23/09/2006
« Le libre marché ne fonctionne pas »
Économie . Le prix Nobel nord-américain Joseph E. Stiglitz nous a accordé une interview lors de son passage à Paris. Dans son nouveau livre (1), il appelle à de nouvelles régulations du marché.
Pourquoi écrire un nouveau livre sur le thème de la mondialisation ? Y a-t-il eu des changements depuis votre dernier ouvrage ?
Joseph E. Stiglitz. Beaucoup de choses ont évolué, comme le nouveau rôle de l’Inde et de la Chine. 2,4 milliards d’habitants se sont intégrés à l’économie mondiale. L’impact est énorme. La perception de la mondialisation a aussi changé. Aujourd’hui, même le FMI reconnaît l’instabilité créée par les marchés de capitaux même si sa politique ne change pas. S’ils reconnaissent, depuis les négociations de l’OMC en 2001 à Doha, que les cycles commerciaux précédents ont nui au développement, les cycles suivants ont toutefois été des échecs. Le commerce international doit changer d’orientation car il est injuste et ne fonctionne pas.
Les fonds d’investissement deviennent très puissants. Ils entrent et sortent très vite du capital des entreprises, créant beaucoup d’instabilité. Ils semblent incontrôlables...
Joseph E. Stiglitz. Nous sommes de nombreux économistes à nous en inquiéter. Le marché financier ne considère que le court terme. On ouvre les pays à des capitaux qui entrent et qui sortent sans contrôle. Certains disent que cela impose une discipline.
Or, pour qu’une discipline soit bonne, elle doit s’inquiéter de la croissance à long terme et non de ceux qui ne pensent qu’aux vingt-quatre prochaines heures. C’est en fait une critique de la libéralisation des marchés financiers.Quid de l’ownership society (« société de la propriété ») prônée par Bush ?
Joseph E. Stiglitz. Au nom de ce modèle, finalement, la croissance aux États-Unis ne concerne que ceux qui sont en haut de l’échelle. Durant les cinq dernières années, même les classes moyennes se sont appauvries. La plupart des États-Uniens aujourd’hui vivent moins bien qu’il y a cinq ans. Le gouvernement des États-Unis a favorisé les classes élevées de la société tout en diminuant les revenus des classes les plus pauvres. Ce n’est certainement pas un modèle à suivre. Les gens se demandent parfois comment les États-Unis peuvent afficher une telle croissance. Mais la situation dans le pays a empiré !Vous savez qu’il y a un débat en France à ce sujet...
Joseph E. Stiglitz. Comme le dit un proverbe anglais, « on peut tromper quelques personnes durant quelque temps, mais on ne peut pas tromper tout le monde tout le temps » ! On peut effectivement, pendant quelques années, affirmer que tout va bien, que la situation va s’améliorer, qu’il faut être patient. Pourtant, aux États-Unis, cela fait trente ans que les salaires des moins favorisés ne cessent de décroître. Les bas salaires aujourd’hui sont de 30 % inférieurs à ce qu’ils étaient il y a trente ans ! On disait avant que les enfants auraient une vie meilleure que celle de leurs parents. C’est le contraire. Aux États-Unis, il y a le « rêve américain » tant décrit par Horatio Alger : n’importe qui, quels que soient ses moyens, peut réussir dans la vie et devenir riche, et même devenir président. Les statistiques montrent plutôt que ce n’est pas possible. Bush ne vient pas d’un milieu pauvre, à la différence de Truman qui est une exception. Le mythe s’étiole !
Que vous inspire la situation de l’immobilier ?
Joseph E. Stiglitz. Depuis quelques années, les États-Unis font usage de politiques monétaires très particulières : des taux d’intérêt bas permettent aux gens de refinancer la valeur de leur maison pour financer leur consommation. Ainsi, l’année dernière, les propriétaires de maisons ont épargné de façon négative.
Ils consommaient plus que leurs revenus.Cette situation ne peut pas durer...
Est-ce la même chose dans l’ensemble des États-Unis ?
Joseph E. Stiglitz. Oui en effet, les foyers sont de plus en plus endettés, leur passif augmente mais pas leur actif. Le gouvernement des États-Unis s’endette aussi de plus en plus ; il perd beaucoup d’argent en Irak et en réduisant les taxes des riches. Cette fragilité de l’économie nord-américaine est inquiétante. Nous ne savons pas si un miracle pourrait sauver l’économie.
Que pensez-vous du débat actuel en France sur la privatisation des services publics, notamment de l’énergie ?
Joseph E. Stiglitz. La réponse varie selon les pays. Aux États-Unis, il y a eu une déréglementation qui a mené au désastre dans la majorité des cas. La privatisation du service public de l’énergie a provoqué une augmentation considérable du coût pour les consommateurs, des coupures d’électricité.
Plusieurs sociétés privées productrices d’électricité ont fait faillite et le gouvernement a dû les renflouer. La privatisation du secteur de l’énergie a été une vraie catastrophe. On peut aussi se réfugier derrière l’argument selon lequel la privatisation peut marcher si elle est bien faite, et elle a été mal faite, ce qui est vrai. Mais de manière générale, si le service public de l’énergie n’a pas de problème, pourquoi le privatiser ?
Comme dit un proverbe états-unien, « si ce n’est pas cassé, pourquoi le réparer ? » En France, il existe un système efficace. Le système français de l’énergie est si bon qu’on se gratte la tête et qu’on se dit que cela devient plutôt une question idéologique.
Il y a même pire ! La France a une industrie nucléaire très fiable. Il faut tout de même s’inquiéter. Si une société privée l’achète, elle n’investira pas suffisamment dans la sécurité, car cela n’est pas rentable à court terme.
(1) Joseph E. Stiglitz, Un autre monde. Contre le fanatisme du marché, éd. Fayard, 2006.
Extrait d'un entretien réalisé par Jacques Coubard et Sébastien Ganet pour le journal l'Humanité. Traduction par Hervé Fuyet et Peggy Cantave Fuyet
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