28/05/2013
La couleur d’origine / La vie d'Adèle : le point de vue de l'auteure : Julie Maroh
Voilà bientôt deux semaines que je repousse ma prise de parole quant à La vie d’Adèle. Et pour cause, étant l’auteure du livre adapté, je traverse un processus trop immense et intense pour être décrit correctement.
Ce n’est pas seulement à propos de ce que Kechiche a fait. C’est un processus à propos de l’idée de la répercussion de nos actes, d’écrire une ridicule histoire l’été de mes 19 ans et d’arriver à… « ça » aujourd’hui.
C’est un processus à propos de l’idée de prendre la parole et transmettre sur la Vie, l’Amour, l’Humanité en tant qu’artiste, de manière générale. C’est un processus à propos de moi-même et du chemin que j’ai choisi. Donc, oui… je suis traversée d’un sentiment indescriptible à propos de la répercussion. De se lever et de parler, et où cela peut mener.
Moi ce qui m’intéresse c’est la banalisation de l’homosexualité.
Je n’ai pas fait un livre pour prêcher des convaincu-e-s, je n’ai pas fait un livre uniquement pour les lesbiennes. Mon vœu était dès le départ d’attirer l’attention de celles et ceux qui:
- ne se doutaient pas
- se faisaient de fausses idées sans connaître
- me/nous détestaient
Je sais que certains sont dans un tout autre combat: garder cela hors-norme, subversif. Je ne dis pas que je ne suis pas prête à défendre cela. Je dis simplement que ce qui m’intéresse avant tout c’est que moi, celles/ceux que j’aime, et tous les autres, cessions d’être:
- insulté-e-s
- rejeté-e-s
- tabassé-e-s
- violé-e-s
- assassiné-e-s
Dans la rue, à l’école, au travail, en famille, en vacances, chez eux. En raison de nos différences.
Chacun aura pu interprété et s’identifier au livre à sa convenance. Je tenais toutefois à repréciser le point de départ. Il s’agissait également de raconter comment une rencontre se produit, comment cette histoire d’amour se construit, se déconstruit, et ce qu’il reste de l’amour éveillé ensemble, après une rupture, un deuil, une mort. C’est cela qui a intéressé Kechiche. Aucun de nous n’avait une intention militante, néanmoins j’ai très vite pris conscience après la parution du Bleu en 2010 que le simple fait de parler d’une minorité telle qu’elle soit participe à en défendre la cause (ou le contraire, selon.) et que cela nous dépasse complètement.
Le dégradé de la BD jusqu’au film
Kechiche et moi nous sommes rencontrés avant que j’accepte de lui céder les droits d’adaptation, c’était il y a plus de 2 ans. J’ai toujours eu beaucoup d’affection et d’admiration pour son travail. Mais surtout c’est la rencontre que nous avons eue qui m’a poussée à lui faire confiance. Je lui ai stipulé dès le départ que je ne voulais pas prendre part au projet, que c’était son film à lui. Peut-être est-ce ce qui l’a poussé à à me faire confiance en retour. Toujours est-il que nous nous sommes revus plusieurs fois. Je me souviens de l’exemplaire du Bleu qu’il avait sous le bras: il ne restait pas un cm2 de place dans les marges, tout était griffonné de ses notes. On a beaucoup parlé des personnages, d’amour, des douleurs, de la vie en somme. On a parlé de la perte du Grand Amour. J’avais perdu le mien l’année précédente. Lorsque je repense à la dernière partie de La vie d’Adèle, j’y retrouve tout le goût salé de la plaie.
Pour moi cette adaptation est une autre version / vision / réalité d’une même histoire. Aucune ne pourra annihiler l’autre. Ce qui est sorti de la pellicule de Kechiche me rappelle ces cailloux qui nous mutilent la chair lorsqu’on tombe et qu’on se râpe sur le bitume.
C’est un film purement kéchichien, avec des personnages typiques de son univers cinématographique. En conséquence son héroïne principale a un caractère très éloigné de la mienne, c’est vrai. Mais ce qu’il a développé est cohérent, justifié et fluide. C’est un coup de maître.
N’allez pas le voir en espérant y ressentir ce qui vous a traversés à la lecture du Bleu. Vous y reconnaîtrez des tonalités, mais vous y trouverez aussi autre chose.
Avant que je ne vois le film à Paris, on m’avait tellement prévenue à coups de « C’est librement adapté hein, ohlala c’est très très librement adapté », je me voyais déjà vivre un enfer… Chez Quat’Sous Films se trouvait tout le découpage des scènes filmées, épinglé au mur en petites étiquettes. J’ai battu des paupières en constatant que les deux-tiers suivaient clairement le cheminement du scénario du livre, je pouvais même en reconnaître le choix des plans, des décors, etc.
Comme certains le savent déjà, beaucoup trop d’heures ont été tournées, et Kechiche a taillé dans le tas. Pourtant, étant l’auteure du Bleu j’y retrouve toujours beaucoup du livre. C’est le cœur battant que j’en reconnais tout mon Nord natal tel que j’avais tenté de le retranscrire en images, enfin « réel ». Et suite à l’introduction de ma déclaration ici je vous laisse imaginer tout ce que j’ai pu ressentir en voyant défiler les plans, scènes, dialogues, jusqu’aux physiques des acteurs et actrices, similaires à la bande dessinée.
Donc quoi que vous entendiez ou lisiez dans les médias (qui cherchent souvent à aller à l’essentiel et peuvent facilement occulter certaines choses) je réaffirme ici que oui, La vie d’Adèle est l’adaptation d’une bande dessinée, et il n’y a rien de mal à le dire.
Quant au cul
Quant au cul… Oui, quant au cul… Puisqu’il est beaucoup évoqué dans la bouche de celles et ceux qui parlent du film… Il est d’abord utile de clarifier que sur les trois heures du film, ces scènes n’occupent que quelques minutes. Si on en parle tant c’est en raison du parti pris du réalisateur.
Je considère que Kechiche et moi avons un traitement esthétique opposé, peut-être complémentaire. La façon dont il a choisi de tourner ces scènes est cohérente avec le reste de ce qu’il a créé. Certes ça me semble très éloigné de mon propre procédé de création et de représentation. Mais je me trouverais vraiment stupide de rejeter quelque chose sous prétexte que c’est différent de la vision que je m’en fais.
Ça c’est en tant qu’auteure. Maintenant, en tant que lesbienne…
Il me semble clair que c’est ce qu’il manquait sur le plateau: des lesbiennes.
Je ne connais pas les sources d’information du réalisateur et des actrices (qui jusqu’à preuve du contraire sont tous hétéros), et je n’ai pas été consultée en amont. Peut-être y’a t’il eu quelqu’un pour leur mimer grossièrement avec les mains les positions possibles, et/ou pour leur visionner un porn dit lesbien (malheureusement il est rarement à l’attention des lesbiennes). Parce que – excepté quelques passages – c’est ce que ça m’évoque: un étalage brutal et chirurgical, démonstratif et froid de sexe dit lesbien, qui tourne au porn, et qui m’a mise très mal à l’aise. Surtout quand, au milieu d’une salle de cinéma, tout le monde pouffe de rire. Les hérétonormé-e-s parce qu’ils/elles ne comprennent pas et trouvent la scène ridicule. Les homos et autres transidentités parce que ça n’est pas crédible et qu’ils/elles trouvent tout autant la scène ridicule. Les seuls qu’on n’entend pas rire ce sont les éventuels mecs qui sont trop occupés à se rincer l’œil devant l’incarnation de l’un de leurs fantasmes.
Je comprends l’intention de Kechiche de filmer la jouissance. Sa manière de filmer ces scènes est à mon sens directement liée à une autre, où plusieurs personnages discutent du mythe de l’orgasme féminin, qui… serait mystique et bien supérieur à celui de l’homme. Mais voilà, sacraliser encore une fois la femme d’une telle manière je trouve cela dangereux.
En tant que spectatrice féministe et lesbienne, je ne peux donc pas suivre la direction prise par Kechiche sur ces sujets.
Mais j’attends aussi de voir ce que d’autres femmes en penseront, ce n’est ici que ma position toute personnelle.
Quoi qu’il en soit je ne vois pas le film comme une trahison. La notion de trahison dans le cadre de l’adaptation d’une œuvre est à revoir, selon moi. Car j’ai perdu le contrôle sur mon livre dès l’instant où je l’ai donné à lire. C’est un objet destiné à être manipulé, ressenti, interprété.
Kechiche est passé par le même processus que tout autre lecteur, chacun y a pénétré et s’y est identifié de manière unique. En tant qu’auteure je perds totalement le contrôle sur cela, et il ne me serait jamais venu à l’idée d’attendre de Kechiche d’aller dans une direction ou une autre avec ce film, parce qu’il s’est approprié – humainement, émotionnellement – un récit qui ne m’appartient déjà plus dès l’instant où il figure dans les rayons d’une librairie.
La palme
Cette conclusion cannoise est évidemment magnifique, à couper le souffle.
Comme évoqué dans mon introduction, tout ce qui me traverse ces jours-ci est tellement fou et démesuré que je ne saurais vous le retranscrire.
Je reste absolument comblée, ébahie, reconnaissante du cours des évènements.
Cette nuit j’ai réalisé que c’était la première fois dans l’histoire du cinéma qu’une bande dessinée avait inspiré un film Palme d’Or, et cette idée me laisse pétrifiée. C’est beaucoup à porter.
Je tiens à remercier tous ceux qui se sont montrés étonnés, choqués, écœurés que Kechiche n’ait pas eu un mot pour moi à la réception de cette Palme. Je ne doute pas qu’il avait de bonnes raisons de ne pas le faire, tout comme il en avait certainement de ne pas me rendre visible sur le tapis rouge à Cannes alors que j’avais traversé la France pour me joindre à eux, de ne pas me recevoir – même une heure – sur le tournage du film, de n’avoir délégué personne pour me tenir informée du déroulement de la prod’ entre juin 2012 et avril 2013, ou pour n’avoir jamais répondu à mes messages depuis 2011. Mais à ceux qui ont vivement réagi, je tiens à dire que je n’en garde pas d’amertume.
Il ne l’a pas déclaré devant les caméras, mais le soir de la projection officielle de Cannes il y avait quelques témoins pour l’entendre me dire « Merci, c’est toi le point de départ » en me serrant la main très fort.
Pour en savoir plus sur le film, vous pouvez télécharger son dossier de presse
Et concernant le porn lesbien, un petit lien
L’ombre du tournage -> http://www.lemonde.fr/festival-de-cannes/article/2013/05/...
10:25 Publié dans Actualités, Cinéma, Livre, Point de vue, Société | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : julie maloh, la vie d'adèle, cinéma | | del.icio.us | Imprimer | | Digg | Facebook | |
20/05/2013
GUILLAUME MUSSO : L’ECRIVAIN DES SUCCES
Avec plus de 16 millions d’exemplaires vendus dans le monde, les sujets universels abordés dans les romans de Guillaume Musso ont touché les lecteurs de nombreux pays. En 2012, il est pour la deuxième année consécutive le romancier qui a vendu le plus d'exemplaires en France (source GFK) et ses romans ont été traduits en 36 langues.
Né en 1974 à Antibes, Guillaume Musso rencontre la littérature à dix ans, passant une bonne partie de ses vacances dans les murs de la bibliothèque municipale dirigée par sa mère.
Il commence à écrire lorsqu'il est étudiant. A 19 ans, fasciné par les Etats-Unis, il séjourne plusieurs mois à New York et dans le New Jersey. Il y travaille comme vendeur de crèmes glacées et cohabite avec des travailleurs de toutes nationalités. Il dit avoir beaucoup appris de cette période. En tout cas, il rentre en France avec des idées de romans plein la tête.
Il passe une licence de sciences économiques et réussit le Capes de sciences-éco, pour exercer avec conviction le métier de professeur.
Après un accident de voiture, il débute l'écriture d'une histoire ayant pour point de départ une Expérience de Mort Imminente vécue par un enfant. Et Après... sort en librairie en janvier 2004. Porté par une atmosphère unique et une écriture moderne, le roman séduit les lecteurs dès sa parution. Grâce au bouche à oreille, il sera vendu à plus de deux millions d'exemplaires et traduit dans une vingtaine de langues.
Cette incroyable rencontre avec les lecteurs se poursuit par l'immense succès de tous ses titres : Sauve-moi, Seras-tu là ?, Parce que je t'aime, Je reviens te chercher, Que serais-je sans toi ?, La Fille de Papier, L'Appel de l'ange et 7 ans après...
Mêlant intensité, suspense et amour, ses romans ont fait de lui un des auteurs français favoris du grand public, traduit dans le monde entier, et adapté au cinéma.
11:09 Publié dans ACTUSe-Vidéos, Connaissances, Livre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : guillaume musso, livre, succès, romans | | del.icio.us | Imprimer | | Digg | Facebook | |
03/03/2013
Jean-Claude Carrière : "On n’a jamais autant lu, contrairement à l’idée reçue... "
"Dans tous les livres saints, il y a les mêmes thèmes de la paix… Et de l’épée. Le feu sur la terre. Les deux contraires existent dans toutes les religions : blanc et noir. Tout le monde sait qu’il n’y a rien, ni Dieu ni vie éternelle, mais personne ne veut l’admettre."
Écrivain, scénariste, dramaturge, Jean-Claude Carrière (quatre-vingt-un ans) est toujours entre deux films, deux pièces ou deux livres. Mais c’est avant tout un conteur, toujours une anecdote ou une citation à la bouche. Ses livres les plus récents sont Mémoire espagnole (Plon) et Désordre (André Versailles). En juin, il publie un entretien avec Jean-Jacques Rousseau (Plon).
Pourquoi avoir écrit ce dialogue avec Jean-Jacques Rousseau ?
Jean-Claude Carrière. Parce qu’on me l’a proposé… C’est le nom de la collection : « Entretiens avec… ». Et parce que nous ne sommes d’accord sur rien. Ça m’a intéressé. Il y a eu un Marx, entre autres, si ça vous intéresse…
Aujourd’hui, l’édition classique (papier) semble très inquiète par l’avènement du numérique. En septembre, l’Appel des 451 (auteurs) s’opposait à Amazon, et Google est dans la ligne de mire. La question semble plutôt concerner les droits d’auteur (comme pour la musique) – l’argent, quoi – que l’avenir de la création littéraire. Vous avez écrit un livre, avec Umberto Eco, intitulé N’espérez pas vous débarrasser des livres, en 2009 (Grasset). Votre opinion sur le sujet a-t-elle évolué ?
Jean-Claude Carrière. Je n’ai pas signé l’Appel des 451. Pour la simple et bonne raison que Umberto et moi ne sommes pas des adversaires des nouvelles technologies numériques. Nous avons des ordinateurs depuis vingt-cinq ans, alors que nous sommes des octogénaires tous les deux. Apprendre à se servir des nouvelles technologies est très simple. On oublie de dire que pour notre génération, c’est une sorte de miracle. J’ai connu les gommes, les effaceurs blancs qui débordaient et les machines à écrire avec carbone salissant… Et en même temps nous adorons l’objet livre qui, en soi, est un objet parfait. Nous avons des tablettes e-book, mais on s’en sert peu. Vous remarquerez qu’elles ont le format de livres. Pour l’instant, la lecture électronique n’a pas eu le succès escompté.
Lorsqu’une prétendue visionnaire, au sommet de Davos, prévoit la fin du livre, et de la presse écrite au passage, elle ne fait que pronostiquer un échec commercial, industriel…
Jean-Claude Carrière. Oui, elle oublie que l’e-book… est un book ! C’est absurde. Il est difficile, voire impossible de prévoir l’avenir. Par contre, en cas de panne d’électricité, ou de piles… Prévoir un plan B. (Rires.) Vous imaginez bien que le texte du Mahabharata (un des plus longs poèmes du monde – NDLR), je le transporterais aujourd’hui sur tablette…
La révolution numérique est même salutaire, expliquez-vous, avec Umberto Eco...
Jean-Claude Carrière. Sans elle, des documents précieux seraient détruits, comme pour les films cinématographiques. Lorsque je dirigeais la Femis, j’expliquais aux étudiants que certains de mes propres films, des années quatre-vingt, sont détruits à jamais. Heureusement qu’il y a l’INA (Institut national de l’audiovisuel – NDLR). Le papier, comme la pellicule, est périssable. Même l’Encyclopedia Britannica est passé au numérique ! Plus la peine de s’encombrer avec des tonnes de livres pour étudier ou travailler… Pour la documentation, les archives, la révolution numérique est une bénédiction. En plus, on n’a jamais autant lu, contrairement à l’idée reçue… Partout, tout le temps. Dans la rue, dans les trains, le métro, l’avion, avec les fameuses tablettes. Non seulement, on lit davantage mais avec un alphabet plus compliqué qu’avant… Des signes nouveaux sont arrivés, comme l’arobase, etc. Notre répertoire ne s’est pas amenuisé. Quand je vois la rapidité de ma fille de dix ans, je suis fasciné. Ce n’est pas un frein pour l’activité cérébrale, au contraire. La véritable question n’est pas là.
Alors quelle est-elle ?
Jean-Claude Carrière. Ce n’est pas : est-ce que l’ordinateur va remplacer le livre papier ?, mais est-ce qu’un livre va remplacer un autre livre, finalement ? Car l’e-book reste un livre, je le répète… Ils vont même jusqu’à reproduire le son de la page qu’on tourne ! Les livres actuels ne vont pas tenir trente ans ! Parce que ce n’est plus du bon papier ni de la véritable encre… Nous allons créer d’autres matières pour les pages, tout simplement.
On s’inquiète surtout de savoir si les enfants vont cesser de lire ?
Jean-Claude Carrière. La réponse est non. Ils lisent toujours… Des livres de vampires, peut-être, mais ils lisent. Sur i-Pad ou autre chose… L’autre problème, c’est : est-ce que l’activité de l’esprit que nous mettons à lire un livre développe l’activité neuronale ou pas ? Moi, par exemple, j’ai fait du latin. A priori, ça ne me sert à rien. Or ça fait fonctionner certaines capacités de mon cerveau qui sans cela ne fonctionneraient pas.
Vous n’êtes donc pas du tout inquiet ?
Jean-Claude Carrière. Aucunement. Je me souviens que lorsque les premiers ordinateurs ont été commercialisés, une association d’écrivains américains soulevait le fait que le texte étant tout de suite quasiment imprimé, cela empêchait de bien travailler, de ne plus corriger. En écrivant sur le clavier, je pense au contraire que je corrige mieux et que je peux toujours améliorer mes textes.
Il y a tout de même ce producteur américain, chez qui vous trouvez une mini-bibliothèque contenant les « chefs-d’œuvre de la littérature mondiale in digest form »…
Jean-Claude Carrière. Je n’en revenais pas ! Guerre et Paix en cinquante pages, tout Balzac en un volume… Il existe aussi de fausses bibliothèques, avec des dos de livres, pour décorer… Je travaillais avec Milos Forman, à l’époque, à New York, et nous nous amusions à imaginer des digest forms de Fritz Lang. Metropolis est le premier film que j’ai vu, enfant… J’étais à la fois fasciné et effrayé en même temps. Lang raconte que lorsque Goebbels l’a convoqué, dans son bureau, pour lui proposer de prendre la direction du cinéma allemand, il a tout de suite pris la décision de quitter le pays. Il y avait un beffroi, de l’autre côté de la rue, avec une horloge qui marquait 15 h 40. Il s’est demandé s’il aurait le temps d’aller chercher son argent avant 16 heures… Finalement, il est parti sans argent.
On vous dit prolifique. Écrivez-vous davantage et plus vite avec les ordinateurs ?
Jean-Claude Carrière. Non. Je travaille toujours sur deux ou trois projets par an. Un sur trois se fera, en moyenne. Je ne suis pas un si gros travailleur que ça… Mais, comme disait Brassens, « sans technique, un don n’est rien qu’une sale manie ».
Comment un fils de paysan viticulteur d’un petit village de l’Hérault a-t-il pu travailler avec les plus grands réalisateurs du siècle dernier : Jacques Tati, Pierre Étaix, Luis Buñuel, Jean-Luc Godard, et Peter Brook au théâtre ?
Jean-Claude Carrière. Je suis un pur produit du système éducatif de la IIIe République. Mes deux institutrices ont demandé à ce que j’obtienne une bourse parce que je travaillais bien à l’école. Il n’y avait pas un livre ni une image à la maison… Il y a eu aussi un oncle, par alliance, instituteur, qui m’a guidé dans sa bibliothèque. Il me disait : « Tu peux tout lire, sauf ça, ça et ça »… Évidemment, dès qu’il avait le dos tourné, je lisais les interdits. Et il le savait très bien.
Vous n’écrirez jamais vos mémoires, écrivez-vous dans Désordre. Pourquoi ? Avec tout ce que vous avez vécu ? Tous ces grands artistes avec qui…
Jean-Claude Carrière. (Il nous coupe la parole.) La barbe ! Je préfère vivre qu’écrire ma vie. Écrire son autobiographie, c’est s’accorder beaucoup d’importance ! Je ne suis pas Chateaubriand… J’ai écrit trois livres sur diverses périodes de ma vie. Que j’ai choisies. Un sur l’enfance, le Vin bourru (Plon, 2000), qui raconte Colombières-sur-Orb (Hérault), la Paix des braves (Belfond, 1989), sur ma guerre d’Algérie (le seul film tourné sur place), et le troisième, c’est les Années d’utopie (Plon), sur Mai 68. J’en ferai peut-être un autre…
Votre credo n’est-il pas la curiosité et la liberté, avant tout ? Vous êtes devenu un érudit sans le savoir, comme Monsieur Jourdain avec sa prose… Une bibliothèque vivante.
Jean-Claude Carrière. J’aime la liberté de ne pas savoir ce que je vais faire dans les prochains mois, comme en ce moment. Alexandra Lamy (la femme de Jean Dujardin), que vous venez de voir sortir de chez moi, est une Cévenole. Elle aimerait faire un film sur les camisards… C’est intéressant, mais on verra bien. Comme ça touche au fanatisme religieux, ça m’intéresse.
Vous n’êtes jamais angoissé par l’avenir…
Jean-Claude Carrière. Il ne faut pas dire ça. J’ai eu des périodes très difficiles dans ma vie. J’ai écrit un livre sur le sujet, Mon chèque (Plon, 2010) : les chèques n’arrivent jamais quand on les attend, comme vous le savez. C’est comme ça depuis cinquante ans. J’en attends un au moment où je vous parle… Maintenant, je touche ma retraite, donc ça va, mais comme j’ai pris la décision assez tard de vivre de ma plume, vers trente ans, après de longues études, ce fut très dur. J’ai publié Lézard (épuisé mais lisible sur e-book, sic ! – NDLR), mon premier roman, en 1957, dans l’indifférence quasi générale. Puis, coup de chance, je rencontre Jacques Tati et Étaix… Mon éditeur, Robert Laffont, avait signé un contrat avec Tati pour tirer deux livres des Vacances de Monsieur Hulot… Tati a choisi le mien. Ma rencontre chez lui m’a beaucoup impressionné. Il ne me regardait pas dans les yeux et mettait sa main devant sa bouche pour parler. Il n’avait pas lu mon chapitre… C’est Étaix qui l’avait lu. Ce fut la journée décisive de ma vie. Il m’a demandé ce que je savais du cinéma… Je ne savais rien ! Il a demandé à sa monteuse, Suzanne Baron, de m’emmener voir comment se fabriquait le cinéma. Dans une salle de montage, pas sur un plateau. Aujourd’hui encore, j’adore le montage. Il y a un vrai langage dans le cinéma. C’est une technique compliquée. Je ne cesse de le dire aux étudiants en cinéma. Un seul plan sur un œil (cf. Buñuel) peut dire beaucoup.
C’est votre art préféré ?
Jean-Claude Carrière. Je ne dirais pas ça. C’était un moyen de gagner ma vie, avec ma plume. Le premier film a marché (le Soupirant, avec Étaix). J’ai vécu un an et demi avec ce premier film. Ça m’a encouragé à continuer.
Quel est l’artiste avec qui vous avez préféré travailler ?
Jean-Claude Carrière. Contrairement à ce qu’on croit, ce n’est pas Luis Buñuel. Tout simplement parce que j’ai travaillé trente-quatre ans avec Brook et « seulement » dix-neuf avec Buñuel. Et puis il y a eu Étaix…
N’avez-vous pas la nostalgie de ces personnalités ?
Jean-Claude Carrière. Étaix est toujours là et j’ai un projet avec Brook. Je rencontre de nombreux jeunes gens de talent. Des comédiennes et des musiciens extraordinaires. Vous savez, la mort va nous surprendre un jour, comme disait Montaigne, « au milieu de notre jardin imparfait »… Lors d’un repas, ou en dormant. Vouloir créer une œuvre n’a pas de sens. Mieux vaut essayer de profiter de la vie en profitant de la conjonction entre réel et imaginaire.
Comment vous définiriez-vous ?
Jean-Claude Carrière. Comme un homme de gauche, non encarté, un hédoniste travailleur, un tranquille athée… La grande question de ma vie, c’est pourquoi la croyance est plus forte que la connaissance, chez la plupart des gens ? Ça reste pour moi une énigme…
Parce qu’ils ont peur de la mort ?
Jean-Claude Carrière. Ce n’est pas si simple. Il y a mille raisons. Pourquoi, alors que l’islam a une image de plus en plus violente, il y a de plus en plus de conversions ? Pourquoi la foi, qui les éloigne du savoir et de la sagesse, les envahit ? La croyance a encore une telle importance. La trouille est un des éléments… Dans tous les livres saints, il y a les mêmes thèmes de la paix… Et de l’épée. Le feu sur la terre. Les deux contraires existent dans toutes les religions : blanc et noir. Tout le monde sait qu’il n’y a rien, ni Dieu ni vie éternelle, mais personne ne veut l’admettre. Il n’y a que l’univers. Et il y a sans doute, d’autres univers encore, et d’autres êtres… que nous effraierons, un jour, car c’est nous les extraterrestres.
Le scénariste de Buñuel. Né en 1931 à Colombières-sur-Orb, dans l’Hérault, au sein d’une famille de viticulteurs, Jean-Claude Carrière est un ancien élève du lycée Lakanal et de l’École normale supérieure de Saint-Cloud. Licencié en lettres et diplômé en histoire, il abandonne rapidement sa vocation d’historien pour le dessin et l’écriture. Après la publication de son premier roman, en 1957 (Lézard), il cosigne les courts et longs métrages de Pierre Etaix. Il deviendra par la suite scénariste de Luis Buñuel, mais aussi de Milos Forman, Jean-Paul Rappeneau et Volker Schlöndorff. Il ne se consacre jamais uniquement au cinéma. Parallèlement, il poursuit une carrière de dramaturge et d’adaptateur, en particulier avec Jean-Louis Barrault et Peter Brook. Ex-directeur de la Femis (qui succède à l’Idhec), Jean-Claude Carrière est surtout homme de tous les désirs. Marié à l’écrivaine iranienne, Nahal Tajadod (Elle joue, Albin Michel), il est père de deux filles, une de dix ans, l’autre de cinquante, née d’un premier mariage.
- Publié dans le journal l'Humanité
18:07 Publié dans Connaissances, Entretiens, Livre, Société | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : musique, édition, entretien, jean-luc godard, fritz lang, umberto eco, milos forman, jacques tati, pierre Étaix, luis buñuel, peter brook, jean claude carrière | | del.icio.us | Imprimer | | Digg | Facebook | |
07/09/2012
Et si livre de P. Krugman devenait l’ouvrage de chevet du gouvernement ?
L’ouvrage du prix Nobel d’économie et du chroniqueur du New York Times apporte un regard saisissant sur la crise économique qui frappe nos économies depuis 4 ans.
Pour Krugman cette crise apporte des souffrances inutiles. Les solutions existent, elles ne sont pas nouvelles. Depuis des années, on sait très bien quoi faire pour en sortir, en relançant l’économie, en compensant la faiblesse de la demande privée.
Un constat : l’effet cicatrice pour notre génération
Au point de départ, les ravages de la crise, le chômage, l’augmentation de la pauvreté, ainsi que les attaques répétées contre l’Etat providence sont posés par l’auteur. Le concept d’ « effet cicatrice », bien connu des sociologues, n’est pas oublié. Il permet à Krugman d’expliquer pourquoi les jeunes générations qui rentrent sur le marché de travail en temps de crise auront tout au long de leurs carrières des rémunérations et des opportunités moindres. La crise n’est donc pas un mauvais moment à passer mais un fardeau que nous trainerons comme un boulet tout le reste de notre vie.
Dépenser autant que nécessaire
La thèse de son livre est extrêmement simple et percutante : nous pouvons en finir avec cette crise, le chômage de masse et l’augmentation de la pauvreté. Pour cela, il suffit simplement que les Etats augmentent la dépense publique jusqu’à ce que la demande privée redevienne suffisamment importante.
Krugman sur le sujet est extrêmement clair, en matière de relance économique il vaut mieux trop que pas assez. Il préconise de dépenser autant que nécessaire jusqu’à ce que la machine économique reparte. C’est à dire augmenter les salaires des fonctionnaires, augmenter les allocations chômage et les minimas sociaux. C’est à dire investir dans nos universités et nos hôpitaux, construire des chemins de fers et des canaux, bâtir des logements basse consommation, engager la transition énergétique, mettre sur la table les milliards nécessaires à la fibre optique ou au très haut débit.
C’est moi qui insiste à ce point sur la dimension écologique de la relance, car il faut admettre que cela ne concerne que 10 lignes dans l’ouvrage. Il est plus que temps que les économistes traitent dans le même temps la question du chômage et celle du dérèglement climatique sinon on ne répondra jamais à la crise systémique qui nous frappe.
Les ravages des « austériens »
Son livre s’ouvre sur une longue description de pourquoi les dirigeants – qualifiés d’ « austériens » – se refusent à appliquer les recettes qui fonctionnent et pourquoi ils imposent une austérité dévastatrice. Il apporte une nouvelle compréhension sur la responsabilité des Etats dans cette crise. Selon lui, la crise n’est pas due au niveau de dette des pays mais à l’activisme dont ils ont fait preuve pendant 30 ans, gauche comme droite, pour déréguler la finance et favoriser l’accaparement des richesses par une infime minorité.
Son livre traite principalement le cas des Etats-Unis mais évoque aussi la situation européenne. Krugman est clairement eurosceptique mais admet l’effet dévastateur que revêtirait la fin de l’Euro. Il souligne à quel point la zone euro, du fait de ses asymétries, était vouée à une crise (existentielle) sans précédent. Les défauts de départ ont été accentués par l’absence de coordination des politiques économiques et par l’absence de constitution d’une entité fédérale au budget conséquent permettant aux économies les plus en retard de se développer. La politique allemande (Schröder bien avant Merkel), en faisant le choix de la réduction du coût du travail, a joué contre la zone euro elle-même. Elle aurait pourtant dû être le moteur de la consommation pour aider au développement des pays du Sud en important des biens à moindre coût.
L’ouvrage de Krugman apporte un nouveau regard sur les débats qui nous animent en ce moment en Europe tant sur la question du déficit budgétaire que de la cible de l’inflation.
La règle d’or : un contresens économique
Pour faire simple toute personne convaincue par l’ouvrage de Paul Krugman – et c’est mon cas – considérera la règle d’or comme un contresens économique. Krugman rappelle ce qu’est une trappe à liquidité, c’est à dire quand la banque centrale baisse son taux d’intérêt à un niveau proche de zéro (0,5% pour la BCE) et que malgré cela la croissance ne repart pas. Cela signifie simplement que les acteurs de l’économie ne sont collectivement pas prêts à acheter autant qu’ils souhaitent produire, c’est à dire que la demande est inférieure à l’offre. Dans ce cas là – et nous y sommes – la politique monétaire est inefficace, et la seule façon de réactiver la pompe économique, c’est la dépense publique. La politique budgétaire doit compenser l’inertie de la politique monétaire. Seul bémol, pour éviter que les taux d’intérêt de la dette augmentent et que la finance s’enrichisse sur le dos des peuples, il vaut mieux que la banque centrale prête directement aux Etats.
Et si le bon taux d’inflation était 4% ?
Sur l’inflation, Krugman là aussi sort des poncifs communément admis par la presse, les politiques et les économistes soumis aux dogmes des néolibéraux. Quand on est dans une situation de trappe à liquidité il n’y a strictement AUCUN risque d’inflation. Il multiplie les études qui démontrent que le niveau moyen d’une bonne inflation pour l’économie est plus proche de 3 à 5% que de 2%. Pour affirmer cela, Krugman ne s’appuie pas sur n’importe qui, mais sur un papier d’Olivier Blanchard, chef économiste du FMI, que l’on pouvait qualifier par le passé dans le paysage socialiste français comme un économiste « Strauss-Khanien ». Selon lui, changer de cible d’inflation pour la banque centrale en la passant de 2 à 4% par exemple a plusieurs avantages. D’abord, sur le long terme cela baisse le coût relatif de la dette et permet de relancer l’économie par l’endettement sans enrichir la finance. Ensuite, cela permet d’avoir des taux d’intérêt réels négatifs ce qui permet de compenser les effets néfastes d’une situation de trappe à liquidité (si le taux d’intérêt est de 0,5% et l’inflation de 3,5% le taux d’intérêt réel est de -3%, c’est à dire que l’on gagne de l’argent en empruntant par rapport au fait d’épargner).
Enfin, pour reprendre un argument de Krugman avec lequel je suis nettement moins à l’aise sur la question du « coût du travail » en Europe. Ces dernières années le « coût du travail » a fortement augmenté dans les pays du Sud (Portugal, Espagne, Italie) tandis qu’il a stagné dans les pays du Nord (Finlande, Autriche, Pays-Bas, Allemagne). Les économies du Nord ont gagné en compétitivité et celles du Sud en ont perdu, l’exact inverse de ce que l’on aurait du faire si on souhaitait harmoniser la zone euro (et là on peut dire bravo au camarade Schröder).
Ce que préconise Krugman, c’est que les pays du Nord relancent leurs économies par la voie budgétaire, acceptent une inflation plus importante et surtout qu’ils augmentent leurs salaires tandis que les pays du Sud eux conserveraient le même niveau de salaire. C’est là où je suis mal à l’aise car il préconise une rigidité des salaires en période d’inflation pour les pays du Sud donc une perte de pouvoir d’achat pour compenser l’impossibilité pour ces pays de dévaluer. Les pays du Sud gagneraient en compétitivité relativement tandis que les pays du Nord grâce à la relance budgétaire retrouveraient le plein emploi.
Pour être clair, à chaque fois que les pays du Nord essaient de baisser leur « coût du travail » ils accroissent la récession des pays du Sud et renforcent la crise européenne. Pour le coup, les mouvements sociaux en Allemagne qui obtiennent des augmentations de salaires sont donc une bonne nouvelle pour les salariés allemands et surtout pour tous les salariés européens.
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Nous allons avoir d’importants débats dans les semaines qui viennent, sur le TSCG bien entendu, mais surtout sur le premier projet de loi de finance de la gauche au pouvoir.
Est-ce une bonne chose de s’imposer un déficit à 3% alors que nous sommes en quasi récession et que notre pays compte plus de 5 millions de chômeurs ?
Est-ce une bonne chose de s’imposer l’équilibre budgétaire en 2017 quelque soit la situation économique et de l’emploi ?
Le débat européen ne devrait-il pas immédiatement se focaliser sur la possibilité pour la BCE de prêter aux Etats et de changer sa cible d’inflation ?
Ce ne sont pas des questions faciles et il est important de soutenir le gouvernement dans son action résolue pour le changement. Mais nous, socialistes, soyons à l’écoute quand des économistes « mainstream » comme Krugman ou Stiglitz nous incitent à prendre un autre chemin.
Thierry Marchal Beck, Président national des jeunes socialistes
18:52 Publié dans Actualités, Livre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : krugman, jeunes socialistes, économie | | del.icio.us | Imprimer | | Digg | Facebook | |