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15/11/2017

Lydie Salvayre : « Cette part de nuit, d’étrangeté, est en chacun de nous »

lydie salvayre.jpgEntretien réalisé par Sophie Joubert, L'Humanité

Prix Goncourt 2014 pour Pas pleurer, Lydie Salvayre signe une tragédie moderne sur le populisme et la haine de l’autre, ancrée dans un village du sud de la France. Entretien.

lydie salvayre tout homme est une nuit.jpgTout homme est une nuit est-il né d’un mouvement de colère ?

Lydie Salvayre Je sors d’une période où me sont tombés dessus simultanément le Goncourt et la maladie. Pendant une saison, j’ai été « les cailloux et la boue noire », comme je le dis dans le texte. Le désert, aucun goût pour rien. Je me suis dit que l’impulsion ne reviendrait peut-être pas. Et puis est arrivée la campagne présidentielle. Pas un jour ne passait sans que j’entende une bassesse, une invective, un propos xénophobe ou d’exclusion. Je me suis dit que je ne pouvais pas continuer à faire mes petits romans, comme si de rien n’était. Je ne pouvais pas et ne voulais pas me dérober, même si je tiens en suspicion la littérature qui surfe sur les événements présents pour aller à l’émotion et faire du réalisme à bon compte. Je suis souvent dans le désir du monde et dans le désir de retrait. Cette fois je me suis dit qu’il fallait y aller. À certaines périodes historiques, d’autres l’ont fait : Malraux pendant la guerre d’Espagne, Charles Péguy ou Zola pendant l’affaire Dreyfus… Me sont venues des questions vieilles comme le monde : pourquoi les hommes reportent-ils leurs inquiétudes sur l’intrus, sur l’étranger, plutôt que de s’en prendre à la racine de leur mal ?

Comment traiter aujourd’hui la question archaïque du bouc émissaire ?

Lydie Salvayre Depuis que j’ai terminé le livre, je lis beaucoup sur le populisme. La victime émissaire est légèrement différente des autres, presque conforme mais pas vraiment. Tout est dans le presque. Selon René Girard (1), elle doit présenter des caractères enviables ou odieux. Mon narrateur a les deux, il est enviable car il ne travaille pas, et son teint un peu bronzé le rend haïssable. Ces choses insignifiantes vont devenir peu à peu des preuves irréfutables, à cause d’une espèce de déraison qui s’empare des uns et des autres, un déchaînement des passions. Mais il me ferait horreur d’être dans le camp du bien. J’essaie de semer des indices pour éviter d’opposer le pauvre exclu à l’infâme populiste. Dans le livre, l’étranger n’est pas pure victime, il est enfermé dans des pratiques citadines, qui séparent le public et le privé. Cette barrière est beaucoup moins étanche à la campagne. Mon narrateur s’exprime bien, il peut apparaître comme un érudit, appartenant à l’élite. De l’autre côté, le village se meurt, déserté par l’industrie. Ses habitants ont le sentiment d’être les derniers représentants d’un monde qui s’achève. Ils essaient de faire groupe, tentent de maintenir un collectif.

La construction du roman alterne deux voix, celle du narrateur, l’étranger, sous forme de journal intime et celle des villageois, dans le café. Le personnage d’Augustin, qui arrive plus tard, incarne-t-il une autre voix possible ?

Lydie Salvayre Je ne peux pas écrire tant que je n’ai pas de forme. J’ai tenté la simultanéité, ce qui est impossible en littérature, contrairement à la musique. Augustin n’est ni dans un camp ni dans l’autre. Il représente une France qui ne serait pas dans le ressentiment ou sur la défensive. C’est peut-être une voix idéale, utopique, celle que j’appelle de mes vœux. Il fait partie de ceux que j’appelle les idiots sublimes, un personnage littéraire que j’aime entre tous : le prince Mychkine de Dostoïevski, le brave soldat Schweyk de Brecht, Plume de Michaux, ou le Quichotte. Leur bonté est tellement exceptionnelle qu’elle en paraît incongrue, déconcertante et même scandaleuse. Je ne m’étais jamais autorisé cette figure. Quand Augustin arrive, la logique du roman se poursuit mais ce personnage me permet de respirer entre ces deux camps presque symétriques, qui sont dans un parfait non-dialogue. Un réseau de survie minuscule va se créer et s’avérer efficace face aux déchaînements des passions tristes dont parle Spinoza.

Votre narrateur est, comme vous, d’origine espagnole, et transfuge de classe. Votre histoire de fille d’ouvriers, républicains espagnols arrivés en France pendant la guerre d’Espagne, a-t-elle influencé ce texte ?

Lydie Salvayre Mon narrateur, comme moi, est inscrit dans une histoire familiale qui le rend infiniment sensible à la question de l’étranger. Elle a plusieurs sens : l’étranger dans la cité, parce qu’il est fou ou mal adapté, notre inconscient comme étranger, la maladie comme corps étranger. Le titre du roman dit cette part de nuit, d’étrangeté en chacun de nous. Je suis fille d’ouvriers, d’Espagnols, et comme mon narrateur j’ai ressenti cette honte des origines. Le sentiment que je m’exprimais mal, que mes parents étaient pauvres, que je vivais dans un HLM, était si violent que je n’ai pas pu en faire œuvre jusqu’à ce livre. Il aura fallu soixante-dix ans pour que je m’autorise à en parler. Je me suis tellement battue pour essayer de bien m’exprimer, de bien écrire, de bien me tenir. Nos parents nous ont beaucoup aidées, mes sœurs et moi. Ils voulaient que nous soyons plus républicaines que les républicains, plus laïques que les laïques. Peut-être avons-nous fait tant d’efforts que c’est resté très douloureux, même aujourd’hui. Il y a toujours un angle mort. Je crèverai avec ça.

Votre narrateur dit qu’il est passé maître dans l’art de dissimuler, ses origines et la maladie…

Lydie Salvayre S’arracher aux origines est une entreprise de dissimulation. L’accent, les manières de table sont à vie en nous mais on peut les dissimuler. J’ai vécu dans la communauté des réfugiés politiques espagnols. On entendait des blagues sexuelles à n’en plus finir. J’ai toujours gardé le goût du mauvais goût, de la grossièreté. Quevedo est un exemple parfait de ce qu’est pour moi le baroque : une langue très érudite et extrêmement populaire, voire vulgaire, qui va vers le bas autant que vers le haut. Je crains que, pour quelqu’un de bien né, en ville, cette espèce de vulgarité banale dans laquelle j’ai baigné enfant, celle des cafés de village que je décris dans le roman, soit prise comme une caricature. Tant pis !

Pourquoi ce vers du Cimetière marin de Valéry, qui revient dans le livre : « Le vent se lève, il faut tenter de vivre »  ?

Lydie Salvayre Pendant la maladie, on s’accroche à des petites choses. On ne lâche pas. La maladie ne recentre pas, ne fait pas grandir humainement. On est malheureux, c’est tout. Pendant quelque temps, mon narrateur est enfermé par son état. Puis il expérimente qu’il ne peut pas penser seul. On ne pense que parmi les autres, disait Deleuze. C’est la belle théorie du rhizome. L’un de mes personnages dit qu’il voudrait vivre comme Thoreau, au milieu de la nature. Mais si les mots ne se frottent pas à ceux des autres, ils sont ravalés par le cerveau et font une bouillie informe, cette idée m’est assez chère. La parole lie et sépare. Or, dans le café du livre, ils disent tous la même chose et donc ne se parlent pas. La parole est fondée sur l’altérité.

(1) Le Bouc émissaire, Grasset, 1982.

07/11/2017

Éric Vuillard : « Ce qu’on appelle fiction participe à la structure de notre savoir »

Vuillard.jpgLe lauréat du Goncourt est Eric Vuillard pour son livre L'Ordre du jour, publié par Actes Sud. Le journal l'Humanité avait réalisé un entretien avec l'auteur le 05 mai 2017.

Entretien réalisé par Muriel Steinmetz pour l'Humanité

Son dernier livre traite d’un épisode de l’installation des nazis au pouvoir et de l’Anschluss qui s’ensuivit. Il tient que toute narration est un montage et, à partir d’exemples illustres, il analyse sous tous les angles la différence entre la description du monde et la pensée de l’auteur.

À l’occasion de la publication de l’Ordre du jour, le romancier nous parle ici, au fil d’une passionnante conversation d’atelier, de sa conception de la littérature et des rapports qu’elle entretient avec l’histoire.

Ce dernier roman, l’Ordre du jour, comme 14 Juillet, qui traitait en détail de figures du peuple en ce jour entre tous fondateur, et comme Congo, dont le sujet était la conférence de Berlin en 1885 où fut décidé le découpage de l’Afrique au profit des puissances coloniales, s’attache à suivre pas à pas quelques-unes des journées capitales allant du 20 février 1933, quand les capitaines d’industrie allemands passèrent à la caisse en faveur des nazis, à mars 1938. Pourquoi avoir privilégié ces dates ?

Éric Vuillard Dès que l’on raconte un épisode de l’histoire, le temps n’est plus une unité de mesure et toute narration est un montage. Il n’y a pas de récit linéaire. L’Ordre du jour raconte un épisode de l’installation des nazis au pouvoir, puis l’Anschluss, un de leurs premiers succès. ­Domine une impression pénible de petites combines et de mauvais coups. Cela permet de défaire le mythe : non seulement les événements ne sont pas inexorables, mais les plus grands crimes peuvent résulter des manœuvres les plus grossières. Ainsi, le livre parle de la guerre, mais sans la raconter. Il s’appuie sur ce que le lecteur sait pour chercher autre chose. Si l’on raconte l’avant-guerre, puis que l’on s’engouffre dans un récit détaillé du conflit et de ses horreurs, une fois parvenu à la fin, on a perdu de vue les manœuvres de couloir. En revanche, lorsqu’on passe des minables combines qui émaillèrent l’établissement des nazis au pouvoir, aux juifs qui après guerre demandèrent réparation, cela met côte à côte les causes et le résultat, ce qui n’est pas indifférent.

L’ensemble de vos livres témoignent d’une étourdissante connaissance historique. Comment peut s’insinuer, dans ce considérable corpus de documents dûment digérés, la part qui revient à la fiction proprement dite ?

Éric Vuillard Dans mes livres, je n’invente rien, je m’en tiens aux faits. Bien sûr, j’incarne les protagonistes, je leur prête des pensées, parfois des sentiments. Mais rien qui mène au-delà des faits. C’est là ma part de fiction, au sens restreint du terme. Je sais que Ribbentrop était intarissable durant son déjeuner d’adieu à Downing Street, afin de prolonger le repas et de retarder le moment où Chamberlain réagirait à l’invasion de l’Autriche. J’imagine alors une conversation mondaine et je le fais parler longuement de Bill Tilden, un célèbre joueur de tennis. En revanche, lorsque je rapporte que Ribbentrop était le locataire de Chamberlain, c’est un fait, et qui donne à réfléchir. Mais, en un sens plus vif, ce qu’on appelle fiction participe à la structure même de notre savoir. La connaissance n’est pas le traitement de données brutes et la fiction s’insinue déjà dans la lecture elle-même. En lisant, mon esprit est sans cesse aimanté par tel ou tel détail, un mot, une phrase, une description, une idée. Cette mosaïque est le fond réel de notre pensée. Dès le départ, dès que l’on trie les documents, comme l’écrivait Döblin : « Les grandes manœuvres commencent. » C’est que la connaissance ne consiste pas à déchiffrer des données, mais à produire un discours. L’un des versants de cette opération est le montage. On ordonne des événements, on établit des correspondances entre les faits, et tout cela compose une intrigue. C’est là, je crois, que la fiction s’enracine.

Notre rapport à la vérité se fonde sur un matériau hétérogène, notre pensée s’appuie pas à pas sur une phrase qui nous a marqués, une image, la conclusion d’un livre… C’est le lien entre tout ça qui est l’élément dynamique de la connaissance, et on l’apparente à la fiction. Pour le dire autrement, davantage que le fait d’incarner un épisode de l’histoire, c’est surtout la structure de mes livres qui relève de la fiction : lorsque je place côte à côte les suicides survenus à Vienne juste avant l’Anschluss et la conférence de Munich, je livre à la fois des faits et un discours. La fiction est ce qui fait tenir les deux ensemble.

Est-ce que Michelet, par exemple, peut être un modèle dont vous vous réclamez, dans la mesure où chez lui le style, joint à un parti pris historique fort, en a fait, pour ainsi dire, un grand écrivain d’histoire.

Éric Vuillard Même si l’heure des grandes synthèses est morte, j’ai beaucoup de plaisir à lire Michelet. Son écriture est puissante, une conception le guide, il l’affirme avec force ; et puis il y a son côté délirant, le Michelet de Barthes. Celui qui avait des migraines historiques !

Plus largement, peut-on vous demander quelques noms d’écrivains qui vous paraissent avoir déjà illustré le type de littérature qui est le vôtre ? Le Tolstoï de Guerre et Paix, pourquoi pas, quant à la méthode historique…

Éric Vuillard Lorsque, à propos de la réalisation du Dictateur, Chaplin déclare : « L’histoire est plus grande que le petit vagabond », il nous signale un point critique pour toute création. Avec la montée du fascisme, le personnage de Charlot ne suffisait plus. Il ne permettait pas de mettre en scène une réponse aux horreurs que le fascisme annonçait. Pour les mêmes raisons, j’aime la Vie de Galilée, de Brecht. La pièce a été écrite au gré des circonstances. Brecht y travailla longtemps, la reprit, à mesure que la science moderne le mit au défi de penser autrement. Les bombes atomiques américaines tombées sur le Japon furent à l’origine d’un changement de point de vue. Son œuvre est prise dans une conjoncture ; sa pensée est inscrite dans le temps. Cette attitude de Brecht me touche. C’est aussi ce qu’a fait Tolstoï avec Guerre et Paix. Dans sa première version, les dialogues des aristocrates sont souvent en français, et les descriptions sont ponctuées de longues digressions métaphysiques. Dans une version plus tardive, Tolstoï traduit les dialogues en russe et sabre la métaphysique. Cela tient à son évolution politique. Le livre doit pouvoir être lu par le grand nombre, il ne saurait être le privilège de quelques-uns. Sans quoi les conditions de lecture du livre reproduiraient les conditions sociales qu’il dénonce. Mais il y a parfois mieux que la tradition romanesque. L’Établi, de Robert Linhart, est un récit de première grandeur. Il y raconte son séjour en usine. Sa description du travail arrache au lecteur les dernières illusions qu’il avait sur le salariat. Et puis il y a deux tendances inverses. D’un côté, il y a le naturalisme, le réalisme, l’enquête préludant à l’écriture. De l’autre, il y a James Agee, la prose toute saturée de sa présence. Il faudrait parvenir à ne jamais évacuer le sujet, à ne jamais faire croire au lecteur qu’il est seul, que l’auteur n’est pas là. Mais il faudrait aussi retrouver le monde par l’autre bout, par la réalité extérieure, en investiguant. Car ce qui nous entoure ne peut être seulement imaginé, et nous ne pouvons jamais être soustraits du monde.

De fait, dans l’Ordre du jour, vous dressez le constat argumenté de la prise de pouvoir effective du nazisme grâce à l’accord bienveillant du grand capital allemand… N’est-ce pas là une interprétation marxiste ?

Éric Vuillard Mes livres expriment une défiance marquée à l’égard de ce qu’on appelait jadis le capital. Il existe une permanence du monde des affaires, une stabilité de ses intérêts. Certaines personnes morales sont désormais plus anciennes que des États, et parfois plus puissantes. Que les grands industriels allemands aient participé à l’installation des nazis au pouvoir me semble relever des faits. Ce sont les eaux glacées du calcul égoïste dont parle Marx.

Est-ce qu’au fond de votre projet ne se trouve pas un désir d’éduquer par le roman, en une période où ce genre, dûment affadi dans les petites aventures de chacun, évite volontiers d’agiter ce qu’on nommait jadis les grands problèmes ?

Éric Vuillard Il existe une tension interne, coextensive à l’histoire du roman, entre une description fidèle du monde et la pensée de l’auteur. D’une certaine manière, avec Madame Bovary, Flaubert a cru résoudre le problème : il se tient au plus près de quelques existences, au cœur d’un monde social finement décrit ; la cruauté incorporée à sa description faisant office de thèse sur la valeur de l’humanité, elle se donne pour un effet de réel, une libre conclusion du lecteur sur le monde. Le point de vue de l’auteur étant informulé, il se confond avec l’atmosphère du roman, il ne fait plus qu’un avec le style. Ainsi, la distance de Flaubert est la dimension essentielle de son message. Dans la vie de tous les jours, l’idéologie fonctionne exactement de la même manière. Elle est partout, et on ne la voit jamais.

Il existe une autre conception, une façon de ne pas dissoudre le problème, de ne pas l’effacer. Zola est en réalité plus féroce que Flaubert, c’est même ce qui agace. Avec Nana, par exemple, il souhaite raconter l’histoire de « toute une société se ruant sur le cul » ; l’affrontement est direct et il n’épargne pas les responsables, à travers le vieux Muffat de Beuville. La fille de Gervaise élève seule son fils Louis, né d’un père inconnu. Elle fait des passes pour arrondir ses fins de mois, puis devient cocotte, et confie son fils en garde. Quelques centaines de pages plus tard, elle meurt à vingt et un ans de la petite vérole. Je crois qu’en un temps où les chances de vivre comme on le souhaite sont très inégalement distribuées, il est important de trouver dans l’écriture de quoi traiter ce que vous nommez justement « les grands problèmes ». Pour la question de l’éducation, j’hésite. En tout cas, je ne m’insurge pas à l’idée d’une littérature didactique. Un trait assez symptomatique de notre temps est que l’art y répugnerait unanimement, cela doit retenir notre attention et nous rendre méfiant. On réclame des écrivains qu’ils se produisent, qu’ils participent à des ateliers, à des rencontres. En revanche, leurs textes ne devraient surtout pas être didactiques. La contradiction est curieuse et mérite d’être relevée. Et puis en dernière instance, c’est moi que j’éduque.

Combien de temps dans votre vie peuvent prendre l’élaboration puis la composition de vos romans ?

Éric Vuillard Le plus important est l’élaboration au long cours ; comme tout le monde, je lis des livres sur les sujets que je veux mieux comprendre. Ce n’est pas de la documentation, seulement de la lecture. Une fois que le désir d’écrire est là, il faut effectuer des recherches plus précises. Je les mène souvent de front avec l’écriture, pour ne pas perdre mon élan. Parfois, cela peut interrompre le travail ; il me faut aller en bibliothèque, aux ­archives… Cela peut prendre des ­semaines. Il arrive aussi que je cale, que le livre m’échappe. Il n’y a pas de règle, certains livres viennent très vite, j’ai écrit Congo en quelques jours. Mais d’autres fois je m’ensable, et je reprends le texte plus tard, quand les choses se dénouent. C’est d’ailleurs ce que l’écriture a de plus étonnant, les livres se répondent. On perd le fil, on oublie ses brouillons, le temps passe, et voici qu’un autre texte apporte la solution du premier.

Pour parler d’aujourd’hui, quelle journée vous semble-t-elle décisive dans les moments politiques que nous traversons et qui ne sont pas encore visiblement de l’ordre historique mais du quotidien angoissant ?

Éric Vuillard Il me semble que ce n’est pas tant une journée qu’un ensemble de dispositions contradictoires. D’un côté, les ralliements autour de l’un des candidats, censé être sorti de nulle part, sont tellement unanimes que cela a quelque chose de troublant. De l’autre, l’extrême droite incarnant la protection des salariés, il y a de quoi être étonné. Nous devons faire face à deux fables.

Le jour où le Capital a casqué

Ce livre, dans une forme originale qui n’exclut ni l’esprit didactique, ni l’incursion d’un « je » perplexe, s’ouvre donc sur la réunion secrète au Reichstag, le 20 février 1933 – en présence d’Hitler et de Goering –, quand 24 grands noms de l’industrie allemande (Bayer, Agfa, Krupp, IG Farben, Opel, Siemens, Allianz, Telefunken, etc.) passent à la caisse pour aider le parti nazi à faire campagne. « Ils sont, dit l’auteur, nos voitures, nos machines à laver, nos produits d’entretien, nos radios-réveils, l’assurance de notre monde. » C’est ensuite une foule de péripéties sur l’invasion de l’Autriche. Il est aussi question du procès de Nuremberg. Le tout fourmille de faits vrais, d’anecdotes parlantes, de portraits à l’eau-forte. Éric Vuillard explore sans peur ce que la grande histoire cache sous le tapis, avec une verve féroce, en rappelant que « les plus grandes catastrophes s’avancent souvent à petits pas ». M. S.

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19/09/2017

Nathalie Peyrebonne Éloge du déraillement

Nathalie Peyrebonne.jpgBIOGRAPHIE

Après une enfance passée au Costa Rica, Nathalie Peyrebonne grandit en banlieue parisienne. Elle a été élève de l'École normale supérieure de Fontenay-Saint-Cloud. Elle est actuellement maître de conférences à l'université Sorbonne Nouvelle.

Spécialiste de l'Espagne du Siècle d'or (XVIe – XVIIe siècles), ses travaux sur la littérature de l'époque sont en lien avec une étude des sociabilités classiques, et notamment des sociabilités alimentaires (le boire et le manger).

Elle est aussi journaliste littéraire pour la revue Délibéré et pour Le Canard enchaîné,

Ecoutez ici en podcast un entretien exclusif réalisé pour Chansons Rouges Mosaik Radio avec Nathalie Peyrebonne qui présente son œuvre}}}

Romans

  • Rêve général, Phébus, 2013 (Libretto, 2014) (Prix Botul 2013)

  • La silhouette, c'est peu, Phébus, 2015.

  • Votre commande a bien été expédiée, Albin Michel, 2017.

    REVE GENERAL

Jean-Claude Lebrun, L'Humanité, Jeudi, 4 Avril, 2013

nicole peyrebonne,écrivainRêve général, de Nathalie Peyrebonne. Éditions Phébus, 2013, 160 pages, 13 euros, édition Libretto, 7,70 euros

Voici un premier roman joyeux, frais, tonique. Habité par quatre personnages qui sortent de leurs trajectoires et goûtent une liberté nouvelle. Ils s’appellent Louis, Edmond, Céleste et Lucien. Ils sont premier ministre, agent de sécurité dans un bar, conductrice de métro, professeur dans un collège. Et ont en partage de soudain ne plus vouloir jouer le jeu. Comme au tout début du livre, avant qu’eux-mêmes n’entrent en scène, ce footballeur désigné pour tirer un penalty, qui choisit de tourner le dos au ballon et de regagner les vestiaires. Tous, en somme, acteurs d’une manière de révolte douce qui ressemblerait presque à une révolution.

Ce matin du 5 janvier, lendemain inhabituel des vœux du Président (il « n’allait pas écourter ses vacances au soleil pour une allocution télévisée »), Louis a décidé de ne pas sortir de sa chambre à Matignon. Edmond non plus ne se rend pas au travail, il flânera au marché pour assouvir sa passion pour la cuisine. De son côté, Céleste va quitter son poste de conduite, délaisser sa rame à quai et remonter à la surface. Enfin, Lucien plantera en plein cours ses élèves de 4e 3 et partira en balade dans Paris. Un rêve général, qui peut s’entendre aussi comme une grève générale d’un nouveau genre, a pris son essor. Sorte de déraillement délibéré hors des chemins tracés d’avance et des assignations de toutes natures. Tel un refus des règles prétendument naturelles qui régissent nos destinées d’êtres sociaux. L’on suppute en Nathalie Peyrebonne une moderne lectrice de Paul Lafargue et de son Droit à la paresse, paru en 1880. Non pas seulement conteuse des rébellions minuscules, dont les quatre récits peu à peu s’entrecroisent pour composer un véritable roman de l’émancipation, mais critique radicale d’une économie politique et de son idéologie.

Tandis que le Président reprend le vieux refrain des possédants et « s’égosille (...) au boulot, au boulot, au boulot », des êtres renouent sans le savoir avec d’anciennes luttes. Ils partent à la conquête de temps libre, s’arrachent à l’aliénation, montrent qu’il est possible de vivre mieux en travaillant moins. En somme, font revivre la belle idée d’émancipation humaine tant mise à mal par l’ultralibéralisme. « Quelques mythes, quelques rêves, quelques fraternités » retrouvent ici une inespérée vigueur. Car le mouvement rapidement s’élargit, provoquant 
« comme une grande panne dans le pays ». Un Mai 1968 à la mode contemporaine, sans concertation, sans organisation, sans revendications formulées, sans références historiques. Mais témoignant de la persistance forte 
d’une aspiration. Nathalie Peyrebonne propose le roman 
de ce temps inédit, à des années-lumière de la terminologie et des représentations habituelles. Aussi peu conventionnelle que le fut Paul Lafargue à son époque. Un air libertaire souffle ici puissamment.

Le rêve général s’est maintenant installé depuis deux semaines. Plus question de cette rentabilité 
et de cette efficacité qui tenaient lieu d’uniques caps. 
On respire, on regarde autour de soi, on se regarde 
et l’on se parle. Céleste croise ainsi Lucien au moment 
où, place Vendôme, celui-ci entartre le Président qui porte le prénom de Wolf : ce personnage régressif, porteur 
de la vieille pensée réactionnaire, ne peut évidemment 
voir en l’homme qu’un loup pour l’homme. Sous ses allures souriantes, le roman en effet porte loin. Constituant 
un salutaire précis de rébellion, contre l’idéologie restauratrice plus que jamais à l’œuvre.

 

13:19 Publié dans Connaissances, Livre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : nicole peyrebonne, écrivain | |  del.icio.us |  Imprimer | | Digg! Digg |  Facebook | | Pin it!

19/11/2016

Un appel à diffuser les textes d’Asli Erdoğan

Asli Erdogan.jpg

Laurence Mauriaucourt, l'Humanite.fr

Les écrivains français Tieri Briet et Ricardo Montserrat commencent à rassembler des textes signés de la romancière emprisonnée à Istanbul. Pour exiger sa libération, ces écrits ont vocation à être diffusés de toutes les manières possibles.

C'est donc la prison à vie qu'ont réclamé, jeudi 10 novembre 2016, les procureurs d'Istanbul contre Aslı Erdoğan ! Et l'emprisonnement d'une romancière jusqu'à sa mort, c'est l'assassinat prémédité d'une littérature qui entend rester libre ! », s’exclament les écrivains français Tieri Briet et Ricardo Montserrat qui diffusent et appellent à diffuser une lettre et des textes de la romancière emprisonnée à Istanbul. « Lisons partout les textes d'Asli Erdogan à voix haute, partageons leur beauté face à un Etat devenu assassin. Jusqu'à la libération d'Aslı Erdoğan ! », lancent-ils. Des textes commencent à être rassemblés et à circuler sur internet. Ils ont vocation à être lus « à diffuser partout dans les théâtres, les librairies, les festivals, les médiathèques... ». Les deux auteurs poursuivent : « Ils appartiennent à tous ceux qui veulent défendre une littérature vivante et impossible à soumettre. Diffusez-les par mail, sur les réseaux sociaux et les blogs, en les affichant sur les murs de nos villes, en les lisant dans les théâtres, les festivals, les Nuit debout, les repas entre amis, partout où vous pourrez ».

Parmi les textes partagés et partageables, cet autoportrait de la jeune femme, tel qu’il avait été lu sur France Inter en septembre 2016 :

« Je suis née à Istanbul en 1967. J'ai grandi à la campagne, dans un climat de tension et de violence. Le sentiment d'oppression est profondément enraciné en moi. L'un de mes souvenirs, c'est à quatre ans et demi, lorsqu'est venu chez nous un camion rempli de soldats en armes. Ma mère pleure. Les soldats emmènent mon père. Ils le relâchent, plusieurs heures après, parce qu'ils recherchaient quelqu'un d'autre. Mon père avait été un dirigeant important du principal syndicat étudiant de gauche. Mes parents ont planté en moi leurs idéaux de gauche, mais ils les ont ensuite abandonnés. Mon père est devenu un homme violent. Aujourd'hui il est nationaliste. J'étais une enfant très solitaire qui n'allait pas facilement vers les autres. Très jeune j'ai commencé à lire, sans avoir l'intention d'en faire mon métier. Je passais des journées entières dans les livres. La littérature a été mon premier asile. J'ai écrit un poème, et une petite histoire que ma grand-mère a envoyés à une revue d'Istanbul. Mes textes ont été publiés, mais ça ne m'a pas plus du tout : j'étais bien trop timide pour pouvoir me réjouir. Plusieurs années plus tard, à 22 ans, j'ai écrit ma première nouvelle, qui m'a valu un prix dans un journal. Je n'ai pas voulu que mon texte soit publié. J'étais alors étudiante en physique. Je suis partie faire des recherches sur les particules de haute énergie au Centre Européen de Recherche Nucléaire de Genève. Je préparais mon diplôme le jour et j'écrivais la nuit. Je buvais et je fumais du haschich pour trouver le sommeil. J'étais terriblement malheureuse. En arrivant à Genève, j'avais pensé naïvement que nous allions discuter d'Einstein, de Higgs et de la formation de l'univers. En fait je me suis retrouvée entourée de gens qui étaient uniquement préoccupés par leur carrière. Nous étions tous considérés comme de potentiels prix Nobel, sur lesquels l'industrie misait des millions de dollars. Nous n'étions pas là pour devenir amis. C'est là que j'ai écrit Le Mandarin miraculeux. Au départ j'ai écrit cette nouvelle pour moi seule, sans l'intention de la faire lire aux autres. Elle a finalement été publiée plusieurs années plus tard. Je suis retournée en Turquie, où j'ai rencontré Sokuna dans un bar reggae. Il faisait partie de la première vague d'immigrés africains en Turquie. Très rapidement je suis tombée amoureuse de lui. Ensemble, nous avons vécu tous les problèmes possibles et imaginables. Perquisitions de la police, racisme ordinaire : on se tenait la main dans la rue, les gens nous crachaient dessus, m'insultaient ou essayaient même de nous frapper. La situation des immigrés était alors terrible. La plupart étaient parqués dans un camp, à la frontière entre la Syrie et la Turquie. Plusieurs fois, j'ai essayé d'alerter le Haut Commissariat aux Réfugiés de l'ONU sur leur sort. Mais c'était peine perdue. Je ne faisais que nous mettre davantage en danger Sokuna et moi. Puis Sokuna a été impliqué dans une histoire de drogue et il nous a fallu partir. Des amis m'ont trouvé une place dans une équipe de scientifiques au Brésil, qui travaillaient sur ma spécialité. Je pouvais y terminer mon doctorat, mais Sokuna n'a pas pu me suivre. Il a disparu, un an après. Je suis restée seule avec mes remords. Rio n'est pas une ville facile à vivre pour les migrants. J'ai alors décidé de renoncer à la physique pour me consacrer à l'écriture. Mais ce n'est qu'à mon retour en Turquie que j'ai écrit La Ville dont la cape est rouge, dont l'intrigue se passe à Rio. L'héroïne est une étudiante turque, qui se perd dans l'enfer de la ville brésilienne. J'étais étrangère au Brésil, mais aussi étrangère en Turquie. Je ne me sens chez moi que lorsque j'écris. Vingt ans plus tard, aujourd'hui, je me sens toujours comme une sans-abri. J'aime bien Cracovie, je pourrais y rester encore longtemps, mais je sais bien qu'il faut laisser la place à ceux qui attendent un asile. Il faudra bien que je retourne en Turquie. En attendant, chaque jour, je me dis que dans mon pays tout le monde sait bien que je suis devenue l'écrivaine turque la plus populaire. Tout le monde le sait, mais pourtant tout le monde se tait. C'est sans doute cela, aujourd'hui, l'exil le plus terrible ».

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