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20/06/2019

Ginette, ancienne déportée d’Auschwitz-Birkenau : "La haine de l’autre conduit à ça"

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Ginette Kolinka est âgée aujourd'hui de 94 ans. Elle témoigne inlassablement auprès des jeunes en tant qu'ancienne déportée d’Auschwitz-Birkenau.

Vous descendez à peine du train que vous prenez souvent toute seule pour sillonner la France. Comment allez-vous ?

Je vais très bien et je le dois à tous ces déplacements. Ils me stimulent ! Bien sûr, j’ai mal aux jambes, aux mains, mes doigts se déforment… Mais si je promets d’aller quelque part, ce n’est pas ça qui va me faire changer d’avis. Je remercie les gens qui m’invitent.

Je ne me rends pas compte que je suis vieille. De temps en temps, je me dis "94 ans, quand même !", ça commence à se sentir quand je monte les escaliers. Quand on me tient le bras, ça me fait drôle, je suis tellement indépendante.

Pourquoi continuer à témoigner sans cesse ? N’est-ce pas lassant à force ?

J’ai commencé tard, il y a vingt ans. Certains témoignaient déjà depuis les années 80 et je leur disais "mais tu n’en as pas marre ?". En fait, non, je n’en ai pas marre. J’ai été prise dans un engrenage qui prend de plus en plus d’ampleur car nous sommes de moins en moins. Je revis ce que je raconte, ce n’est pas monotone et je continuerai tant que je pourrai.

Moi, c’est le hasard qui a voulu que je me lance dans ces témoignages. J’ai remplacé une camarade qui devait partir à Auschwitz avec des classes et qui était malade.

Je raconte pour que plus jamais des choses comme ça ne se produisent. Je dis attention, c’est la haine de l’autre qui conduit à ça. Il faut accepter les autres sans qu’ils soient comme nous. Même s’ils n’ont pas la même couleur de peau ou la même religion. Nous sommes tous des humains. Mon message, c’est la tolérance.

Que pense votre famille de tous ces voyages et de tous ces témoignages ?

Je ne leur demande pas la permission ! Pour eux, je suis trop vieille pour faire tout ça. Avec eux, comme avec mes amis, ou même mon mari, je n’ai jamais pu en parler. Je n’y arrivais pas. Je suis quand même retournée là-bas en famille, il y a quelques années. Jamais je n’aurais demandé à mon fils de m’y accompagner. Il y a trois ou quatre ans, en novembre, il m’appelle et me dit : "Nous sommes tous libres, on y va tous ensemble." ça me gênait un peu. Comment j’allais faire, comment j’allais leur en parler ? Quand j’y vais pour accompagner des classes, je suis comme un petit toutou. Là, faire la guide me gênait. Mon fils n’a voulu voir que les endroits où j’avais vécu.

Que ressentez-vous quand vous retournez sur place ?

À Birkenau, on ne voit rien. Pas une seule trace alors qu’il y a eu six millions de morts. Il y a quelques bornes, même pas en français, donc je ne sais pas ce qu’elles racontent.

À Auschwitz, les salles avec les montagnes de cheveux, de chaussures… C’est du voyeurisme, pour que les gens s’apitoient. Mais tout est cuit, gris. Si on met un doigt dedans, tout part en poussière. Des objets comme les chaussures s’abîment moins. Qu’est-ce que ça deviendra ? Qu’est-ce qu’il en restera ?

À Compiègne, il y a des bornes avec un visage qui sort et qui raconte. Le président de mon association (*) aimerait la même chose à Auschwitz-Birkenau. Mais il y a bagarre entre Pologne et Europe. Les Polonais veulent l’argent de l’Europe, mais souhaitent tout décider seuls. ça pose problème.

Aujourd’hui, la montée des populismes en Europe, à nouveau, vous inquiète-t-elle ?

Ça fait peur, oui. Les gens qui votent pour l’extrême droite, ce n’est pas, pour la plupart, parce qu’ils en ont les idées. Mais ils ne savent plus pour qui voter. Ils se disent "on va essayer". Mais, ce n’est pas une robe qu’on essaie et qu’on laisse. C’est dangereux. C’est une tendance. Mais, il faut espérer qu’au pied du mur, les gens changent d’avis. ça dépend de nous aussi. Il faut se bouger.

Pourquoi ce livre maintenant ?

Je n’y suis pour rien. On m’invite moi sur les plateaux télé, on me félicite, mais on devrait inviter Marion Ruggiéri, la journaliste qui a écrit. Elle a fait le livre, j’en suis le sujet. Cette jeune journaliste avait écrit un article pour Elle. Elle m’a rappelée il y a quelques mois en me disant "il me reste quelques signes – en langage journalistique des notes. J’aimerais faire quelque chose encore".

Elle a sorti ce livre, très court, très précis, pas romancé. C’est un livre vivant. Quand on le commence, on a envie de poursuivre. Elle va corriger quelques petites erreurs que seuls les déportés peuvent identifier, pour la réédition. Un autre avait été écrit par Philippe Dana, il parle aussi de ma famille. Aujourd’hui, je ne sais pas d’où vient cet engouement sur ma personne. D’autres copines témoignent et me font un peu la gueule !

"Je ne sais pas comment on a tenu. La chance"

Pour finir la dédicace de ses livres, l’ancienne déportée d’Auschwitz-Birkenau signe "Ginette 78 599" avec un petit signe en forme de triangle, son numéro de matricule tatoué par les nazis sur son bras. "J’ai caché ce numéro pendant longtemps. Pas par honte, mais je ne voulais pas qu’on me pose de question. Je me voyais être opérée et en profiter pour demander au chirurgien de me l’enlever. Je n’aurais pas osé de moi-même aller le faire enlever. Mais, je mettais toujours des manches longues. Et à la piscine, je mettais un pansement dessus.

Un jour, une cliente sur un marché, l’aperçoit et me dit : “Tiens vous avez gagné à la loterie, je vais copier votre numéro pour le jouer”. Je me suis dit que des gens n’étaient donc pas au courant. Comment peut-on ne pas savoir aujourd’hui ?"

Ginette Kolinka a été arrêtée à Avignon, alors qu’elle rentrait déjeuner le 13 mars 1944. Elle a été enfermée aux Baumettes puis à Drancy avant d’être envoyée, avec son père, son frère Gilbert (les deux seront gazés dès l’arrivée dans le camp) et son neveu Jojo, par le convoi 71, à Auschwitz-Birkenau, persuadée de partir pour un camp de travail.

"Aucune parole ne peut décrire ce qu’on a vécu, ça paraît tellement incroyable. Comment peut-on nous croire ? On me parle de courage et de volonté. Moi, j’étais froussarde. Je ne sais pas comment on a tenu. La chance. Il fallait être inconsciente comme j’étais. Un robot qui ne pense pas. J’étais devenue comme ça. Ils nous ont transformés en bétail tout de suite. Mon cerveau ne travaillait plus du tout."

Ginette Kolinka finit par être évacuée, le 30 octobre 1944, vers Bergen-Belsen. Elle sera transférée à Raguhn et à Theresienstadt avant le retour à Paris, via Lyon, le 6 juin 1945. 
Elle retrouve sa mère et ses sœurs qui avaient regagné Paris.

Philippe Dana, “Ginette Kolinka : une famille française dans l’histoire”, Paris, Kero,  2016, 217 p. et  Ginette Kolinka, avec Marion Ruggiéri, “Retour à Birkenau”, Paris, Grasset, 2019, 112 p.

Quelles sont vos activités quand vous ne témoignez pas ?

J’aime bien blaguer. On s’imagine que parce que je suis une ancienne déportée, je pleure tout le temps. Mais pas du tout. Je me marre maintenant.

Et puis je vais à la salle de gym. Pas un cours pour senior, un vrai. Vous croyez que j’ai de si belles fesses pourquoi ? ! Bien sûr, je ne fais pas le grand écart mais j’aime ça. J’aime bien manger, même si cuisiner est une horreur. Quand je recevais, je l’ai fait un temps, mais je n’aimais pas ça. Par contre, le salé, le sucré. Je me régale de pain, de beurre et de fromage. J’aime la vie en fait. Et la vie m’aime. J’ai de la chance. Mon plaisir, c’est la vie. Hier, je me suis couchée à 3 h du matin. Je me suis levée à cinq pour aller prendre le train. Parce que mon plaisir, c’est venir rencontrer les gens.

(*) L’association pour laquelle témoigne Ginette Kolinka est l’Union des déportés d’Auschwitz. Elle ne compte plus que 91 survivants.

14/06/2019

Réforme des retraites "Philippe Martinez, le secrétaire général de la CGT : rapprocher "âge de la retraite" et "âge de la mort"

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Alors que Edouard Philippe a confirmé mercredi que l'âge légal de départ à la retraite sera toujours à 62 ans, Philippe Martinez, le secrétaire général de CGT, dénonce sur franceinfo jeudi un "enfumage".

Philippe Martinez, secrétaire général de la CGT, estime jeudi 13 juin sur franceinfo, qu'il y avait "un gros loup" dans la réforme des retraites du gouvernement. "Il y a plus qu'un loup, indique le secrétaire général de la CGT. Oui, il y a un gros loup même. On nous dit 'on ne change pas l'âge légal', mais si vous partez à l'âge légal, vous n'aurez pas de quoi vivre parce que c'est ça la décote. Si vous partez à 62 ans on vous laisse votre pension." Edouard Philippe a confirmé mercredi que l'âge légal de départ à la retraite sera toujours à 62 ans, mais qu'il y aura des incitations pour travailler plus longtemps.

Rapprocher "âge de la retraite" et "âge de la mort"

"On dit 'on vit plus longtemps aujourd'hui', c'est parce qu'on a baissé le temps de travail hebdomadaire, poursuit Philippe Martinez. C'est parce que l'âge de la retraite a été ramené à une époque à 60 ans. Si on fait l'inverse aujourd'hui, on travaille plus longtemps, on va rapprocher l'âge de la retraite de l'âge de la mort. Et ça, c'est proprement scandaleux. Là aussi, c'est de l'enfumage", a-t-il critiqué. Philippe Martinez a dénoncé la baisse des impôts prévue par le gouvernement car, selon lui, elle se fera au détriment des salaires.

Plutôt que de baisser les impôts, il faut augmenter les salaires parce que les impôts c'est utile. Il y a une crise aux urgences aujourd'hui. Il y a besoin d'embaucher.Philippe Martinezà franceinfo

"Comment on va faire ces embauches, ces augmentations de salaires pour les personnels de santé si on n'a pas un bien public qui est l'impôt pour justement veiller à ce que la République soit fidèle à ses valeurs ?, s'interroge Philippe Martinez. C’est-à-dire l'égalité. Plutôt que de baisser les impôts, c'est le rétablissement de l'impôt sur la fortune et des augmentations de salaires qui sont aussi une revendication majeure des mouvements sociaux de ces derniers mois."

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05/06/2019

RECIT DU FIEF DE MARINE LE PEN A HENIN BEAUMONT : MENACES, INJURES, INTOX

henin beaumont.jpgMenaces, injures, intox : 120 jours à Hénin-Beaumont, le récit de Claire Audhuy !

De janvier à mai 2017, Claire Audhuy a vécu à Hénin-Beaumont, une ville du Pas-de-Calais gouvernée par le Rassemblement National. Dans le spectacle né de cette expérience, elle relate le quotidien d’une gouvernance violente, des intimidations, fake news et de la censure. Stand-up drôle et grinçant, 120 jours à Hénin-Beaumont propose une étrange alchimie entre l’indignation et le rire devant l’absurde. Pour Rue89 Strasbourg, Claire Audhuy revient sur cette la genèse de ce spectacle.

Rue89 Strasbourg : Comment une artiste strasbourgeoise s’est retrouvée à Hénin-Beaumont, dans le nord de la France ?

Claire Audhuy : « Nous étions jeunes quand nous avons créé Rodéo d’âme. Nous sommes une association, comme la plupart des compagnies de théâtre. Notre spécificité c’est l’écriture du réel, et puis nous éditons. Ce sont des textes sur des sujets engagés et actuels. Ce n’est pas facile de trouver un éditeur qui vous suive quand on parle de la Shoah, du conflit israélo-palestinien, de l’Algérie, de la prison, même du Front National comme ici.

J’ai répondu à un appel à résidence, lancé notamment par l’agglomération d’Hénin-Carvin, et soutenu par plusieurs ministères dont celui de l’Éducation. Ils cherchaient un auteur pour quatre mois à Hénin-Beaumont, de janvier à mai 2017, c’est-à-dire pile pendant la période des élections présidentielles 2017. Et comme Hénin-Beaumont a été choisi comme le nouveau fief du Front National, c’est là que Marine Le Pen se met en scène.

Ce spectacle, c’est un récit d’expérience. On pourrait dire que c’est une conférence gesticulée. Ma particularité c’est de travailler en immersion, pour vivre, ressentir et partager le quotidien des gens. On peut rapprocher ça du théâtre documentaire. D’habitude nous ne sommes pas reconnus comme faisant de l’humour, nos sujets sont trop graves. Mais parfois nous cherchons le rire pour faire entendre une parole inaudible. Nous travaillons avec mon mari, le journaliste Baptiste Cogitore. Il crée des documents photos et vidéos. Les autres documents ce sont tous les entretiens que je mène, les rencontres que je fais et les paroles que je peux retranscrire.

Le cœur de votre spectacle c’est le Steevy Show, une parodie du conseil municipal présidé par Steeve Briois, maire d’Hénin-beaumont, député européen et vice-président du Rassemblement National. Qu’est-ce que ces réunions ont de si spectaculaires et de si drôle ?

Quand je suis allé à son conseil municipal… non, ce n’est pas un conseil municipal : c’est une arène de cirque ou un numéro de claquettes. Il est capable de couper les micros des opposants quand ça lui chante. Les élus de l’opposition ne peuvent pas terminer leurs propos. Et s’ils ont la malheureuse idée d’achever quand même leur phrase, pour défendre leur position, le public, qui a été chauffé au préalable, hurle « ta gueule la poissonnière ».

Quand Steeve Briois adresse la parole à Marine Tondelier (élue Europe Écologie Les Verts), il est capable de dire « vous êtes un roquet de l’espèce hystérique ». Quand on parle d’Eugène Binaisse, ancien maire d’Hénin-Beaumont, on pourrait l’appeler monsieur Binaisse, ou monsieur le conseiller municipal, mais on l’appelle « le vieux qui pue la pisse ». Là, c’était lors d’une réunion préalable du conseil municipal… Il y a des procès tout le temps, et ça coûte très cher à Hénin-Beaumont. Ils ont essayé de porter plainte contre moi, deux fois . La première fois, c’était avec le motif « artiste non-neutre ».

Et c’est un motif valable pour porter plainte ?

Non. Le procureur a classé sans suite évidemment. La deuxième fois où ils ont essayé c’était pour « détournement d‘argent public ».

Sur quels faits ?

Ah mais non, là vous posez déjà trop de questions. Ce fut bien sûr classé sans suite, mais qu’est-ce qui se passe dans l’esprit des gens à Hénin-Beaumont ? Les gens en entendent parler, ça finit même dans le journal. Dans La Voix du Nord, on lit que le Front National porte plainte contre Claire Audhuy pour détournement d’argent public. Les parents de mes élèves à Hénin-Beaumont venaient me voir pour m’en parler. Je devais leur expliquer, mais les gens se méfient, il n’y a pas de fumée sans feu, etc.

« Quelle est la différence entre Marine Tondelier et une bière ? »

En plein milieu du conseil municipal, Bruno Bilde, l’adjoint au maire, interrompt les discussions pour raconter une blague. « Quelle est la différence entre Marine Tondelier et une bière ? La bière elle au moins est sûre de faire 3% ».

Là, vous avez oublié de rire. Dans le Steevy Show on ne sait pas s’il faut rire ou non, mais on rit de l’absurdité. Tenez, une autre blague de Bruno Bilde sur Facebook : « À quoi sert La Voix du Nord ? À se torcher et à faire un bon feu ».

Le Steevy Show c’est le moment où je donne à entendre comment Steeve Briois et son équipe parlent des gens. On distribue au public un trombinoscope et vous devez deviner de qui on parle, un peu comme Questions pour un champion. J’ai plein de personnages et si vous devinez juste, j’offre des cadeaux tricolores !

Cela fait deux ans que ce spectacle tourne, et il a été vu par des habitants d’Hénin-Beaumont. Comment ont-il réagi ?

Il n’y a pas de malentendu avec les habitants de Hénin-Beaumont. Quand j’y vais c’est tellement chaleureux et tellement convivial, je n’arrive pas à répondre à toutes les invitations. Par contre, c’est aussi délicat pour les habitants d’apprécier mes spectacles. Il y a une dame qui est venue me voir en mars quand je suis retourné à Hénin-Beaumont, et elle m’a dit “Je suis courageuse vous avez vu, je suis venue. Les deux dernières fois que je suis venue vous voir je suis arrivé en voiture et je suis repartie à pied.” La première fois elle s’était fait crever les pneus et la deuxième fois casser le pare-brise. Quand vous allez à un spectacle de Claire Audhuy, ça peut vous arriver. C’est arrivé plusieurs fois. Là, ils montrent les dents.

J’aime jouer nos spectacles notamment devant des jeunes, des lycéens, des collégiens. Ils n’ont pas choisi d’être là, ils viennent en groupe, avec l’école par exemple. Ce ne sont pas des adultes déjà convaincus. J’aime aller à la rencontre de gens qui ne viennent pas juste se gargariser. Rodéo d’âme veut créer un débat et brasser les cartes, et qui plus est pour la jeunesse en train de se forger son horizon.

« À Hénin-Beaumont, il n’y a pas un seul Français de souche »

Hénin-Beaumont, c’est le bassin minier. Pour les mines, on a appelé de la main d’œuvre des quatre coins de l’Europe et même d’Afrique. C’est un melting-pot, il y a 29 langues qui sont parlées. Les gens d’Hénin-Beaumont, il n’y en a pas un qui n’a pas un grand-père ou arrière-grand-père qui vient d’un autre pays. Ça, c’est la réalité du bassin minier : un brassage culturel énorme. Là il y a déjà un premier malentendu. Comment dans l’équipe du FN des gens peuvent-ils voter en toute amnésie pour une “ville sans migrants” alors que leurs propres grands-parents sont arrivés en tant que migrants ?

Les électeurs sont issus de ce brassage culturel. Il n’y a pas de “Français de souche”. Qui a créé cette expression et pour souligner quoi ? C’est juste pour faire se sentir certains moins français que d’autres. Ça n’a pas d’autre signification.

C’est étonnant que dans un tel contexte vous ayez été en mesure de faire une résidence d’artiste dans cette ville.

C’est la communauté de communes qui a choisi de me proposer la résidence, et comme Hénin-Beaumont est la plus grande des treize communes c’est là que je suis allée. Donc Steeve Briois n’avait pas le pouvoir de s’y opposer et il a dû en faire une jaunisse. Quand je suis arrivé, rapidement, le FN a appelé pour m’empêcher de travailler avec les écoles, les médiathèques, le théâtre et toutes les structures municipales.

Ce n’est jamais direct. Mais les gens s’auto-censurent par peur de se faire crever les pneus de leur bagnole. Tout ça, on l’a vécu. C’est de l’intimidation, mais personne ne sait qui fait cela, évidemment.

De telles violences sont étonnantes. Au niveau des forces de l’ordre à Hénin-Beaumont, y a-t-il une accointance avec la municipalité ?

Ah mais c’est extraordinaire, énorme. Au conseil municipal, il y a Robocop : un policier municipal vient siéger en uniforme. Je n’ai jamais eu de contrôle de police dans ma vie, sauf à Hénin-Beaumont. Plusieurs fois par jour. Alors je disais « Vous venez de me contrôler il y a cinq minutes ! » Et le policier disait « refus d’obtempérer ! »

« Quand je colle des affiches, je ne m’attarde pas dans le secteur… »

Ils m’arrêtent dans la rue tous les dix mètres. Ce n’est pas illégal, mais abusif. Il a des jours où je ne pouvais plus marcher. Le jour des élections présidentielles, ils m’ont accusé de vouloir « entraver le bon déroulé du vote de Marine Le Pen » parce que j’étais dans la rue à ce moment-là. Ils sont extraordinaires, mais ils sont aussi méchants. Je me suis faite suivre, mon courrier a été volé… Quand je colle mes. affiches à Hénin-Beaumont, je ne m’attarde pas dans le secteur. Et elles sont arrachées dans les 15-20 minutes

Je voulais faire tourner ma pièce “Les Migrantes” à Hénin-Beaumont, ce n’était pas possible. J’ai offert mon livre à la médiathèque mais ils ne l’ont pas mis dans leurs rayonnages, ou bien des mois après sa parution… J’ai bien vu que les habitants n’allaient pas pouvoir connaitre cette pièce de théâtre documentaire où je donne la parole à huit femmes exilées. Avec un ami graphiste, j’ai sélectionné des extraits et j’ai en ai fait des affiches que j’ai collées sur les panneaux d’affichage libre. Et elles étaient arrachées immédiatement.

« Ma commune sans migrants »

En octobre 2016, quelques mois avant mon arrivé donc, Steeve Briois venait de se fendre d’un texte intitulé « Ma commune sans migrants ». Une charte qui a été adoptée par la Ville. Faites appel à vos souvenirs. Une ville sans ou un monde meilleur sans quelqu’un, ça vous évoque quoi ? C’est donc un texte adopté à 29 voix sur 35 et moi j’arrive avec ma pièce Les Migrantes dans une commune sans migrants…

Quelles sont les pouvoirs que donnent de ce texte ?

C’est une charte qui permet tout. Par exemple, il y avait une association caritative depuis vingt ans qui donnait des vêtements et repas aux nécessiteux. Ils avaient un petit local mis à disposition à Hénin-Beaumont, comme pour la plupart des associations. La municipalité les a convoqués parce qu’ils ont distribué des repas et des vêtements sans demander les cartes d’identité des gens, donc ils ont potentiellement aidé des migrants. La mairie a donc décidé d’estimer le coût de la location du local à 200€ par mois, et leur a exigé un paiement rétroactif de 40 000€ pour les 20 dernières années. Ils ont rendu les clés deux jours après. Voilà comment, sous couvert de cette charte, la mairie peut expulser des associations caritatives qui aident les plus nécessiteux. On s’en fout que ce soient des Français ou non, pour donner de la soupe et des pulls !

Comment la population réagit à ces décisions de la municipalité ?

La population était très chaleureuse. Mais comme partout ailleurs c’est une petite ville qui se vide, les gens ne votent pas plus qu’ailleurs. Et il y a un battage médiatique. Le journal municipal est un tract pour le FN. Quand il y a eu les résultats des législatives, ils ont donné les résultats. Il y a eu le résultat de Marine Tondelier et ils ont indiqué qu’elle était candidate « EELV / La voix du Nord ». C’est pour faire croire qu’il y a des accointances entre les politiques et les journaux. Ils disent que, je cite : « les socialopes sont tous les amis des merdias et des journalchiasses ». Tout est fake news sur fake news. Ils ont fait venir Sophie Fessard au conseil municipal.

Je ne la connais pas…

C’est normal. C’est une soi-disant victime de l’attentat de Nice. Elle arrive en fauteuil roulant au conseil municipal, alors on pleurniche parce qu’elle est rescapée. Et juste après on débat de faire armer ou non les policiers municipaux. Vous vous doutez bien que l’extrême-droite est pour. L’opposition s’insurge et dénonce une manipulation par les émotions. Pourquoi une victime de Nice vient à Hénin-Beaumont parler des armes ? Sophie Fessard dit “si les policiers municipaux avaient été armés je serais debout et mon mari ne serait pas mort”. Mais cette personne n’est pas victime et elle n’est pas paraplégique. La Voix du Nord l’a découvert une semaine après. C’est le niveau de fake news qu’il sont capables de faire.

La bonne blague des « poux marocains »

Un matin, dans la cour de l’école, il n’est pas encore 8h, je croise des mamans qui discutent de la meilleure façon d’éliminer les poux. L’une parle de shampoing, l’autre dit qu’il faut raser directement les cheveux. Et une troisième maman les alerte : “Ça va être beaucoup plus compliqué les filles. Cette année c’est les fameux poux marocains, ils sont beaucoup plus coriaces…”

Quand Nicolas Bay (député européen RN) parle des réfugiés il dit “les prétendus réfugiés”. La presse est sous pression, l’opposition est humiliée, l’information est manipulée, c’est ça la réalité. Alors oui, avec le Steevie Show je me marre, sauf que tout est documenté et sourcé.

Avec toutes ces pressions, ces quatre mois de résidence ont dû être éprouvants.

Je suis allé au collège pour travailler avec des élèves, puisque qu’il ne dépend pas de la municipalité. On a préparé une pièce, « Bienvenue à Hénin-Beaumont », pour donner la parole à des élèves primo-arrivants et des élèves français du collège. Il y a eu tellement de pression sur le proviseur, des menaces et des coups de fil, qu’il a fallu censurer des passages entiers du texte.

Et si l’intimidation ne suffit pas, il reste la pression judiciaire. Un maximum de procès qui coûtent un maximum de pognon à la Ville, c’est la réalité. Hénin-Beaumont s’en sort parce qu’il y a plein de dotations de l’État, du Département, etc. Et ça sert notamment à payer tous les procès qu’ils intentent. Moi j’ai un avocat maintenant, qui a vu la pièce, qui relit mes livres…

Ils ont envoyé une lettre au procureur en disant « Claire Audhuy nous suit, elle était présente à la commémoration de la journée de la Déportation, à la commémoration de la fin de la guerre d’Algérie ». Des journées publiques, il faut le rappeler. J’ai reçu une lettre retraçant mes déplacements, pour me faire comprendre qu’ils savent ce que je fais, où je vais, avec qui je travaille… Mais je savais qu’ils m’avaient suivie, j’avais juste à me retourner.

C’est un climat de désinformation et de manipulation assez stupéfiant. Comment expliquez-vous l’existence de tels débordements et abus ?

À Hénin-Beaumont, vous voyez exactement comment ça peut se passer si le Rassemblement National gouvernait en France : il n’y a plus de liberté de la presse, il y a de l’humiliation, de la censure, les artistes sont muselés, les livres ne circulent pas. Oui, il y a des panneaux d’affichage libres à Hénin-Beaumont mais en quinze minutes, tu te fais recouvrir. Et si tu veux enlever leurs affiches, tu te fous des bouts de verre dans les doigts car ils mélangent du verre dans leur colle.

Une revanche sur les communistes

C’est leur ville modèle, la France entière les regarde, Marine Le Pen y vient. Pour eux c’est un symbole. Ils ont pris cette terre aux communistes et aux socialistes. Ils n’ont rien à faire à Hénin-Beaumont. Cette terre est à gauche, ce sont des frères qui étaient dans la mine. Pour le RN c’est une super vengeance. Ils font peur à tout le monde, ils mentent, ils manipulent. L’opposition politique n’en peut plus d’insultes et de diffamations.

Dans notre texte, il y a aussi tous les témoignages de primo-arrivants qui vivent à Hénin-Beaumont et ceux d’anciens mineurs. Avant le spectacle, je m’amuse à accueillir les gens avec ma tenue du Steevy Show, en bleu marine et avec des accessoires tricolores. Les gens chantent, applaudissent, jouent le jeu, se lèvent. C’est drôle, mais il y a de la conscientisation politique dans ce spectacle. On dénonce le populisme et la manipulation. On les dérange parce qu’on raconte. »

https://www.rue89strasbourg.com/menaces-injures-intox-120...

06/05/2019

« Faut des idées! » Virginie Martin s’entretient avec Ian Brossat

Virginie Martin.jpgBrossat-3.jpg« Faut des idées! » est la nouvelle rubrique d’entretien politique pour le site de la Revue Politique et Parlementaire, animée par Virginie Martin.

À la veille des élections européennes, la politiste Virginie Martin s’entretient avec l’ensemble des principales têtes de liste. Démocratie, économie, culture : toutes et tous ont répondu sans filtre et très librement à nos questions.

Quand la politique renoue avec les idées… Dès ce Lundi 6 mai, retrouvez le nouveau rendez-vous de la RPP… Ian Brossat, chef de file de la liste PCF pour les élections européennes a bien voulu essuyer les plâtres… Un jour, un entretien.

« Une démocratie qui recule », Ian Brossat, tête de liste PCF, Européennes 2019

Virginie Martin : La démocratie, ou en tout cas, l’idéal démocratique semble être fragile/fragilisé. Quelle est votre lecture de ce « supposé » déficit démocratique ?

 Ian Brossat : Je pense surtout que nous avons aujourd’hui une démocratie qui recule parce que le pouvoir est entre un nombre de mains de plus en plus réduit. Il y a donc un hiatus énorme entre la promesse démocratique qui nous a été faite et la réalité de ce que vivent nos concitoyens. Un recul démocratique à la fois dans la cité et dans l’entreprise.

Dans la cité premièrement parce que, année après année, les pouvoirs qui se succèdent ne respectent pas leurs promesses électorales.

En matière européenne cette logique a été poussée jusqu’à l’absurde notamment après le referendum sur le traité constitutionnel européen qui n’a pas été respecté et qui, malgré le vote négatif des français, leur a été imposé d’une certaine manière du temps où Nicolas Sarkozy était Président de la République puisqu’il est passé par voie parlementaire.

Les français votent, les français s’expriment. Lorsqu’ils s’expriment ils disent souvent leur refus du libéralisme mais finalement malgré leur vote, le libéralisme leur est systématiquement imposé.Et deuxièmement, à l’échelle de l’entreprise cette logique-là est poussée jusqu’à la caricature puisqu’avec la financiarisation de l’économie les salariés n’ont plus du tout voix au chapitre. Ils ne sont en réalité qu’une variable d’ajustement et ce sont eux qui systématiquement payent les pots cassés. C’est une des choses qui me frappe le plus dans cette campagne électorale en discutant avec des salariés en lutte. Je pense aux salariés des fonderies du Poitou, aux salariés d’ASC ou à d’autres. A chaque fois ce qu’ils expriment, c’est évidemment une colère liée à la crainte du licenciement à venir, mais pas seulement. C’est aussi une grande frustration de ne pas avoir été entendu sur les choix stratégiques réalisés par leur entreprise et la conviction qu’ils auraient pu faire des choix plus judicieux s’ils avaient été consultés. Je trouve que c’est une dimension qu’on n’entend d’ailleurs pas suffisamment. Un salarié se bat évidemment pour son emploi mais aussi, bien souvent, pour la défense de son entreprise, l’activité de son entreprise et l’avenir de son territoire. C’est à mon sens ce qu’il y a de plus touchant dans la mobilisation de salariés qui se lèvent un peu partout en France notamment dans le domaine industriel.

Un déficit démocratique à l’échelle de l’entreprise

Donc un déficit démocratique à l’échelle de la cité mais aussi à l’échelle de l’entreprise. Or cette question de la démocratie à l’échelle de l’entreprise est finalement très peu abordée aujourd’hui y compris dans le mouvement des gilets jaunes.

Même en matière de pouvoir d’achat, l’un des déficits de ce mouvement qui par ailleurs a plein de bons aspects c’est qu’il tourne essentiellement son regard vers le pouvoir politique mais finalement très peu vers le patronat et notamment le grand patronat.

C’est d’ailleurs ce qui a permis à Macron dans un premier temps de mettre en place, avec ses premières annonces, les fameux 10 milliards d’euros du mois de décembre. L’essentiel de ces annonces sont des annonces qui puisent dans les recettes de l’Etat avec une augmentation du SMIC qui n’en est pas une en réalité. C’est finalement une aide sociale qu’il va falloir aller chercher à la CAF et le patronat lui, est quasiment exonéré de tout effort. Or, à mon sens, on ne pourra répondre à l’exigence de justice sociale qui monte dans le pays qu’à la condition de mettre à contribution les plus gros revenus.

VM : La prime de fin d’année reste au bon vouloir de l’entreprise…

IB : Exactement. Je discutais tout à l’heure avec un salarié d’Amazon. Amazon n’est quand même pas une entreprise qui est en grande difficulté financière puisque Jeff Besos est l’homme le plus riche du monde. Pourtant Amazon a consenti à une prime de 500 euros estimant que 1000 euros c’était trop. On voit bien là les limites d’une politique gouvernementale qui agit par la contrainte vis-à-vis des ménages modestes et au volontariat lorsqu’il s’agit des gros portefeuilles.

VM : Quelles sont les solutions que vous pouvez préconiser pour combler ce déficit démocratique à la fois dans la cité et dans l’entreprise ?

IB : D’abord je pense que le grand paradoxe de la période dans laquelle nous vivons c’est que nos concitoyens sont de plus en plus formés et devraient être bien davantage qu’hier en capacité de participer aux décisions. Or, dans le même temps leur pouvoir de décision est de plus en plus réduit. On est là au cœur de la contradiction de la période dans laquelle nous vivons. Beaucoup de nos concitoyens auraient des tas de choses intéressantes à dire sur beaucoup de sujets précisément parce que leur niveau de formation a considérablement augmenté au cours des dernières décennies. Mais dans le même temps ils sont frustrés parce que le fonctionnement de nos institutions et des entreprises ne leur permet pas d’intervenir sur les choix stratégiques.

Même si je n’en fais pas un totem, nous portons l’idée d’une VIème république depuis longtemps

Donc je suis favorable à une réforme profonde de nos institutions. Le Parti Communiste porte depuis longtemps l’idée d’une VIème République même si je n’en fais pas un totem nous avons besoin d’une réforme profonde de nos institutions : démocratisation profonde de nos institutions qui de la cité à l’entreprise permette que le pouvoir soit entre un nombre de mains beaucoup plus importante que ça n’est le cas aujourd’hui. Au passage j’ai revu le projet des réformes de nos institutions que nous avions fait dès la fin des années 90 et nous proposions déjà un référendum d’initiative populaire dans le cadre de ce projet de constitution que nous avions commencé.

VM : Aujourd’hui quand on parle justement de référendum d’initiative populaire ou citoyenne la réponse immédiate est : « la peine de mort, l’ivg risquent d’être remises en cause… » Comment répondre à cela ?

IB : D’abord c’est un vrai sujet. Le peuple n’a pas toujours raison et n’a pas par principe raison. Il est vrai que si en 1981 nous avions procédé par référendum il y a fort à parier que la peine de mort n’aurait pas été supprimée.

Je suis favorable à la fois au référendum d’initiative citoyenne mais favorable à ce qu’il soit encadré de telle sorte qu’il ne puisse pas conduire à une remise en cause des droits fondamentaux. La constitution est aussi là pour nous prémunir. Mais la question reste délicate et doit être maniée avec beaucoup de prudence.

Mais je vois ce qui se dessine avec le Président qui doit annoncer ses propositions jeudi. Je vois bien l’idée de limiter la démocratie participative aux enjeux locaux puisque c’est ce qu’il prévoit de faire. Je trouve ça quand même très méprisant et très révélateur d’une manière de considérer qu’au fond nos concitoyens ont le droit de se prononcer sur la configuration de nos ronds-points mais sont incapables de discuter d’enjeux nationaux.

Nos concitoyens ont aussi un avis sur la politique nationale ; la démocratie participative ne peut pas être confinée aux seuls enjeux locaux, c’est très méprisant.

VM : Et dans l’entreprise, plus de démocratie ça passe par quoi ? Quid des syndicats notamment ? Parce que la désyndicalisation est maintenant structurelle. Et avec une désintermédiation généralisée, il n’est pas sûr que cela change vraiment.  

IB : Au-delà même de la question des syndicats, l’enjeu à mon sens c’est celui de la capacité qu’on donne aux salariés d’intervenir sur les choix de leur entreprise. Je serais par exemple favorable à ce que en cas de plan de licenciement, de plan social, les salariés puissent disposer d’un droit de véto de telle sorte qu’avant d’imaginer un plan social les salariés aient toutes possibilités d’envisager des scénarios alternatifs. Ce n’est malheureusement pas le cas aujourd’hui avec des salariés qui sont complètement prisonnier des choix réalisés par les dirigeants des entreprises qui eux-mêmes agissent sous les ordres des actionnaires.

Relativiser la faiblesse des syndicats

Après sur la crise des syndicats, il faut quand même relativiser tout ça. Un syndicat comme la CFDT ou comme la CGT compte plus d’adhérents que tous les partis politiques réunis. Ça nous invite quand même à relativiser tout cela. Puis il y a tout de même une responsabilité des pouvoirs politiques successifs qui depuis les années Sarkozy a consisté à écraser les syndicats et à théoriser le fait que le pouvoir politique devait faire tous les jours la démonstration qu’il était capable de passer en force y compris contre l’avis des syndicats.

Et de ce point de vue, Macron est sans doute celui qui a poussé cette logique jusqu’à l’extrême. Personne ne m’enlèvera de la tête que la popularité et la puissance du mouvement des gilets jaunes est lié au fait que beaucoup de gens se sont dit que les mobilisations syndicales ne permettaient pas d’aboutir. Des mobilisations sociales menées par les syndicats avant les gilets jaunes dans le quinquennat de Macron il y en a eu : une mobilisation très forte des cheminots, des mobilisations de retraités. Le pouvoir en place n’en a tenu aucun compte.

C’est ce discrédit jeté sur les syndicats et entretenu par le pouvoir qui a ouvert la brèche à autre chose et cet autre chose c’est notamment le mouvement des gilets jaunes. Il fallait bien que la colère s’exprime d’une autre manière.

Je trouve d’ailleurs qu’il y a une vraie question qu’on ne s’est pas posée : qu’est-ce qui fait que le mouvement des gilets jaunes est le seul mouvement qui, depuis le début du quinquennat Macron, ait un peu fait reculer le pouvoir ? Ils ont lâché 10 milliards et ils ont renoncé à la fameuse taxe carbone alors même qu’ils n’ont pas renoncé à la réforme de la SNCF malgré la mobilisation des cheminots.

Beaucoup de gens se sont dit qu’il n’y avait que par la violence qu’on se faisait entendre.

Il y a deux choses. Premièrement, le fait que la mobilisation des gilets jaunes, au moins à ses débuts était soutenue de manière très massive par les français (plus de 7 français sur 10) et deuxièmement dans quelle mesure la violence a contribué à faire reculer le pouvoir. Cette peur que le mouvement du même coup a suscitée au sein d’une partie de la bourgeoisie française. Il faut appeler les choses par leur nom. Mais du coup c’est une drôle de leçon politique. Beaucoup de gens se sont dit qu’il n’y avait que par la violence qu’on se faisait entendre. Je ne dis pas que le gouvernement a eu tort de reculer face au mouvement des gilets jaunes mais je pense qu’il aurait pu tenir compte des mouvements sociaux qui s’étaient tenus avant à plus bas bruit exprimant déjà une colère face à l’injustice sociale.

Il a donné le sentiment d’accorder une prime à la violence.

Je pense qu’il y aussi une stratégie assez perverse du pouvoir en place qui consiste à s’adresser à une partie de la France : la France qui s’en sort correctement.

Je crois que Giscard voulait s’adresser à deux français sur trois. Macron, lui, veut s’adresser à un français sur trois : cette France qui se porte correctement. Il s’adresse à eux en considérant qu’avec 30% des voix il a son ticket d’entrée pour le deuxième tour de la présidentielle comme la dernière fois et peut tout à fait remporter la présidentielle une nouvelle fois face à l’extrême droite dans le cadre d’un duel.

Cela pose, à mon sens, deux problèmes.

Premièrement, c’est un vrai problème démocratique d’avoir un Président de la République qui assume quasiment de ne plus être le président de tous les français et qui, de fait, gouverne pour un tiers de la population.

Deuxièmement, c’est une stratégie qui est dangereuse parce que rien ne nous dit qu’au deuxième tour de la présidentielle ce sera lui qui gagnera. Parce que si la colère continue à monter jusqu’en 2022 il n’est pas certain que l’extrême droite soit toujours battue. C’est une stratégie périlleuse mais je pense que c’est la sienne.

VM : Même pour le pluralisme démocratique ce n’est pas très sain…

IB : Exactement, je vois bien comment toute la campagne des élections européennes est construite par Macron autour de cette stratégie-là : c’est nous ou le chaos, les libéraux ou l’extrême droite, progressistes ou conservateurs.

Il n’y a pas la place pour un troisième chemin.

Mais je trouve ce discours très dangereux. Premièrement parce que cela signifie qu’on jette dans les bras de l’extrême droite tous ceux qui ne sont pas d’accord avec les politiques libérales alors que beaucoup de gens sont contre pour des raisons diverses.

En faisant ça on donne quasiment un brevet social à l’extrême droite c’est-à-dire que l’on signifie que la contestation sociale passe par le vote d’extrême droite.

Or l’extrême droite, contrairement à ce que l’on nous raconte, n’est pas du côté des ouvriers et des employés : pas favorable à l’augmentation du SMIC ou au rétablissement de l’Impôt de Solidarité sur la Fortune.

Et au Parlement Européen, leurs votes ne vont également pas dans le sens des ouvriers ou des employés : c’est le cas de celui de la directive sur le secret des affaires. Leurs alliés à l’intérieur de l’Union Européenne, notamment leurs alliés autrichiens mettent en place la semaine de 60h de travail.

On ne peut pas laisser passer l’idée que l’extrême droite est du côté des employés et des ouvriers. Je ne dis pas que Macron est le seul responsable de cette bipolarisation de la vie politique. L’incapacité de la gauche à incarner une alternative y est pour beaucoup mais on voit bien qu’il joue sur du velours et qu’il cherche lui, à construire un paysage politique bipartisan qui à mon sens est très dangereux. 

VM : « L’économie de marché », dans son acception classique des années passées, semble être remise en cause par beaucoup. Elle ne semble plus être l’unique ou quasi unique socle des programmes politiques. Quelle est votre regard sur cette critique de plus en plus aiguisée de l’économie de marché ?

IB : Ce qui est sûr c’est que le modèle libéral est de plus en plus contesté. Je suis favorable à une économie puissamment régulée par l’Etat par un développement important des services publics. Cela fait des années maintenant, des décennies, que l’on a vu l’Etat faire reculer les services publics dans nos territoires et dans un certain nombre de secteurs stratégiques.

Notre pays va plus mal depuis que les services publics ont reculé. Après 1945, la France a développé un modèle économique particulier avec un secteur public puissant adossé à des entreprises publiques puissantes qui disposaient d’un monopole dans un certain nombre de secteurs : le secteur de l’énergie, le secteur des transports, le secteur des télécoms… Avec l’idée que ces secteurs-là étaient des secteurs essentiels et que dès lors, ils ne devaient pas relever du marché pour répondre à une logique d’intérêt général. Ce système avait plutôt donné satisfaction. C’est ce qui permettait notamment un équilibre de nos territoires visant à faire en sorte que tout citoyen ait accès aux droits fondamentaux quel que soit ses revenus et quel que soit le lieu dans lequel il habite.

Un secteur public qui recule ; une mise en concurrence non bénéfique 

Ce modèle a été brisé notamment parce que l’Union Européenne avec la complicité de nos gouvernements a décidé qu’il fallait tout mettre en concurrence. C’est aujourd’hui la logique de concurrence qui l’emporte dans ces secteurs clés. Est-ce que cette mise en concurrence a été bénéfique ? Non. Dans le secteur de l’énergie contrairement à ce que l’on nous a dit les prix n’ont pas baissé. Dans le secteur du transport ferroviaire c’est la concurrence depuis 2006 et il y a deux fois et demi de marchandises en moins qui circulent par le train qu’avant. Ce sont autant de marchandises qui circulent par la route. Le bilan de cette libéralisation générale n’est pas positif loin de là et on voit d’ailleurs dans le même temps le service public reculer dans nos territoires. Facteur qui a joué un rôle clé dans la mobilisation des gilets jaunes à laquelle on assiste ces derniers mois. Je suis favorable à un retour de l’Etat dans ce secteur et donc à la présence d’un état plus puissant dans ces secteurs clés. Deuxièmement quand je parle d’une économie régulée cela signifie que sur la question de l’utilisation de l’argent, l’Etat doit être plus présent notamment au travers de la nationalisation d’une banque.

Je pense qu’on aurait besoin d’une banque publique qui permette de contre balancer le rôle des banques privées.

Surtout quand on voit que la Banque Centrale Européenne ouvre en permanence son robinet pour alimenter les banques privées sans condition. Je ne suis pas hostile à ce qu’on prête de l’argent aux banques privées mais prêter sans condition et sans veiller à ce que l’utilisation de cet argent aille vers l’économie réelle cela nous confronte à des problèmes redoutables. Donc le retour de l’Etat dans le domaine économique est essentiel.

VM : C’est un constat que beaucoup de gens partagent néanmoins le modèle libéral semble continuer à s’imposer. Ce sont les GAFA qui, pour faire vite, gagnent encore alors que beaucoup partagent vos constats et vos théories. Quel est votre sentiment sur ce sujet ?

 IB : C’est très paradoxal. Je dirais même contradictoire. Partout dans nos territoires je vois des mobilisations pour les services publics. Il n’y a pas un seul territoire où l’on ne se bat pas au travers un comité de défense pour l’hôpital du coin, la maternité, les chemins de fer, les bureaux de poste ou même pour les centres des impôts.

Des mobilisations, il y en a mais idéologiquement nous sommes faibles et nous avons pour l’instant, perdu la partie. J’ai souvent l’impression d’être dans un match de boxe où les libéraux boxent pendant que nous laissons passer les coups. Sur le terrain en tout cas je pense que la gauche a perdu beaucoup de points et que les libéraux eux, mènent la bataille idéologique de manière bien plus puissante et efficace que nous. Pourtant la partie n’est pas définitivement perdu parce qu’il y a un terrain favorable au retour de ces idées. Mais la gauche n’est pas suffisamment organisée, on se bat de manière très désordonnée.

VM : On finit par donner raison à Gramsci, la bataille culturelle serait perdue de ce point de vue là ? Par ailleurs, l’idée d’un pragmatisme versus une idéologie ne vous nuit pas ?

IB : Oui c’est un mensonge éhonté mais bien sûr qu’ils ont marqué des points avec ça. Ils présentent tout comme une évidence et ça pèse dans la balance mais je pense que la gauche ne regagnera qu’à la condition de mener à nouveau la bataille des idées. Nous sommes peu nombreux à mener cette bataille y compris sur les plateaux de télévision.

Ce n’est pas original comme thèse, comme vous le disiez c’est Gramsci mais c’est une question redoutable à laquelle nous sommes confrontés. Je le dis d’autant plus que je ne suis pas un grand théoricien. Je suis un élu local et je consacre l’essentiel de mon énergie à faire du logement social. Prenons l’exemple d’un secteur comme le logement. Tout ce qu’on nous raconte en nous le présentant comme le bon sens libéral est en réalité contraire à tout ce que je peux constater dans les faits. On nous répète souvent que pour résoudre le problème du logement il faut construire davantage. Dans une ville comme Paris ceux qui nous répètent ça racontent n’importe quoi. À Paris on ne peut plus construire un seul logement. Personne ne nous fera croire qu’on pourra construire à Paris des dizaines de milliers de logement, cette ville est pleine comme un œuf. Le seul moyen pour résoudre le problème c’est d’accepter qu’il faille réguler le marché privé et intervenir sur celui-ci : encadrer le loyer et assumer le fait que les pouvoirs publics ont vocation à intervenir dans ce secteur.

La loi Alur était justement logique et pragmatique, elle a pourtant été critiquée puissamment

Ce qui se présente comme une espèce d’évidence est contraire à la réalité et par ailleurs, assez aisément observable pour n’importe quelle personne qui connait cette ville. Ils ont réussi effectivement à imposer leurs idées. Quand je vois le martyr qu’a subi Cécile Duflot quand elle était ministre alors même qu’elle a mené une politique qui, à mon sens était plutôt juste. En faisant voter la loi Alur elle a été confrontée à une bataille purement idéologique menée par des lobbys qui ont par ailleurs consacré beaucoup d’énergie et beaucoup d’argent pour qu’elle soit finalement désavouée par le pouvoir en place. C’est le bon exemple pour montrer que l’idéologie est parfois plus puissante qu’une politique pragmatique. Contrairement à tout ce qu’on a pu raconter en voulant la faire passer pour une dogmatique, le pragmatisme était du côté de Duflot.

VM : Comment travailler alors à gagner cette bataille culturelle ?  

IB : Le nombre, le nombre ! On est quand même nombreux et majoritaire à avoir intérêt à ce que ça change. Le problème c’est que nous sommes désorganisés.

Une formation politique comme la mienne est aujourd’hui capable de financer une campagne électorale précisément parce qu’elle repose sur des adhérents qui sont généreux et qui sont prêt à donner. Ce sont nos militants notre banque et si nous étions mieux organisés et plus nombreux nous viendront à bout de ce problème. Je suis peut-être naïf mais c’est en tout cas ce que je pense. 

VM : On parle peu d’arts et de culture (« cultivée » ou populaire) dans les débats politiques en général. Quel est votre ressenti sur ces questions ? De votre côté qui vous accompagne sur vos chemins culturels ?

 IB : Je vais être franc avec vous. J’ai fait des études de lettres, hypokhâgne, j’ai été professeur de lettres modernes mais en réalité je crois que je me suis vraiment engagé à plein temps en politique précisément pour me confronter à des questions peut-être plus rugueuses et plus concrètes.

C’est moi qui ai demandé à Anne Hidalgo en 2014 de m’occuper des questions de logement qui finalement étaient éloignées de mes problématiques de départ. J’ai fait de la politique pour sortir de mon milieu social et contrairement à ce qu’on dit souvent, la politique ne m’a pas enfermé ou coupé de la réalité, c’est l’inverse qui s’est produit. Elle m’a permis de m’ouvrir à une réalité sociale que je n’aurais jamais côtoyée si je n’avais pas exercé ce mandat.

J’en reviens à votre question. J’ai fait mon mémoire sur Bret Easton Ellis et c’est une lecture qui m’a beaucoup marquée. Mon mémoire plus précisément était sur la rhétorique du vide, de la vacuité et de la perte de sens. Je trouve que c’est précisément ce qui caractérise pour une bonne part notre période avec cette tendance que nous avons à tout aplatir, à tout mettre au même niveau.

C’était aussi le cas pour Bret Easton Ellis de telle sorte que la mort d’un humain était mise au même plan que l’achat d’une nouvelle veste dernier cri.

La déshumanisation est sans doute ce qui caractérise le plus notre époque. Une période où tout devient marchandise et par conséquent tout est mis au même niveau. Et dès lors que tout est mis au même plan, plus rien n’a de sens. Ce qui contribue à donner du sens c’est précisément la hiérarchisation. Ce n’est pas très classique pour un militant communiste mais en tout cas c’est une lecture qui m’accompagne.

Sources Revue Politique