Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

16/05/2016

Bruno Dumont : « Ici, on n’aime pas le bourgeois, donc on le bouffe »

loute.jpg

Cinéaste exigeant, à l’œuvre parfois austère, Bruno Dumont s’essaie à la comédie, un an après son incursion dans le genre avec la série P’tit Quinquin. Il mêle le grotesque des origines du cinéma à la férocité de la comédie italienne, en y ajoutant une dose de merveilleux.

Ma Loute, de Bruno Dumont. 2 h 02, France-Allemagne. Bruno Dumont réalisateur.

Cannes (Alpes-Maritimes), envoyé spécial.

Dans quelle mesure votre film vous permet-il de revisiter l’histoire du cinéma ?

Bruno Dumont. Je passe beaucoup de temps à regarder des films anciens. Même pour découper des scènes, j’ai ­besoin de me replonger dans le premier cinéma, de voir comment on faisait. On a besoin d’apprendre. Cela ne tombe pas du ciel.

En quoi Ma Loute est-il une comédie de cinéma expérimental ?

Bruno Dumont. J’ai toujours fait du cinéma expérimental dans le sens où je filme ce que je ne comprends pas. Ce qui m’intéresse, c’est de mettre deux acteurs en présence, un dialogue comme un pétard, de tout faire sauter et de voir ce qu’il se passe. Le tournage, très important, est là pour éprouver le scénario. Le scénario est une mise en situation d’acteurs. Ils transforment énormément. Et moi, j’examine. J’aime bien regarder avec distance. Sans m’impliquer.

Vous donnez l’impression de ne pas savoir où vous mettez les pieds alors que votre cinéma est très maîtrisé…

Bruno Dumont. Je ne dis pas le contraire, mais c’est la conjonction des deux. Le cinéma est très préparé. Il faut le texte, décider où on met la caméra. Mais il y a quand même une part d’imprévu. Cet imprévu, c’est le hasard qui fait la vie. C’est chiant, un acteur qui récite son texte. Cela n’a aucun intérêt. Il y a un paradoxe entre la préparation et l’impréparation. Elle est aussi bienvenue.

La parole et les accents ont énormément d’importance dans Ma Loute…

Bruno Dumont. Il y a plein de couches. Dans le muet, les chutes, les culbutes, les envolées sont toute la machinerie. Mais ce n’est pas que cela. La parole m’intéresse aussi. Les Van Peteghem (les bourgeois du film – NDLR) ne sont pas loin du théâtre de boulevard qui repose surtout sur la parole. Alors que le comique des policiers repose plus sur les chutes, le grossissement des traits. Il y a aussi une forme de théâtre de l’absurde, des dialogues à la fois sensés et insensés. La psychologie ne m’intéresse pas du tout. Les dialogues normaux m’emmerdent. Je cherche toujours à casser ça, à trouver la présence du saugrenu pour empêcher le convenu.

Votre film fait également penser à Mary Poppins, aux comédies d’Ettore Scola et au cinéma Italien des années 1970…

Bruno Dumont. Le cinéma ­comique italien est particulièrement fort dans son cynisme. Il est bien adapté au monde d’aujourd’hui. Il faut gratter l’humour profondément, pas simplement faire des jeux d’esprit. Il y a une forme d’agressivité comique à l’époque de Monicelli, Risi et compagnie. Ce côté un peu persifleur, iconoclaste, me plaît bien. Il faut appuyer fort. Mais le film évolue aussi vers le merveilleux. Son incongruité lui fait quitter la terre du réel. On s’envole très vite dans une forme de surréel. Et, dans le surréel, le merveilleux n’est pas loin.

Pourquoi avez-vous choisi cette fois de faire un film d’époque ?

Bruno Dumont. Il est très difficile de filmer le monde contemporain. On n’y voit rien. Pour comprendre le réel, il faut le modifier. Pour rendre la chose précise, il faut l’altérer. Le fait d’amener ces personnages dans un passé pas très lointain permet d’en prendre les couleurs et les ­vêtements, de donner de l’extériorité aux traits. Le ­comique est une simplification du réel. Le fait que les riches sont habillés en riches et les pauvres en très pauvres est très clair. C’est une époque où les différences entre les ­individus étaient visibles. C’est moins clair aujourd’hui. Le cinéaste doit faire un travail d’expressionniste. Je montre ces distances et ces différences. C’est une métaphore de nous-mêmes sous les traits du passé.

Qu’est-ce que la vision de ces pêcheurs qui portent des riches dans leurs bras pour leur éviter de se mouiller raconte du monde d’aujourd’hui ?

Bruno Dumont. On tient là toute l’amplitude de la condition humaine, ceux qui ont quelque chose et ceux qui ont peu. Il y a à la fois de l’attraction et des réticences. On est attiré les uns par les autres et on se déteste. Il y a dans l’homme le meilleur et le pire. Sans jugement de classe, il y a chez les plus bourgeois ce refus de l’autre. Pour les pêcheurs, l’anthropophagie est ici une manière de montrer qu’on n’aimait pas le bourgeois. On ne l’aime pas donc on le bouffe.

Pourquoi magnifiez-vous le paysage ?

Bruno Dumont. L’homme est une terminaison du paysage. Nous en sommes les parties mobiles. Ma Loute est quand même une espèce de chant optimiste à la gloire et à la beauté. Je suis très emballé par la vie. J’aime filmer des choses tristes sous une grande lumière. Il était important que le paysage soit radieux. Comme on est dans le merveilleux, c’est donc aussi un Nord imaginaire, transformé, idéalisé.

Cannes 2016
Entretien réalisé par Michaël Melinard
Vendredi, 13 Mai, 2016
L'Humanité
 

15:42 Publié dans Actualités, Cinéma, Entretiens | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : ma loute, entretien, bruno dumont | |  del.icio.us |  Imprimer | | Digg! Digg |  Facebook | | Pin it!