel 
du XXe siècle (Aden, 2007), 
Fuir l’Histoire (Éditions Delga et Le Temps des cerises, 2007) et Staline : histoire 
et critique d’une légende noire (Aden, 2011).

Dans votre livre Contre-histoire du libéralisme (1), vous déconstruisez l’idéologie néolibérale en tant que synonyme de démocratie et de défense des libertés en opposition aux totalitarismes… Pourquoi vous a-t-il semblé urgent, aujourd’hui, d’analyser et de dénoncer cette approche du libéralisme ?

Domenico Losurdo. Pour promouvoir son expansion, tout empire a besoin d’un mythe généalogique, mythe qui célèbre et transfigure ses origines et son histoire et qui ainsi invite les adversaires déclarés ou potentiels à s’incliner devant une force morale et politique supérieure.

Selon la légende savamment cultivée par l’Empire romain, Rome avait une origine non seulement royale mais aussi divine : au terme d’un parcours épique, elle aurait été fondée par le pieux Enée, qui avait fui Troie en flammes et qui était le fils d’Anchise (cousin du roi de Troie) et de la déesse Vénus.

Le mythe généalogique de l’actuel empire américain n’est guère différent : fuyant l’Europe intolérante et despotique, les pères pèlerins auraient rejoint le Nouveau Monde pour ériger un monument éternel à la liberté puis pour fonder les États-Unis, la démocratie la plus ancienne qui ait jamais existé…

Mon livre montre au contraire une histoire complètement différente : les colonies anglaises en Amérique puis les États-Unis ont vu s’affirmer la forme la plus radicale d’esclavage et la plus totale déshumanisation de l’esclave ; dans les premières décennies de vie du pays nouvellement fondé, ce sont presque toujours des propriétaires d’esclaves qui ont occupé le poste de président, et ils ont cherché à bloquer l’émancipation des esclaves de Saint-Domingue et Haïti, ils ont exporté l’esclavage au Texas, arraché au Mexique, etc.

C’est une histoire qui a duré longtemps. Il suffit de rappeler que, dans les années 1930, la persécution des Noirs dans le sud des États-Unis faisait penser – comme l’écrivent des chercheurs états-uniens notables – à la persécution contre les juifs en acte dans le IIIe Reich. Sans parler de l’extermination des Peaux-Rouges et des pratiques génocidaires qui ont caractérisé le colonialisme occidental dans son ensemble.

En quoi justement, au cours de l’histoire, l’idéologie libérale légitime-t-elle des formes de domination ? Selon vos termes, le libéralisme est une démocratie uniquement valable pour le « peuple des seigneurs »…

Domenico Losurdo. Aujourd’hui, la situation est différente. Le cycle qui va de la révolution jacobine à la révolution bolchevique a remis radicalement en question l’oppression coloniale et celle aux dépens des peuples d’origine coloniale. Néanmoins… de nos jours, on parle souvent d’Israël comme de la seule vraie démocratie au Moyen-Orient.

Le revers de la médaille est cependant que les Palestiniens peuvent être arrêtés, torturés, soumis à des exécutions extrajudiciaires, sans procès. C’est vraiment la « démocratie pour le peuple des seigneurs » ! Au niveau planétaire, l’Occident s’attribue le droit souverain de déclencher des guerres même sans l’autorisation du Conseil de sécurité de l’ONU ; souvent, les présidents états-uniens définissent leur pays comme la « nation élue » de Dieu ayant pour mission de guider le monde : la « démocratie pour le peuple des seigneurs » a toujours de beaux jours devant elle.

Il faut ajouter que le libéralisme ignore le lien entre économie et politique, dont étaient conscients des philosophes comme Rousseau et Hegel. Ce dernier, en particulier, a bien montré que celui qui risque de mourir de faim est en réalité soumis à une condition semblable à celle de l’esclave.

Certains se plaisent à faire l’amalgame entre nazisme et communisme, sous le couvert des totalitarismes… Comment analysez-vous ce concept de totalitarisme ?

Domenico Losurdo. Le « totalitarisme » plonge ses racines dans la « mobilisation totale » et dans la « guerre totale », dans l’enrégimentement total de la population provoqué par les grandes puissances capitalistes et par leur compétition pour la conquête des colonies et l’hégémonie mondiale. Hitler aspirait à la revanche, à la récupération et à l’élargissement de « l’espace vital » et colonial de l’Allemagne.

Il s’est voulu l’héritier de la tradition coloniale, pour la radicaliser, en se réclamant en premier lieu de l’exemple des États-Unis, en cherchant son Far West en Europe orientale et en réduisant les Slaves à la condition d’esclaves au service de la « race des seigneurs ».

Ce n’est pas un hasard si ce projet a connu sa défaite décisive à Stalingrad et si cette défaite constitue en même temps le début d’une gigantesque vague de révolutions anticoloniales. Pour se rendre compte du caractère arbitraire de l’approche de l’idéologie dominante, on peut faire une comparaison. Au début du XIXe siècle, Napoléon envoie une puissante armée à Saint-Domingue, avec pour tâche de rétablir l’esclavage, après son abolition grâce à la grande révolution noire menée par Toussaint Louverture.

 On peut bien dire que, dans la guerre qui a fait rage, les agressés n’ont pas été moins « sauvages » que les agresseurs, mais l’on se couvrirait de ridicule en voulant assimiler les uns et les autres sous la catégorie de « sauvagerie » ou de « totalitarisme » sanguinaire.

Dans votre dernier livre, la Lotta di classe. 
Una storia politica e filosofica 
(la Lutte de classe. Une histoire politique 
et philosophique) (2), qui n’est pas encore paru en France, vous vous intéressez au concept de luttes de classes, central dans la philosophie de Marx et Engels. En quoi peut-il nous permettre de mieux analyser, comprendre et agir dans la société ?

Domenico Losurdo. Pour Marx et Engels, la lutte des classes a pour objet la division du travail au niveau international, au niveau national et dans le cadre de la famille. Les peuples qui secouent le joug colonial, les classes subalternes qui luttent contre l’exploitation capitaliste et les femmes qui refusent « l’esclavage domestique » auquel les soumet la famille patriarcale sont les acteurs des luttes des classes émancipatrices.

À la lumière de cela, les guerres de libération et de résistance nationale menées par le peuple chinois et par le peuple soviétique respectivement contre l’empire du Soleil-Levant et contre le IIIe Reich qui voulaient les assujettir, voire les réduire en esclavage, sont de grandioses luttes de classes. Et de nos jours, la lutte des pays et des peuples (pensons en particulier à la Chine) qui veulent en finir avec le monopole occidental de la haute technologie et qui refusent d’être cantonnés dans des segments inférieurs du marché international du travail, doit être considérée elle aussi comme une lutte des classes.

En tant que philosophe et historien communiste, vous dites que l’idéologie dominante est une manipulation de l’histoire et constitue un obstacle au processus d’émancipation. Comment repenser ce processus d’émancipation aujourd’hui ? Selon vous, qu’est devenue la perspective communiste en Europe et dans le monde ?

Domenico Losurdo. Il faut s’engager sur les trois fronts de la lutte des classes. Je voudrais en particulier attirer l’attention sur un point souvent négligé. Non seulement l’on n’est pas socialiste, mais l’on n’est pas non plus démocrate si l’on ne mène pas une lutte pour la démocratie dans les rapports internationaux. La prétention d’un groupe de pays à se présenter comme des nations élues ayant le droit de déclencher des guerres ou de menacer de guerre sans l’autorisation du Conseil de sécurité de l’ONU est une manifestation de colonialisme ou de néocolonialisme, et doit être contestée jusqu’au bout.

En ce qui concerne la perspective stratégique, devons-nous nous représenter le communisme comme la disparition totale non seulement des antagonismes de classes, mais également de l’État et du pouvoir politique, sans parler des religions, des nations, de la division du travail, du marché, de toute source possible de conflit ?

 En remettant en question le mythe de l’extinction de l’État et de sa réabsorption dans la société civile, Gramsci a fait remarquer que la société civile elle-même est une forme d’État. Il a également souligné que l’internationalisme n’a rien à voir avec la méconnaissance des identités nationales, qui continuent à subsister bien après l’effondrement du capitalisme. Quant au marché, Gramsci pense qu’il vaudrait mieux parler de « marché déterminé » plutôt que de marché dans l’abstraction. Gramsci nous aide à dépasser le messianisme qui nuit gravement à la construction de la société postcapitaliste.

Quelle est votre analyse du modèle chinois, 
qui mélange l’économie de marché et la perspective socialiste ?

Domenico Losurdo. La République populaire chinoise est issue de la plus grande révolution anticoloniale de l’histoire, et une révolution anticoloniale réussit réellement si elle ajoute à la conquête de l’indépendance politique la conquête de l’indépendance économique. Sur ce plan, il y a une continuité entre Mao Tsé-toung et Deng Xiaoping.

Ce dernier a introduit le nouveau cours à partir de deux considérations. D’abord, l’appel à l’esprit de sacrifice des révolutionnaires et donc le recours aux incitations morales ne peuvent réussir que dans les moments d’enthousiasme politique particulier ; dans la longue période, il est impossible de développer les forces productives (et de combattre la misère) sans incitations économiques et donc sans compétition et sans marché.

Ensuite, au moment de la crise puis de l’effondrement de l’URSS, l’Occident détenait de fait le monopole de la haute technologie, et il était impossible pour la Chine d’accéder à cette haute technologie sans s’ouvrir au marché international. Grâce également aux conquêtes réalisées dès l’époque maoïste (diffusion massive de l’instruction, éradication des maladies infectieuses, etc.), le nouveau cours, malgré des contradictions criantes, peut se vanter d’un succès incroyable : 600 millions ou, selon d’autres calculs, 660 millions de personnes libérées de la misère ; des infrastructures dignes du « premier monde » ; extension du processus d’industrialisation des aires côtières à celles de l’intérieur ; augmentation rapide, depuis quelques années, des salaires et attention croissante envers la question écologique.

En insistant sur la centralité de la conquête, de la sauvegarde de l’indépendance et de la souveraineté nationale, et en poussant les anciennes colonies à conquérir leur indépendance également sur le plan économique, la Chine est aujourd’hui, de fait, le centre de la révolution anticoloniale (qui a commencé au XXe siècle et est encore en cours sous des formes nouvelles aujourd’hui). En rappelant le rôle central 
de la sphère publique dans l’économie, la Chine constitue une alternative également par rapport au « consensus de Washington » et au libéralisme économique.

Face aux politiques d’austérité en Europe, comment concevez-vous les alternatives 
et les formes de processus d’émancipation ?

Domenico Losurdo. Les luttes contre le démantèlement de l’État social et contre la politique belliciste ne peuvent pas ne pas jouer un rôle central. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, à côté des libertés traditionnelles de la tradition libérale, le démocrate F. D. Roosevelt a théorisé également le droit à vivre « à l’abri du besoin » (freedom from want) et « à l’abri de la peur » (freedom from fear). Le libéralisme économique du « consensus de Washington » est l’ennemi le plus acharné du droit à vivre 
« à l’abri du besoin ». Pour ce qui concerne le droit à vivre « à l’abri de la peur », il est nié tous les jours par la politique de guerre, de menaces de guerre et de recours aux drones d’Obama.

(1) Contre-histoire du libéralisme, Éditions la Découverte.

(2) La Lotta di classe. Una storia politica e filosofica, Éditions Laterza, Italie.

Entretien réalisé par 
Anna Musso pour l'Humanité

 

Domenico Losurdo, ‘Liberalism; the fiercest enemy to our right to live free from want’.

Translated Wednesday 11 September 2013, by Julian Jones

communisme,haïti,onu,histoire,allemagne,etats-unis,femmes,résistance,chine,entretien,capitalisme,urss,domenico losurdo,libéralisme,deng xiaoping,toussaint louverture,séries d'été,penser un monde nouveau,mao tsé-toungItalian philosopher, historian and militant communist, Domenico Losurdo has been working for several years on the history of liberalism in order to rethink the process of emancipation.

‘As a communist, but not exclusively, and as a philosopher and historian, I aim to continue combatting the dominant ideology of our time. This is because the dominant ideology is a manipulation of history, an obstacle to the process of emancipation. By the same measure, we must also rethink our fight for emancipation’, proclaimed Domenico Losurdo in 2007 at the Fete de l’humanité book fair, to which he was invited for the first time by the Gabriel-Péri Foundation. Professor at the university of Urbino in Italy, Domenico Losurdo is a specialist in the philosophy of Hegel, having written two books on the subject translated into French (Hegel and the liberals, PUF, Paris, 1992 and Hegel and the German Catastrophe, Albin Michel, Paris, 1994), as well as another on Gramsci (Gramsci. From Liberalism to Critical Communism, Syllepse, Paris, 2006).

Losurdo is no media intellectual, but a fundamentally important academic on the subject of liberalism, its relationship with communism and its emancipatory fight. Having devoted himself to a political history of classical German philosophy from Kant to Marx, passing through Heidegger and Nietzsche, he has since worked on a political history of liberalism (Liberalism: A Counter-History, la Découverte, 2003). He has notably also written several more works, of which the ones published in French include ’Revisionism in History’ ( Albin Michel 2006), ‘The Original 20th Century Sin’ (Aden, 2007), ’A Flight from History’ (Delga, 2007), and ‘Stalin: A History and Critique of a Dark Legend’ (Aden 2011).

In your book ‘Liberalism: A Counter-History’ [1], you deconstruct neo-liberal ideology and the way it is equated with democracy and liberty in opposition to ‘totalitarianism’. Why did it seem to you an urgent task to analyse and denounce this approach to liberalism?

Domenico Losurdo. In order to promote its expansion, each empire needs a genealogical myth which celebrates and transfigures its origins and history, and which invites its enemies (or potential enemies) to bow down to a moral force and to a political superiority. According to the legend wisely created by the Roman Empire, Rome had not only royal, but divine origins too: according to its epic history Rome was founded by the pious Aeneas who had left Troy in flames and was son of the goddess Venus and of Anchises - cousin of the King of Troy.

The genealogical myth of the modern US empire hardly differs: having fled an intolerant and despotic Europe, the founding fathers joined the New World in order to erect an eternal monument to liberty in the shape of the United States, supposedly the oldest living democracy... My book on the contrary shows a completely different history: English colonies in America followed by the United States saw the formation of the most extreme form of slavery and a total dehumanisation of slaves.

In the first few decades of life on the newly founded country, it was almost always slave owners who occupied the post of President, and they sought to block the emancipation of slaves in Saint-Domingo and in Haiti, as well as exporting slavery to Texas and annexing Mexico, amongst other crimes. It’s a shameful history which lasted a long time. It suffises to recount (as many notable US scholars do) how in the 1930s, the persecution of blacks in the south of the USA was comparable to the persecution of Jews under the Third Reich. All this without mentioning the extermination of Red Indians and the genocidal practices which characterised western colonialism in its entirety.

In which ways exactly has liberal ideology legitimised different forms of oppression throughout history? In your own terms, liberalism is a democracy fit only for ‘the ruling class’...

D.L. These days the situation is different. The cycle which started with the Jacobin revolution and ended with the Bolshevik Revolution radically put to the fore the question of colonial oppression at the expense of peoples of colonial origin. Nevertheless, Israel is talked about as the only ‘real’ democracy in the Middle East. The other side of the coin is that Palestinians can be arrested, tortured, and subjected to extra-judicial executions without trial. It really is a ‘democracy fit for the ruling class’!

On a global level, the west assigns itself the sovereign right to start wars without even the sole permission of the UN Security Council; US Presidents often self-define their country as ‘God’s chosen nation’, with a right to guide the world. This ‘democracy fit for the ruling class’ unfortunately seems to have a rosy future.

It must be added that liberalism ignores the link between economics and politics, of which philosophers such as Hegel and Rousseau were well aware. Hegel, in particular, showed us how someone who is at risk of dying of starvation is in reality subject to a social status comparable to that of a slave.

Some people take a great pleasure from making the comparison between nazism annd communism... How would you analyse this concept of totalitarianism?

D.L. Totalitarianism has it’s roots in theories of ‘total mobilisation’ and ‘total war’, in an enlistment of the whole population as provoked by the great capitalist powers and their competition for the conquest of colonies and global hegemony. Hitler aspired to avenge Germany, to recuperate and enlarge its ‘living (and colonial) space’.

He believed himself to be the inheritor of a colonial tradition, wanting to radicalise it, invoking primarily the example of the USA, and seeking to establish his ‘Far West’ in eastern Europe and reducing Slavonic people to a condition of slaves serving the ‘master race’. It’s no coincidence that this project came to its decisive defeat at Stalingrad, and that this same defeat constituted the start of a gigantic wave of anti-colonial revolutions.

To demonstrate the wholly arbitrary character of the dominant ideology we can make the following comparison: at the start of the 19th Century, Napoleon sent a powerful army to Saint Domingo with the aim of re-establishing slavery following its abolition by to the great black revolution led by Toussaint Louverture. Here we can safely say that in the subsequent horrendous war, the attacked weren’t anymore ‘savage’ than the aggressors, but it would seem ridiculous to accuse one side or the other of being under the category of ‘savagery’ or bloody ‘totalitarianism’.

In your latest book, ‘La Lotta di classe. Una storia politica e filosofica’ (Class Warfare, A Political History and Philosophy) [2], not yet published in French, you focus on a concept which is central to the philosophy of Marx and Engels - class warfare. In which ways can this concept help us to analyse, understand and act within our society?

D.L. According to Marx and Engels, class warfare has as its aim the division of work at an international level, at a national level and in the institution of the family. It is the people who upset the colonial order; the subaltern classes who fight against capitalist exploitation and the women who refuse to be ‘domestic slaves’ to which the patriarchal family submits them to who are on the frontline the struggle of the emancipatory classes.

 In light of this, the wars of liberation and national resistance led by the Chinese people and the Soviet peoples against the Empire of the Rising Sun and the Third Reich respectively, which wanted to subjugate or even reduce them to slaves, can be considered as spectacular victories of class-warfare. What’s more, the struggle of countries and of peoples who want to see an end to the western monopolisation of high technology (let’s think of China, in particular) and who refuse to be confined to inferior segments of the international work market, should also be considered as class warfare.

As a philosopher and as a communist historian, you affirm that the dominant ideology is a manipulation of history and that it constitutes an obstacle to the fight for emancipation. How do we re-think this fight for emancipation today? In your view, what has become the communist perspective in Europe and in the rest of the world?

D.L. It is necessary to engage on the three main pillars of class warfare. I’d like to draw attention to a point which is often ignored. Not only is it impossible to be a socialist but it is impossible to be a democrat if we don’t fight for democracy with regard to international relations.

 The claim by a small group of countries to present themselves as chosen nations with the right to start wars or even threaten to start wars without the authorisation from the UN Security Council is a manifestation of colonialism or of neo-colonialism, and ought to be contested all the way. As regards a strategic perspective, should we represent communism as the complete abolition not only of class antagonisms, but also of the state and of political power, without mentioning religion, nations, division of labour, markets, and of every possible source of conflict? By re-examining the myth of the abolition of the state, Gramsci remarked that civil society was in itself a type of state.

 He also underlined the fact that internationalism has nothing to do with the misunderstanding of national identities, as such identities would remain well after the collapse of capitalism. As for the market, Gramsci thought that it be wiser to talk about a ‘determined market’, rather than the market as an abstract form. Gramsci helps us to think beyond the messianism which could gravely harm the construction of a post-capitalist state.

What is your analysis of the Chinese model of society, which mixes a market economy with a socialist perspective?

D.L. The People’s Republic of China originates from the biggest anti-colonial revolution of our history, and an anti-colonial revolution can only be said to truly succeed if it can add a successful economic independence to its political independence. In this respect, there is a continuity between Mao Tse-Tung and Deng Xiaoping.

The latter introduced his new plan on the basis of two main considerations. Firstly, he believed that a call to the revolutionary spirit of sacrifice can only succeed in moments of particular political enthusiasm; in the long term it is impossible to develop the productive forces (and so combat misery) without economic incentives, and therefore without competition and without markets. On top of this, during times of crises and following the collapse of the USSR, the west held the monopoly over high technology, and as such it was impossible for China to access this high technology without opening itself up to international markets.

Thanks also to the achievements orchestrated by the Maoist era (with its massive promotion of education, eradication of infectious diseases, etc.), the new plan, despite its blatant contradictions can boast an incredible success: 600 million people or 660 million people (according to other estimates) liberated from misery, infrastructures worthy of a first world economy, growth in the process of industrialisation from its coast areas to its inland areas, rapid incrementation of salaries for several years and a growing concern for environmental issues.

 By focusing on the key role of the achievement in the safekeeping of independence and of national sovereignty, and by encouraging the old colonies to pursue their own economic independence, China can today be seen as the centre of the anti-colonial revolution -which began in the 20th Century and is still in process under its different guises to this day. And by reminding ourselves of the pivotal role the public sphere should play in any economy, China constitutes an alternative in opposition to the economic liberalism and to the consensus dictated by Washington.

In view of the austerity measures taking place in Europe, how do you conceive the alternatives and the ways in which we can achieve emancipation?

D.L. The struggles against the dismantlement of the welfare state and against bellicist politics can only play a central role. During the Second World War the Democrat F.D. Roosevelt theorised the right to live with ‘freedom from want’ and ‘freedom from fear’, alongside the traditional liberties granted by a liberal tradition. The economic liberalism of the consensus in Washington is the fiercest enemy to our right to live free from want. As for the right to live free from fear, this is denied to us on a daily basis by warmongering politics, threats of war and Obama’s method of resorting to drones.

[1] Contre-histoire du libéralisme, Éditions la Découverte, 2013, Liberalism: A Counter-History , Verso Publisher, 2011.

[2] La Lotta di classe. Una storia politica e filosofica, Éditions Laterza, Italie, 2013.

01/05/2013

Jean-Michel Carré «La Chine ne subit pas 
la bureaucratie néolibérale»

documentaire, chine, pcc, jean-michel carréArte a diffusé  Chine, le nouvel empire, de Jean-Michel Carré (1). Un documentaire magistral, qui présente une société éminemment contradictoire, mais porteuse d’espoir.

En donnant la parole à des Chinois de différents horizons, votre documentaire présente une société chinoise plutôt bouillonnante de débats, de réflexions… Comment expliquer que cette vitalité ne soit pas davantage prise en compte dans les discours tenus en Occident sur la Chine ?

documentaire, chine, pcc, jean-michel carréJean-Michel Carré. C’est une vraie question, que je me pose encore ! Je crois qu’il y a une profonde méconnaissance de ce qu’est la Chine aujourd’hui. Beaucoup d’Occidentaux en parlent comme s’il s’agissait encore d’un pays du tiers-monde. Bien sûr, ils ont vu avec les jeux Olympiques de Pékin, en 2008, ce dont la Chine est capable. Ils entendent dans les médias que cet immense pays est devenu la deuxième puissance économique mondiale. Pourtant, ils passent à côté du dynamisme chinois et ne comprennent pas le besoin des Chinois de manifester leur puissance. Pour remédier à cette incompréhension, je crois qu’il n’y a pas de meilleure voie que la mise en perspective historique.

C’est ce que j’ai entrepris avec ce documentaire. Je suis remonté un siècle et demi en arrière, car beaucoup de Chinois me parlaient de l’humiliation des guerres de l’opium (1839-1842, puis 1856-1860), qui s’est transmise de génération en génération. On est enclin à oublier cet épisode où le Royaume-Uni impose à la Chine le commerce de l’opium, suivi quelques années plus tard par les puissances occidentales (France, Allemagne, États-Unis, 
Russie) et le Japon où chacune pille et commerce à son gré. Mais les Chinois, eux, n’ont pas oublié. Ce n’est pas du tout qu’ils veuillent aujourd’hui se venger. Ils veulent simplement dire au monde que ce genre d’humiliation ne leur arrivera plus. Et comme tous les autres peuples, ils aspirent à vivre mieux. Cela se manifeste dans leurs relations avec l’extérieur, mais aussi à l’intérieur du pays, par une montée en puissance des luttes. Il y a environ 300 grèves ou manifestations par jour en Chine, et nous n’en parlons quasiment pas.

À ce propos, vous soulignez que lorsque le gouvernement central, suite à des luttes sociales, a décidé en 2012 de relever le salaire minimum, les multinationales occidentales ont protesté…

Jean-Michel Carré. Oui, absolument. Et c’est essentiel de le rappeler. Beaucoup d’ouvriers en France et en Europe en général peuvent avoir l’impression que les ouvriers chinois leur prennent du travail. Or il faut se rappeler que ce sont les chefs d’entreprise occidentaux qui sont allés en Chine pour faire plus d’argent, en profitant des bas salaires. Ce sont eux les vrais responsables des difficultés endurées par les travailleurs européens, pas les Chinois ! Et actuellement, ces patrons multiplient les pressions contre le gouvernement chinois pour tenter de freiner les progrès sociaux, tout en rêvant à une immensité de nouveaux consommateurs, alors que la récession aggrave la situation des salariés de nos pays.

documentaire, chine, pcc, jean-michel carréSans taire les problèmes (corruption, inégalités, autoritarisme…), vous pariez sur la capacité des Chinois 
à inventer une alternative au système capitaliste mondial…

Jean-Michel Carré. Pour dire les choses de manière un peu abrupte : je pense qu’un peuple qui a analysé le marxisme et reste influencé par le confucianisme ne peut pas être mauvais. Le confucianisme est une sorte de spiritualité laïque, centrée sur la vie terrestre et le bien des générations futures, la transmission… Combiné à l’intérêt pour le marxisme, toujours étudié à l’école, cela donne un certain sens du collectif. La Chine utilise des procédés capitalistes, mais elle n’est pas un pays capitaliste au sens strict. Bien sûr, il y a des milliardaires, de la corruption, des injustices flagrantes. Mais il y a aussi, dans le même temps, un sens du pouvoir de la politique. Aujourd’hui, en Occident, ce sont les financiers qui ont pris le pouvoir. Pas en Chine, où l’État garde un contrôle sur de nombreuses entreprises, le système bancaire, l’énergie… Dans les pays occidentaux, quand il s’agit de réaliser des investissements, il y a toujours des freins, des financiers qui ne veulent entendre parler que de profits immédiats. La Chine ne subit pas toute cette bureaucratie néolibérale.

L’une des pierres d’achoppement diplomatique entre l’Occident et la Chine reste la question du Tibet. Or, sur ce point, une séquence du documentaire rappelle les manœuvres de la CIA en 1956 
pour créer des dissensions dans cette province afin de déstabiliser 
la Chine communiste…

Jean-Michel Carré. Oui, tout à fait. Et je tiens beaucoup à cette séquence, n’en déplaise à ceux qui, ici en France, ne manqueront pas de m’attaquer sur le sujet. Je ne fais que rappeler des faits, à partir d’archives audiovisuelles auxquelles j’ai pu avoir accès. Et n’oublions pas que, quand l’armée de libération de Mao est arrivée au Tibet, elle a découvert une théocratie moyenâgeuse où régnait encore l’esclavage. Rappelons aussi qu’avant les manœuvres américaines, les relations entre les Tibétains et le gouvernement central n’étaient pas faites d’hostilité. Le dalaï-lama fut même nommé vice-président de l’Assemblée nationale populaire et se déclarait « bouddhiste marxiste ». La Chine, sur cette question, continue de subir l’ostracisme occidental.

Dans votre documentaire, vous rappelez un slogan de Mao : 
«Faites la révolution, pas la production», renversé par Deng Xiaoping : «Faites la production, 
pas la révolution.» La tension entre ces deux visions caractérise-t-elle encore la Chine d’aujourd’hui ?

Jean-Michel Carré. Les Chinois sont soucieux qu’on ne perde pas de vue certaines valeurs liées au « vivre ensemble ». L’un de mes interlocuteurs, un philosophe chinois qui apparaît dans les trois volets de mon documentaire, résume bien, par sa propre évolution, la situation. Dans la première partie, il explique pourquoi il a d’abord été maoïste ; dans la deuxième, il revient sur son passage au pragmatisme économique de Deng Xiaoping ; dans la troisième, il affirme que la bonne voie est un équilibre entre les deux, entre le besoin d’un « vivre ensemble » authentique et la nécessité du travail productif.

Entretien avec le journal l'Humanité