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27/07/2016

Roland Gori: «Face à la terreur, le défi est de donner des raisons d’espérer, de penser l’avenir»

Roland Gori, attentats, analyse

Entretien réalisé par Pierre Chaillan, Mercredi, 27 Juillet, 2016, L'Humanité

Le psychanalyste, initiateur de l’Appel des appels, souligne le besoin de rassurer face à cette tentative massive de déstabilisation par la « fabrique de la terreur », au travers de notre vie ordinaire par de nouveaux « théofascismes ». S’il faut prendre les mesures de protection et de vigilance, il insiste sur la nécessité de soigner la maladie, la guerre néolibérale du tous contre tous, et pas seulement de traiter le symptôme aussi horrible.

Après Nice et le 14 Juillet, les attaques dans les transports et dans un festival de musique en Allemagne, c’est maintenant l’église de Saint-Étienne-du-Rouvray, près de Rouen, comment réagissez-vous à ces deux dernières semaines de l’horreur ?

ROLAND GORI Mon sentiment est d’abord de la tristesse et de la sidération. Sans pour autant être étonné. Je suis triste car l’idée de personnes égorgées dans un moment de recueillement, d’espoir et de promesse est horrible et effrayant. Sidéré car c’est un choc. Il y a quelque chose qui rend les mots et tout ce que l’on peut dire bien en dessous de l’émotion que cela provoque.

Mais je ne suis pas étonné et je l’ai déjà dit et écrit. Cette forme de djihadisme, qui est finalement une guerre extrême à l’Occident en général, et à l’Europe en particulier, considérée comme le ventre mou, fait partie d’une stratégie théorisée par Abou Moussab Al Souri. Fin 2004, il a appelé à une sorte de révolution mondiale islamiste de toutes les populations musulmanes contre les autres populations. C’est un appel à la guerre civile porté au niveau mondial.

C’est une nouvelle stratégie à utiliser les autochtones pour frapper et à renverser les gouvernements libéraux en Europe ou plus tyranniques ailleurs, voire même ceux d’autres orientations musulmanes, que ce soient les chiites ou les Frères musulmans par exemple. Cette stratégie est mise en œuvre depuis plus de dix ans avec un certain nombre de succès dans la fabrique de la terreur.

En quoi consiste cette fabrique de la terreur ?

ROLAND GORI C’est le défi lancé à tous les gouvernements autour de la planète. C’est la fabrique de la terreur qui surgit de l’ordinaire, ce que le procureur Molins appelait le « terrorisme de proximité ». Je parlerais plutôt d’une espèce d’« ubérisation » des techniques de destruction, d’anéantissement et de terreur. N’importe qui peut se saisir de n’importe quel objet pouvant se transformer en arme de guerre.

L’horreur peut surgir de n’importe quel point de la planète et n’importe quelle séquence de l’existence. La promenade des Anglais durant le feu d’artifice, les terrasses de café, les concerts, une église, etc. N’importe quel lieu dans sa banalité peut devenir scène de tragédie. C’est une manière de déstabiliser à la fois les citoyens et ceux qui les gouvernent. Vous allez sécuriser les synagogues, les églises, les mosquées, les lieux scolaires, les hôpitaux…

Au final, on va tout sécuriser ! Et en même temps, rien ne peut l’être totalement puisque l’horreur peut surgir de n’importe quel point de la vie quotidienne. C’est cela la terreur ! La terreur n’est pas la même chose qu’une peur qui a un objet et qui mobilise une préparation pour y répondre. Quand on prend sa voiture, on peut avoir une disposition psychique de vigilance et de préparation à affronter un danger plus ou moins grand.

Mais, là, ce qui est déstabilisant, c’est l’émergence d’une menace à n’importe quel moment du jour ou de la nuit, n’importe où, par n’importe qui et avec n’importe quoi. Il faut bien prendre toute la mesure que c’est un défi politique en général, lancé à la démocratie en particulier. Le défi lancé à une société de la marchandise et du spectacle.

Ces attentats nous pousseraient dans un agenda que nous ne contrôlons plus ?

ROLAND GORI On voit bien comment les médias et les politiques sont pris par une stratégie de l’émotion et de la réaction immédiate. On peut se demander jusqu’à quel point on ne tombe pas dans le piège tendu par Daech. Le président de la République, le premier ministre et le ministre de l’Intérieur doivent-ils tous se rendre sur la scène des tragédies ? Je n’ai pas de réponse toute faite, mais nous devons bien penser, réfléchir aux ripostes politiques à apporter à une situation de crise absolument tragique.

Cette Star Academy de l’horreur est le moyen pour un certain nombre d’individus d’obtenir une reconnaissance sociale qu’ils n’avaient pas par ailleurs. Nous sommes confrontés à une logique d’information calquée sur celle du marché : l’Audimat. Il faudra prendre la peine d’y réfléchir et de savoir si c’est toujours la bonne mesure de faire de la publicité au meurtrier.

Dans ces meurtres de masse, la religion est convoquée par ces groupes terroristes, comment comprendre cette instrumentalisation ?

ROLAND GORI Dans mon livre l’Individu ingouvernable (1), j’ai appelé des « théofascismes » ces groupes terroristes qui veulent accomplir une révolution conservatrice internationale par une minorité agissante et sanglante que rien n’arrête. Ils n’ont aucune morale, ni aucune sensibilité. Au contraire, ils font l’éloge de la cruauté et de sa mise en spectacle. On a déjà connu cela. Cela s’appelait le fascisme. Quand je parle de « théofascismes », je ne fais pas appel à des formes particulières d’embrigadement mais je fais référence à ces mouvements révolutionnaires conservateurs qui apparaissent dans le « clair-obscur » d’une crise de civilisation, celle de la démocratie libérale.

Face à une civilisation matérialiste qui se réclame des valeurs du commerce, de la finance, de la technique, de la raison pratique, tous les laissés-pour-compte de la planète cherchent des alternatives et ce, d’autant plus que les alternatives progressistes que pouvaient représenter le communisme, le socialisme, l’humanisme ont beaucoup de peine à se faire plébisciter par les peuples. On ne peut pas définir un profil type. Il n’y a pas que des populations opprimées qui vont dans les bras de Daech, pas que des jeunes de banlieue.

Il y a aussi des convertis issus de la jeunesse de la classe moyenne ! Par contre, on peut définir les conditions d’émergence de ce type de mouvements qui pour moi rappellent étrangement les mouvements nationalistes, antisémites, populistes de la fin du XIXe siècle et les partis qui se sont constitués dans l’entre-deux-guerres. Comparaison n’est pas raison. C’est une analogie. Dans les trois cas des crimes fascistes ou nazis, des pogroms antisémites ou des crimes de ces sectes sanguinaires, il y a quelque chose de commun : ce sont des crises des valeurs et pratiques libérales.

Je ne crois pas que le ressort soit la religion. L’habillage religieux, la rhétorique jettent un sens, donnent une direction à des meurtres de masse qui sont déterminés par bien d’autres choses que le religieux voire l’idéologique. De la même façon que le nationalisme n’est pas forcément l’amour de la nation et de la patrie, le djihadisme n’est aujourd’hui pas forcément l’amour de l’islam.

La question qui se pose aujoud'hui, à ceux qui y croient et à ceux qui n’y croient pas, est de trouver ensemble une réponse progressiste et humaniste à cette terreur... Mais, comment faire ?

ROLAND GORI Nous sommes allés tellement loin dans le désenchantement du monde et dans la désacralisation de l’univers et des objets et êtres vivants qui nous entourent, que nous sommes maintenant face à la nudité d’une raison purement instrumentale. Le terrorisme tombe d’ailleurs lui aussi dans cette rationalité instrumentale puisqu’il fait feu de tout bois et ramasse tout pour nourrir son combustible de la terreur. Ils appartiennent bien à la même civilisation, notamment dans une certaine lucidité féroce dans la conception du monde actuel.

Cette perte de sens de l’existence, de direction et de valeurs. Cette perte de morale et d’intelligence critique du monde est quand même ce qui nourrit aussi bien la guerre de tous contre tous sur le marché de la compétitivité et de la flexibilité, qui démolit les protections et qui favorise l’émergence de révolution conservatrice, qui en définitive fait partie de la même niche culturelle que la montée des extrêmes droites, des racismes, des nationalismes, etc. Nous avons perdu des raisons d’espérer. Or il faut redonner à la jeunesse des motifs d’espérer qui ne peuvent reposer que sur une promesse et une confiance. De ce point de vue, le politique est en panne.

À mon avis, il y a la nécessité de réinventer la démocratie par l’humanisme, c’est-à-dire par la promotion de valeurs qui placent l’humain au centre des manières de gouverner. Montesquieu avait dit que le propre des dictatures et des tyrannies, c’est le gouvernement par la terreur. Le danger aujourd’hui est que les démocraties multiplient les mesures sécuritaires et en arrivent à perdre leur âme de liberté et de confiance. Après le pacte de stabilité, nous avons eu le pacte de sécurité. Je proposerai aujourd’hui le pacte d’humanité. La vision néolibérale de l’humain, la logique d’austérité, la financiarisation généralisée des activités humaines ont fabriqué ces monstres de Daech, du Front national et des extrêmes droites et racismes en Europe. Il faut tirer un trait sur le néolibéralisme, il faut établir son acte de décès. Il a accru les inégalités sociales, les divisions.

Quelles réponses peut-on apporter à ce défi ?

ROLAND GORI Il n’y a pas de réponses uniques. Il faut évidemment rassurer les populations devant le caractère de plus en plus sanglant. Le familier devient de plus en plus menaçant. Cette perte de stabilité intérieure peut conduire à la pire des catastrophes et à des réactions terribles de type raciste ou à des stratégies autoritaires. En même temps, on ne peut pas sous-estimer le besoin de protection, de sécurité, des populations.

Ces mesures de vigilance sont insuffisantes. Elles traitent le symptôme mais ne traitent pas la maladie. Je le redis, c’est dans le clair-obscur de la crise du néolibéralisme que sont nés ces monstres. Il faut considérer que la sécurité c’est aussi ce que peut apporter notre environnement social, culturel, symbolique, matériel. Prenons un exemple. Je trouve terrible que l’état d’urgence ait été prolongé au même moment que passait quasiment sans réactions la loi El Khomri avec le 49-3. Avec cette loi, on a divisé, on a produit un dissensus dans l’opinion publique, on a créé un fossé entre le gouvernement et l’opinion publique.

C’est une mesure d’insécurité. La sécurité, c’est aussi la protection sociale, la santé, l’éducation, la culture, la justice, etc. Quand j’entends l’opposition prôner le renforcement des mesures sécuritaires alors qu’ils ont diminué les effectifs de la fonction publique, je trouve qu’il y a quelque chose d’obscène. Cela fait partie justement de la société du spectacle, qui discrédite complètement la parole politique. De ce point de vue, il faut que le politique réhabilite sa parole. Cela passe par prendre des décisions, ce n’est pas de confier sa décision à des indicateurs quantitatifs de performance économique et financière ou de sondage d’opinions. Réhabiliter sa parole c’est avoir la capacité de prononcer une parole vraie, authentique, ce n’est pas simplement faire une déclaration à responsabilité limitée aux chaînes de télévision.

Donner des raisons d’espérer, de penser l’avenir. « Vivre sans avenir, disait Camus, c’est vivre comme des chiens contre les murs. » Il faut rétablir « le langage de l’humanité ». Pour reprendre en le paraphrasant encore l’écrivain qui parlait de cette « éternelle confiance qui fait penser à un humain qu’il peut tirer d’un autre humain des relations d’humanité » à partir du moment où on lui parle « un langage d’humanité ». La culture a une grande importance, l’art et tout ce que l’on peut considérer comme religion laïque, au sens de relier les hommes entre eux.

Quand ils ne sont pas reliés entre eux, ils sont dans un désert. Ils se retrouvent esseulés, désespérés, prêts à se jeter dans les bras de n’importe qui pour y trouver une identification. Être ensemble cela veut dire que l’on ne risque rien. On peut toujours rencontrer un fou qui vous tire dessus, un fanatique soi-disant religieux qui se fait exploser, mais la présence de l’autre nous rassure sur la manière d’être au monde. De ce point de vue, il y a vraiment toute la copie à revoir dans la manière de gouverner les humains.

En Europe, nous avons la nécessité d’opérer ce que Stefan Zweig appelait « une désintoxication », de repenser l’Europe, non plus à partir d’un dispositif pour faire des affaires, mais en étant un lieu d’histoire, de culture partagée et de construire une « fraternité européenne », comme disait Victor Hugo en 1848. Seule une fraternité européenne pourra faire face au défi de la modernité.

D’aucuns ressortent le « choc des civilisations » et voudraient nous embarquer dans une guerre de religion ?

ROLAND GORI Je voudrais rappeler cette phrase extraordinaire de Sébastien Castellion que cite Zweig, ce protestant qui s’est opposé à Calvin à la suite du meurtre de Michel. Je cite cette référence pour dire qu’il n’y a pas que Daech. On peut avoir des groupes audacieux qui se revendiquent d’une doctrine ou d’un dogme pour pouvoir imposer la terreur à une ville ou à un pays, aujourd’hui au monde entier.

Zweig reprend Castellion : « Tuer un homme n’est pas défendre une doctrine, tuer un homme c’est d’abord et avant tout un homicide. » Ce qui se produit aujourd’hui, ce ne sont pas des guerres de religion ou bien de civilisation. Nous sommes face à quelque chose de l’ordre du meurtre et ces meurtres ont un rapport étroit avec les passions nihilistes d’une époque qui a justement oublié les grandes valeurs de l’humanisme, valeurs de l’humanisme qui ne sont pas propres à l’Occident mais qui sont partagées par bien des cultures et des civilisations.

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25/07/2016

Avoir une religion ne signifie pas forcément croire en Dieu

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Une majorité (53%) des jeunes français interrogés affirme "avoir une religion".

Un jeune sur deux âgé de 18 à 30 ans considère qu'il est difficile d'être croyant en France, selon un sondage OpinionWay publié dans La Croix. Une majorité (53%) des jeunes interrogés affirme "avoir une religion" et, contrairement aux idées reçues, les jeunes femmes se montrent moins croyantes que les hommes (51% contre 55%).

Les jeunes se disent à 42% catholiques, selon ce sondage sur les jeunes et la religion. L'islam (4%), le protestantisme (3%), le judaïsme (1%) et le bouddhisme (1%) sont minoritaires, alors que 2% affirment adhérer à d'"autres religions".

pape1.jpgAvoir une religion ne signifie pas forcément croire en Dieu. Religion n'est toutefois pas forcément synonyme de foi : paradoxalement, seulement 68% de ceux qui affirment avoir une religion croient en l'existence de Dieu, tandis que 22% des jeunes qui disent ne pas en avoir n'excluent pas cette possibilité. 

La moitié des personnes interrogées (50%) estiment que la religion est une source de division et seulement un jeune sur cinq (20%) la voient comme un facteur de paix. Par ailleurs, 69% des jeunes considèrent que la dimension spirituelle ou religieuse n'est pas importante pour réussir sa vie personnelle.

>> Étude réalisée par questionnaire auto-administré en ligne entre le 9 et le 17 juin sur un échantillon représentatif de 988 personnes âgées de 18 à 30 ans, selon la méthode des quotas.

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11:16 Publié dans Connaissances, Planète, Société | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : religions, musulman, catholiques, juifs | |  del.icio.us |  Imprimer | | Digg! Digg |  Facebook | | Pin it!

20/07/2016

Inès Safi : "Pour en finir avec le choc des ignorances"

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Chercheuse au CNRS en physique théorique, et dialogue entre sciences et foi, Inès Safi souligne l’urgence d’une éthique des rapports économiques, géopolitiques et écologiques pour rétablir une confiance entre tous.

Les adeptes du choc des civilisations semblent valider leur théorie à travers l’actualité tragique. Or, nous pourrions nous demander si ces tragédies n’ont pas été attisées par l’adoption de cette théorie, qui ne serait qu’une hypothèse erronée, donc une des facettes de l’ignorance résidant au cœur de l’intolérance.

Ne doit-on pas plutôt défendre la théorie du choc des ignorances, dont la multiplicité procède de la diversité de leurs modalités et de leurs alliances ? D’une part, les modalités de ces ignorances se manifestent dans la désinformation et les mensonges qui manipulent l’actualité et l’histoire, en générant parfois des guerres, ainsi que dans l’essentialisation et le réductionnisme desséchants opérés sur les êtres, les courants de pensée et les religions. D’autre part, les alliés de ces ignorances sont légions : extrémistes religieux ou antireligieux, marchands d’armes et financiers avides de gains, ou politiciens et dictateurs assoiffés de domination. Et la liste n’est pas exhaustive… 

Il est possible de distinguer, d’une façon schématique et simplifiée, deux camps regroupant des « combattants » qui se croient adversaires, alors qu’ils sont en réalité solidaires : d’un côté, ceux qui portent des visions sectaires et rétrogrades de l’islam ; de l’autre, ceux qui portent le drapeau de l’islamophobie savante et virulente, tout en adoptant la position du premier camp selon laquelle il n’existe qu’une seule lecture possible de l’islam. Les ignorances de ces deux camps forment alors des miroirs mis en abyme, qui réduisent symétriquement l’islam à des textes scripturaires facilement accessibles et déchiffrables par la logique, révélant une charia qui exclut les infidèles de la félicité. À travers cette réduction à un seul moment historique et à un socle unique, ils sapent toutes les interactions de l’islam avec son passé et ses environnements, ainsi que son évolution dynamique ouverte, ses ramifications en une multitude de modes de vie, de pensée, d’expressions foisonnantes, qu’elles soient artistiques, culturelles, scientifiques ou philosophiques.

Ces deux camps sont d’autant plus solidaires qu’ils ignorent les innombrables écoles de la spiritualité profonde de l’islam en tant que religion de l’Amour, où la diversité des voies est perçue comme un ensemble des chemins menant vers le même sommet, où chaque créature représente une manifestation sacrée de la Beauté. Ces ignorances communes procèdent en fait d’une loi commune : la soumission aveugle à la logique du tiers-exclu, qui empêche même ceux qui sont adeptes d’une religion d’accéder à la spiritualité.

Un cercle vicieux

Les deux camps s’enferment de surcroît dans un cercle vicieux d’action-réaction où chacun alterne entre le rôle de bourreau et celui de victime, et alimente son ignorance de l’autre, du rejet de l’autre, et vice versa. Car l’ignorance entraîne la peur de celui que l’on méconnaît ; la peur conduit à la haine et au rejet de celui qui devient une menace ; et cette haine et ce rejet entraînent la diabolisation et la diffamation qui justifient à leur tour les combats de diverses natures, ce qui amplifie encore l’ignorance, et ainsi de suite. Je n’énonce qu’une simple évidence si je rappelle que l’antidote à l’ignorance est la connaissance. Mais les ignorances étant multiples, tout comme leurs modalités et leurs alliances, les connaissances devraient l’être tout autant.

Chacun a besoin de connaître autrui, mais aussi de se connaître soi-même, de s’aimer soi-même et d’aimer autrui. Il est important de mieux connaître les religions et les cultures de ceux que l’on côtoie, tout en accédant à sa propre culture et à sa propre religion, et en prenant conscience de leurs intimes relations et interactions passées et actuelles. Il serait alors crucial de créer des modes d’accès à ces richesses, indépendamment de la propagande et de la démagogie des détenteurs des pouvoirs économiques et religieux.

Il est clair que le monde occidental (dont les contours sont certes mal définis) a aussi une responsabilité de taille dans le combat contre l’ignorance qui ne fait qu’empirer dans ses rangs, par le dédain porté aux joyaux spirituels, poétiques et littéraires islamiques qui ont façonné sa propre culture ; ces lacunes émanent d’une volonté d’hégémonie coloniale passée ou même présente.

Aussi, les domaines de la culture, du savoir et des sciences ont besoin d’être libérés d'une forme de « rationalité pratique » généralisée et normative à tous les champs de la vie, qui voit la domination exclusive d'un paradigme économique selon lequel l'humain devient une variable d'ajustement, et les plus faibles, des sources de profit auxquelles les puissants n’appliquent plus leurs prétendues valeurs. La justice est essentielle pour rétablir la confiance, qui est une des conditions de la connaissance réciproque. Et la connaissance générant plus de confiance, nourrit à son tour un cercle vertueux. Cette connaissance implique le respect des valeurs, sans discrimination, et un traitement équitable en termes de savoirs, d’informations ou de répartition des territoires et des richesses. Une éthique des rapports économiques, géopolitiques et écologiques devient d’une grande urgence.

La belle mosaïque de l’œuvre divine

D’un point de vue musulman, nous sommes appelés à changer ce qui est en nous-mêmes afin que Dieu change notre état, pour paraphraser un verset coranique. En particulier, en remédiant à l’ignorance qui sévit, et pour contrer la wahhabisation des esprits. Il ne s’agirait alors pas seulement de modalités d’acquisition rationnelles du savoir, mais de celles qui relèvent de l’expérience et du goût. Il est primordial de plaider en faveur de la revivification de la véritable tradition (à différencier des coutumes vides de sens) et de la réouverture des voies de connaissance par le cœur.

Le mystique soufi Al-Ghazâlî (1058-1111) écrivait : « Celui dont l’œil du cœur n’est pas ouvert ne perçoit de la religion que l’écorce et l’apparence, non le fond et la réalité » (Kitâb al-‘Ilm – Le Livre de la science). Un pilier primordial de cette connaissance est le tawhîd, l’Unicité, au sein de laquelle notre essence est une à un niveau de réalité au-delà du monde sensible. Le tiers-exclu est ainsi dépassé, car les différences sont en fait des contingences, et la multiplicité s’intègre harmonieusement dans l’Unicité : « Toutes les formes sont des images reflétées dans l’eau du ruisseau. Lorsque tu te frottes les yeux, en réalité, toutes sont Lui » (Rûmî, poète du XIIIe siècle).

Toute créature est lieu de manifestation divine, dont l’amour et la connaissance est un chemin inévitable vers l’Amour et la Connaissance de Dieu, l’ultime but de la réalisation spirituelle. « Ô vous, êtres humains. Nous vous avons créés d'un mâle et d'une femelle et Nous avons fait de vous des peuples et des tribus afin que vous vous reconnaissiez les uns les autres » (Coran 49, 13). Le but primordial de cette différentiation entre homme et femme, ou entre peuples, la connaissance ou la reconnaissance, ne se réduit pas ici à faire simplement « connaissance ».

C’est que l’être distinct me ramène à des vérités que je ne percevrais pas seul : il est pour moi un miroir où se reflètent des attributs divins qui complètent ceux qui se manifestent en moi. Aimer et connaître ceux qui sont différents n’est guère une option : c’est un fondement même du cheminement. Reconnaître l’unité derrière la multiplicité, la proximité derrière l’altérité, c’est contempler cette diversité des formes sans laquelle la belle mosaïque de l’œuvre divine perdrait son sens. Connaître cette mosaïque est aussi une manifestation de notre amour : car l’amour de la Connaissance a pour terme la connaissance de l’Amour.

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12/07/2016

Gaza, les vivants et les morts de l’été 2014

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Les journalistes Anne Paq et Ala Qandil proposent un webdocumentaire sur des familles palestiniennes décimées lors de l’offensive israélienne à Gaza, en 2014. Bouleversante plongée dans cette guerre faite aux civils, leur travail livre des pistes pour demander justice.

« Comment se reconstruire quand vous avez perdu une partie voire toute votre famille, que votre maison a été détruite, que vous ne pouvez pas retrouver de travail, le tout dans des conditions matérielles impossibles et sur un territoire soumis au blocus ? »

À cette question que pose Anne Paq, le webdocumentaire #ObliteratedFamilies (Familles décimées) dont elle est la coréalisatrice, n’apporte pas de réponse. Il nous parle des morts et des vivants, des pertes irrémédiables, met des visages et des corps sur la guerre, donne à voir les traumatismes profonds et durables occasionnés par les bombardements, mais aussi la soif de justice du peuple qui les subit. Et c’est déjà beaucoup.

Le tribut des familles

Durant 51 jours, pendant l’été 2014, l’armée israélienne a mené dans la bande de Gaza une offensive militaire – "Bordure protectrice" – qui a coûté la vie à près de 2.200 Palestiniens, très majoritairement des civils, dont plus de 500 enfants, fait plus de 11.000 blessés, dont au moins 1.000 enfants aujourd’hui handicapés à vie, et laissé 100.000 Gazaouis sans-abris.

Après les opérations "Plomb durci" de décembre 2008/janvier 2009 et "Pilier de défense" de novembre 2012, c’était la troisième fois en six ans que le petit territoire subissait la violence (aérienne, terrestre, navale) de l’armée israélienne. « La confrontation armée est le terrain d’Israël, et il y excelle », résume la journaliste Amira Hass, dans son texte d’introduction au webdoc. Un terrain généralement jonché de cadavres lorsque "Tsahal" s’en retire, notamment dans la bande de Gaza. « Au sortir de la confrontation, il y a eu cette statistique effroyable donnée par les Nations Unies, qui m’a vraiment choquée, rappelle Anne Paq :

« En 51 jours de bombardements, 142 familles ont perdu au moins trois membres ou plus. Il y a toujours eu beaucoup de civils tués par l’armée israélienne, mais là c’est vraiment une caractéristique spécifique à cette offensive. C’est cela qui m’a conduit à mener ce travail en partant des familles. »

Journaliste-photographe française membre du collectif Activestills, un collectif établi en 2005 par des photographes et documentaristes pour qui « la photographie doit être un outil de changement social et politique » (à voir ici ), Anne Paq pratique la Palestine depuis une quinzaine d’année et a commencé à se rendre régulièrement dans la bande de Gaza en 2010. « Il m’a semblé important de passer du temps sur place pour parler du siège, des bombardements, documenter la situation ». En 2014, c’est d’Europe qu’elle suit la montée des tensions à l’approche de l’été. Dès que l’offensive militaire est déclenchée, elle se rend sur place. « J’y suis restée trois semaines, jusqu’à mon point de rupture. Je suis ensuite revenue à Gaza en septembre ».

L’histoire des victimes

Sur place, travaillant comme journaliste pour divers médias, elle est happée par la couverture de l’info, plongeant dans une « incessante série d’atrocités ».

« On est à l’hôpital, dans les morgues, il y a les corps qui défilent, les familles ravagées qui débarquent et c’est extrêmement frustrant de ne pas connaître l’histoire de ces personnes. En septembre suivant, pour moi, c’était important de retrouver certaines de ces familles ».

En compagnie de sa collègue Ala Qandil, journaliste palestino-polonaise, et avec le concours du Centre Al Mezan pour les droits humains (à voir ici) qui l’oriente sur d’autre pistes, elle va au final documenter l’histoire d’une cinquantaine de familles. Qui, un jour de juillet ou d’août 2014, en quelques secondes, ont basculé dans l’horreur. Le grondement d’un avion, le sifflement d’un missile, le fracas d’une bombe. Et dans le chaos des ruines fumantes, les corps des enfants, du père, de l’épouse, des frères, de la cousine. Parfois découpés en morceaux, brûlés. Les survivants racontent.

Parmi ces histoires, il y a celle de la famille Suheibar. Le 17 juillet, Afnan, huit ans, ses deux cousins Jihad et Wassim, dix et neuf ans, ont été tués par un missile tiré d’un drone. Ils étaient sur le toit de la maison pour nourrir les oiseaux. Des fragments du projectile ont permis d’identifier le fabriquant d’un composant, la société française Exxelia Technologies. Le 29 juin dernier, la famille Suheibar, soutenue par l’ACAT, a porté plainte en France contre cette société pour complicité de crime de guerre et homicide involontaire. Anne Paq explique pourquoi « Faire écho à de telles démarches fait partie de nos objectifs :

« Leur plainte permet de mettre en lumière les complicités avec Israël, d’établir des liens. Tout cela est important parce que si l’impunité d’Israël perdure, ça recommencera. Aujourd’hui d’ailleurs, la question n’est pas tant de savoir si la bande de Gaza sera de nouveau frappée mais plutôt quand... »

La colère et la justice

En attendant, #ObliteratedFamilies permet aussi de rappeler cette réalité : « Il n’y a jamais de retour à la normale à Gaza. Les attaques, c’est tragique, mais il y a un avant, un après. Durant l’offensive de l’été 2014, les hôtels du territoire étaient plein de journalistes. Lorsque je suis revenue en septembre, il n’y en avait plus un seul. Il faut pourtant montrer la lenteur de la reconstruction et dire que la situation de siège et l’omniprésence dans le ciel de chasseurs ou de drones sont anormale et injuste. Tout le temps. »

« La colère est là, bien sûr mais c’est surtout la soif de justice qui est exprimée, poursuit Anne Paq. Et ce d’autant plus qu’ils ne sont pas reconnus en tant que victimes par Israël, dont le discours est de renvoyer la responsabilité de tous ces morts aux Palestiniens eux-mêmes. Alors que rien ne peut justifier que l’on tue ainsi des civils : les principes de distinction entre civils et combattants et celui de la proportionnalité existent en droit international... »

Des principes évanouis durant l’été 2014, comme le montre ce webdocumentaire très abouti. Alternant textes, vidéos et photos (en arabe, anglais et français), #ObliteratedFamilies propose les histoires de dix familles ; cinq sont déjà accessibles, les suivantes le seront au fil des semaines, d’ici la fin du mois d’août. Un kit d’exposition téléchargeable et donnant des informations sur les autres familles rencontrées dans le cadre du projet devrait bientôt être disponible. Pour que « tous ceux qui le souhaitent puissent se saisir du sujet et l’exposer ».

Article publié dans Regards

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20:15 Publié dans Actualités, Connaissances, International | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : gaza, 2014, vivants et morts | |  del.icio.us |  Imprimer | | Digg! Digg |  Facebook | | Pin it!