23/05/2016
Palme d'or au festival de Cannes : Ken Loach ne renonce pas
Six fois primé au festival de Cannes, où il avait reçu la Palme d'or en 2006 pour Le Vent se lève, Ken Loach, 79 ans, se voit couronner pour la deuxième fois avec Moi, Daniel Blake, qui raconte les démarches d’un menuisier cardiaque pour récupérer sa pension d’invalidité.
Cannes, envoyé spéciale. Ken Loach va célébrer, le mois prochain, son 80e anniversaire. Il se murmurait récemment que le discret cinéaste britannique s’apprêtait à prendre sa retraite. On ne peut certes jurer de rien à propos de son avenir. Néanmoins, force est de constater que l’éminent représentant d’un cinéma engagé n’a pas baissé les armes, toujours prêt à battre le fer contre la dérégulation de l’économie et le démembrement du service public outre-Manche. La force évocatrice de ses films tient dans sa capacité à donner à ses constats, ses colères et ses révoltes un visage humain.
Dans ce vingtième long métrage, le douzième en compétition, il a les traits du menuisier Daniel Blake (Dave Johns). Ouvrier expérimenté et compétent, Daniel se remet à peine d’un problème cardiaque. D’un côté, son médecin lui interdit de travailler. De l’autre, sa pension d’invalidité lui a été supprimée après un entretien succinct avec une professionnelle de santé représentant une entreprise privée, mandatée par l’État pour évaluer la légitimité de ses allocations. Daniel n’est pas homme à se laisser traiter de la sorte. Il multiplie les appels et les déplacements pour faire valoir ses droits. Mais, même avec la meilleure volonté du monde, ce travailleur manuel peine à se faire entendre dans cet univers dématérialisé où tous les services ont été numérisés, rendant toute discussion et toute négociation quasi impossibles. Au cours de ses démarches, il rencontre Rachel (Hailey Square), une mère célibataire avec deux enfants. Elle aussi doit lutter afin de toucher intégralement ses indemnités. L’ouvrier proche de la soixantaine et la jeune mère de famille tentent de s’entraider pour conserver la tête hors de l’eau et trouver des alternatives.
À la lisière de Raining Stones, de My Name is Joe et d’It’s a Free World, Moi, Daniel Blake ne renouvelle pas le cinéma de Loach. Il n’empêche, ce film n’en demeure pas moins captivant, incarné et traversé par des fulgurances. En une séquence au Pôle emploi britannique, il rappelle à quoi mène l’assentiment aveugle. De simples employés deviennent les plus féroces serviteurs d’un système aliénant, culpabilisant et répressif. Les justes, ceux qui tentent de se révolter, sont menacés et mis sur la touche. En filigrane, le cinéaste interpelle la classe ouvrière, incite à ne pas renoncer à la bataille. Avec Loach, la lutte des classes n’a rien perdu de son acuité. L’oligarchie l’a compris et la mène sans retenue. Le cinéaste est paré au combat. Ken Loach reste rouge vif.
Moi, Daniel Blake, de Ken Loach. Grande-Bretagne, 1 h 40.
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16/05/2016
Bruno Dumont : « Ici, on n’aime pas le bourgeois, donc on le bouffe »
Cinéaste exigeant, à l’œuvre parfois austère, Bruno Dumont s’essaie à la comédie, un an après son incursion dans le genre avec la série P’tit Quinquin. Il mêle le grotesque des origines du cinéma à la férocité de la comédie italienne, en y ajoutant une dose de merveilleux.
Ma Loute, de Bruno Dumont. 2 h 02, France-Allemagne. Bruno Dumont réalisateur.
Cannes (Alpes-Maritimes), envoyé spécial.
Dans quelle mesure votre film vous permet-il de revisiter l’histoire du cinéma ?
Bruno Dumont. Je passe beaucoup de temps à regarder des films anciens. Même pour découper des scènes, j’ai besoin de me replonger dans le premier cinéma, de voir comment on faisait. On a besoin d’apprendre. Cela ne tombe pas du ciel.
En quoi Ma Loute est-il une comédie de cinéma expérimental ?
Bruno Dumont. J’ai toujours fait du cinéma expérimental dans le sens où je filme ce que je ne comprends pas. Ce qui m’intéresse, c’est de mettre deux acteurs en présence, un dialogue comme un pétard, de tout faire sauter et de voir ce qu’il se passe. Le tournage, très important, est là pour éprouver le scénario. Le scénario est une mise en situation d’acteurs. Ils transforment énormément. Et moi, j’examine. J’aime bien regarder avec distance. Sans m’impliquer.
Vous donnez l’impression de ne pas savoir où vous mettez les pieds alors que votre cinéma est très maîtrisé…
Bruno Dumont. Je ne dis pas le contraire, mais c’est la conjonction des deux. Le cinéma est très préparé. Il faut le texte, décider où on met la caméra. Mais il y a quand même une part d’imprévu. Cet imprévu, c’est le hasard qui fait la vie. C’est chiant, un acteur qui récite son texte. Cela n’a aucun intérêt. Il y a un paradoxe entre la préparation et l’impréparation. Elle est aussi bienvenue.
La parole et les accents ont énormément d’importance dans Ma Loute…
Bruno Dumont. Il y a plein de couches. Dans le muet, les chutes, les culbutes, les envolées sont toute la machinerie. Mais ce n’est pas que cela. La parole m’intéresse aussi. Les Van Peteghem (les bourgeois du film – NDLR) ne sont pas loin du théâtre de boulevard qui repose surtout sur la parole. Alors que le comique des policiers repose plus sur les chutes, le grossissement des traits. Il y a aussi une forme de théâtre de l’absurde, des dialogues à la fois sensés et insensés. La psychologie ne m’intéresse pas du tout. Les dialogues normaux m’emmerdent. Je cherche toujours à casser ça, à trouver la présence du saugrenu pour empêcher le convenu.
Votre film fait également penser à Mary Poppins, aux comédies d’Ettore Scola et au cinéma Italien des années 1970…
Bruno Dumont. Le cinéma comique italien est particulièrement fort dans son cynisme. Il est bien adapté au monde d’aujourd’hui. Il faut gratter l’humour profondément, pas simplement faire des jeux d’esprit. Il y a une forme d’agressivité comique à l’époque de Monicelli, Risi et compagnie. Ce côté un peu persifleur, iconoclaste, me plaît bien. Il faut appuyer fort. Mais le film évolue aussi vers le merveilleux. Son incongruité lui fait quitter la terre du réel. On s’envole très vite dans une forme de surréel. Et, dans le surréel, le merveilleux n’est pas loin.
Pourquoi avez-vous choisi cette fois de faire un film d’époque ?
Bruno Dumont. Il est très difficile de filmer le monde contemporain. On n’y voit rien. Pour comprendre le réel, il faut le modifier. Pour rendre la chose précise, il faut l’altérer. Le fait d’amener ces personnages dans un passé pas très lointain permet d’en prendre les couleurs et les vêtements, de donner de l’extériorité aux traits. Le comique est une simplification du réel. Le fait que les riches sont habillés en riches et les pauvres en très pauvres est très clair. C’est une époque où les différences entre les individus étaient visibles. C’est moins clair aujourd’hui. Le cinéaste doit faire un travail d’expressionniste. Je montre ces distances et ces différences. C’est une métaphore de nous-mêmes sous les traits du passé.
Qu’est-ce que la vision de ces pêcheurs qui portent des riches dans leurs bras pour leur éviter de se mouiller raconte du monde d’aujourd’hui ?
Bruno Dumont. On tient là toute l’amplitude de la condition humaine, ceux qui ont quelque chose et ceux qui ont peu. Il y a à la fois de l’attraction et des réticences. On est attiré les uns par les autres et on se déteste. Il y a dans l’homme le meilleur et le pire. Sans jugement de classe, il y a chez les plus bourgeois ce refus de l’autre. Pour les pêcheurs, l’anthropophagie est ici une manière de montrer qu’on n’aimait pas le bourgeois. On ne l’aime pas donc on le bouffe.
Pourquoi magnifiez-vous le paysage ?
Bruno Dumont. L’homme est une terminaison du paysage. Nous en sommes les parties mobiles. Ma Loute est quand même une espèce de chant optimiste à la gloire et à la beauté. Je suis très emballé par la vie. J’aime filmer des choses tristes sous une grande lumière. Il était important que le paysage soit radieux. Comme on est dans le merveilleux, c’est donc aussi un Nord imaginaire, transformé, idéalisé.
15:42 Publié dans Actualités, Cinéma, Entretiens | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : ma loute, entretien, bruno dumont | | del.icio.us | Imprimer | | Digg | Facebook | |
04/05/2016
DALTON TRUMBO
FILM DE JAY ROACH
En 1947, Dalton Trumbo fait partie des scénaristes respectés à Hollywood : son talent et sa rapidité en font un collaborateur recherché. Mais, c'est à cette époque que le sénateur Joseph McCarthy et le Comité des activités antiaméricaines se lancent à la poursuite des artistes hollywoodiens liés de près ou de loin au parti communiste.
Dalton Trumbo et certains de ses amis font ou ont fait partie de ses sympathisants. Si certains se demandent s'il faut collaborer avec McCarthy, Trumbo, fervent supporteur de la liberté d'expression, s'y refuse catégoriquement. Ce qui pourrait mettre sa carrière en péril...
Critique
Par Cécile Mury, Télérama
Crépitement de machine à écrire. Bruits d'eau. Le scénariste Dalton Trumbo travaille dans sa baignoire. Clope au bec et lunettes sur le nez, trempant devant une planche en équilibre instable, surchargée de feuillets et de cendriers, il tape comme un forcené. C'est ainsi qu'on nous présente le grand homme, ainsi qu'on le reverra souvent : portrait de l'artiste en stakhanoviste tout-terrain, débordé, mais jamais noyé... Dalton Trumbo est une figure historique comme en raffole d'habitude Hollywood, un vrai résistant, prêt à (presque) tout sacrifier pour ses idées, un bourreau de travail opiniâtre, surdoué, et, en définitive, victorieux de ses adversaires et de l'adversité.
Il n'a qu'un seul défaut, qui explique sans doute pourquoi ce biopic intelligent arrive si tard (le « vrai » Trumbo est mort en 1976) : c'est la plus célèbre victime de la chasse aux sorcières, sombre période où, sous l'emprise du maccarthysme, le Tout-Hollywood des années 50 s'est transformé en marigot paranoïaque. Une foire au lynchage et aux trahisons que peu de films ont, jusqu'à présent, revisitée. Jay Roach, d'ordinaire versé dans des comédies grand public (Mon beau-père, mes parents et moi) et son scénariste, John McNamara, ont osé s'attaquer au sujet. Ils usent habilement des ficelles de la biographie (une tranche de vie privée, une tranche de reconstitution soignée) pour appuyer leur démonstration politique : dénoncer les symptômes et les conséquences d'une poussée de fièvre fascisante en pleine guerre froide.
Reconnu coupable d'appartenir au Parti communiste américain, Dalton Trumbo écopa de onze mois de prison et, inscrit sur la liste noire des « traîtres » de Hollywood, perdit le droit d'exercer son métier. Il dut travailler dans l'ombre, utilisant prête-noms et pseudonymes, embauchant au passage sa famille pour livrer ses scripts. Ironie suprême : durant sa clandestinité, la profession lui décerna deux oscars sans le savoir (pour les scénarios de Vacances romaines, de William Wyler, et Les clameurs se sont tues, d'Irving Rapper).
Dans la peau de cet homme exceptionnel, à la fois attachant et tyrannique, rusé et intègre, Bryan Cranston (Breaking bad) tient le rôle de sa vie. On irait voir le film rien que pour son charisme, son énergie, son élégance narquoise, jusqu'au bout de la moustache.
Autour de lui, ce drame, traité avec la fluidité, l'humour et l'éclat d'une comédie, ressuscite tout un monde où les célébrités échappent, comme par miracle, à l'habituel effet « musée Grévin ». On croise, côté ennemis, un John Wayne benêt et ultra conservateur, une Hedda Hopper (fameuse pasionaria de l'anticommunisme) toute en perversité doucereuse. Mais c'est dans le clan Trumbo qu'on trouve les plus beaux portraits : Edward G. Robinson, l'acteur blacklisté, forcé à la trahison, ou Kirk Douglas, qui, avec Spartacus, offre sa chance de réhabilitation au scénariste paria.
Paradoxalement, le plus poignant, le plus fort de tous ces personnages est celui qui n'a pas vraiment existé : un scénariste, combinaison imaginaire de tous ceux que l'hystérie maccarthyste a irrémédiablement détruits. Chacun de ces rôles est une aubaine pour les comédiens, servis par des répliques ciselées... et parfois authentiques. Comme cette phrase de Dalton Trumbo, lors d'un interrogatoire de la commission des activités antiaméricaines : « Il y a beaucoup de questions auxquelles il ne peut être répondu par oui ou non que par un imbécile ou un esclave. » — Cécile Mury
12:34 Publié dans Actualités, Cinéma | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : dalton trumbo, film, jay roach | | del.icio.us | Imprimer | | Digg | Facebook | |
23/03/2016
UNE JEUNESSE PARISIENNE EN RESISTANCE
Ce documentaire réalisé par Mourad Laffitte et Laurence Karrsznia propose de revenir sur l'histoire de la MOI parisienne et son engagement dans la Résistance ; parmi eux, Henri Krasucki, Paulette Sarcey, Roger Trugnan, Marcel Rayman, Julien Lauprêtre... Beaucoup sont arrêtés et connaissent alors le sort tragique de la torture, des exécutions ou de la déportation, marquant à jamais celles et ceux qui ont survécus.
Figure emblématique, Henri Krasucki aura été un militant du début à la fin de sa vie. Si l'on connaît bien son parcours syndical et politique, on ignore encore trop souvent le cheminement qui l'amena à jouer un rôle essentiel dans la Résistance parisienne ; un engagement qui le mena en déportation dont il confiera plus tard : « On peut subir des conditions pénibles à supporter et avoir une force intérieure augmentée de la capacité d'une force collective qui permet de se surpasser. »
A travers de nombreux témoignages et archives dont certaines inédites, ce film témoigne de ces parcours exceptionnels et met en lumière la culture, le courage, l'intégrité et la force de ces jeunes gens. Il aborde l'espoir et la volonté de toute cette jeunesse parisienne, souvent étrangère et issue du monde ouvrier, avide de faire vivre les valeurs humaines par-delà la xénophobie, l'antisémitisme et les risques encourus. Portés par la volonté d'un monde meilleur, ils dirent non à la barbarie nazie et la collaboration du gouvernement de Vichy en s'engageant, parfois jusqu'à en mourir.
Cette détermination leur a permis de se dépasser, de surmonter cette épreuve indicible et de jouer un rôle majeur dans la résistance parisienne.
Ce documentaire s'inscrit dans une volonté de compréhension, de transmission. Il participe du travail de mémoire tout en réinterrogeant notre présent, faisant écho aux questions d’actualité telles que l'éducation, la culture, les luttes sociales, la montée de l'extrême-droite... « Ni blasé, ni cynique, ni bloqué dans le passé ; tourné vers la vie. Je sais ce que coûte la guerre, le prix de la liberté, celui de la dignité et de la justice », Henri Krasucki. Un message d'une rare actualité.
16:07 Publié dans Actualités, Cinéma, Histoire | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : henri krasucki, une jeunesse parisienne | | del.icio.us | Imprimer | | Digg | Facebook | |