22/07/2019
"Ayez le courage de dire non" : Nicolas Hulot exhorte les députés à ne pas ratifier le Ceta
À la veille du vote solennel à l'Assemblée nationale du Ceta, le traité de libre-échange entre l'Union européenne et le Canada, Nicolas Hulot met la pression sur les députés. "Ayez le courage de dire non", lance le président d'honneur de la Fondation Nicolas Hulot pour la nature et l'homme et ancien ministre de la Transition écologique et solidaire dans une tribune publiée lundi 22 juillet en exclusivité sur le site de franceinfo.
Le Ceta prévoit de supprimer notamment les droits de douanes sur 98% des produits échangés entre l'UE et le Canada. En France, il suscite de nombreuses réticences à droite comme à gauche, le texte a déjà donné lieu à de vifs débats entre les députés lors d'une première discussion mercredi 17 juillet.
Lettre ouverte aux députés
Demain chacun de vous aura plus de pouvoir que tous les ministres de l’écologie réunis. Demain chacun de vous sera libre de voter contre la ratification du Ceta et exiger ainsi la réouverture des négociations. Demain la voix forte d’un pouvoir législatif unanime pourra éclairer utilement un exécutif qui agit comme si ratifier le Ceta allait de soi.
Ayons collectivement l’honnêteté de dire que la réalité de cet accord est beaucoup plus complexe
Il était essentiel à l’origine de démontrer que les craintes de certains étaient non fondées. Mais reconnaissons que cela n’a jamais été possible. Le plan d’action, que j’ai moi-même endossé à l’automne 2017, n’a pas produit les résultats escomptés et les attentes légitimes n’ont pas été comblées. Nous avons échoué à apporter les garanties nécessaires sur le veto climatique, les farines animales, les nouveaux OGM, la sauvegarde du principe de précaution à l’européenne...
Nous avons échoué à réformer la politique commerciale européenne. Ce n’est pas faute d’avoir essayé. Sourde à nos attentes, l’Union européenne a préféré conclure rapidement des accords avec le Japon ou le Viêtnam et un accord catastrophique avec le Mercosur. Et délivrer des nouveaux mandats de négociation avec les États-Unis de Donald Trump, l’Australie et la Nouvelle-Zélande sans faire plus de cas de nos alertes.
Des "premiers effets en matière de coopération alimentaire"
Pourtant ces accords commerciaux de nouvelle génération, le Ceta étant le premier d’entre eux, emportent toutes nos batailles et leurs conséquences dépassent largement nos frontières. Le gouvernement a dû finalement reconnaître que les normes qui s’appliquent sur le sol européen et celles qui s’appliquent à l’importation ne sont pas les mêmes en matière sanitaire et phytosanitaire. Ainsi, le Ceta produit déjà ses premiers effets concrets en matière de coopération réglementaire. Pour permettre l’accès au marché intérieur européen à des produits canadiens, la Commission Européenne a commencé à relever nos limites maximales de résidus (LMR) autorisées pour certaines substances et produits. En les multipliant par 10 par exemple pour la clothianidine, un pesticide néonicotinoïde interdit en Europe, utilisé au Canada sur les pommes de terre.
Le Parlement européen a bien fait une première objection mais la Commission n’a pas désarmé et compte revenir à la charge. De la même façon, elle se prépare à relever les LMR pour le 2,4-D, un herbicide entrant dans la composition de l’agent orange, considéré en France comme perturbateur endocrinien, et qui devrait en théorie être interdit en Europe suite à la définition adoptée en 2017.
La convergence vers le haut a du plomb dans l’aile. Il suffit de visionner les comptes rendus succincts des comités de suivi du Ceta pour constater que si le Canada est à l’offensive quant à la rigueur de nos normes, l’Union européenne ne montre aucune volonté de questionner l’utilisation par le Canada de 46 substances interdites en Europe.
Perturbateurs endocriniens
Le Canada ne fait lui pas mystère de ses intentions. S’il utilise déjà à son avantage les mécanismes peu transparents associés au Ceta, il n’a pas hésité non plus à s’allier au Brésil et aux États-Unis pour demander le 4 juillet devant l’OMC des comptes à l’Union européenne sur son application du principe de précaution quant aux perturbateurs endocriniens et autres substances cancérigènes, mutagènes ou reprotoxiques (CMR). Ce n’est pas nouveau. Déjà en 2016, le Canada avait fait pression avec succès sur la Commission européenne pour affaiblir sa proposition de définition des pesticides perturbateurs endocriniens. Car ce qui se joue est immense. Dans la continuité des actes précédents, l’Union européenne doit aujourd’hui faire évoluer sa doctrine de tolérance à l’importation pour aller vers une logique de tolérance zéro résidu pour les substances les plus dangereuses. Et c’est là tout l’enjeu car le marché européen est structurant pour de nombreux pays exportateurs.
Quand nous interdisons des substances dangereuses en France et a fortiori en Europe pour protéger la santé de nos populations, nous portons plus largement atteinte aux intérêts de BASF, Bayer-Monsanto, Syngenta, Dow Chemicals etc. qui, pour pouvoir vendre leurs pesticides, doivent garantir aux agriculteurs exportateurs brésiliens, américains ou canadiens que leurs produits pourront pénétrer le marché intérieur européen. Toujours prompts à défiler dans les ministères pour expliquer combien ils investissent, créent de l’emploi et pourraient le faire partout ailleurs, ce sont ces firmes qui font pression pour que l’Europe abandonne son approche unique au monde, qui considère que les substances les plus toxiques doivent être interdites sans autres considérations que leur danger intrinsèque.
Aujourd’hui, et je l’ai expérimenté, être ministre de l’écologie et vouloir faire respecter le principe de précaution est une lutte de tous les instantsà franceinfo
Quand tous les lobbys essayent déjà d’enfoncer la porte, pourquoi leur donner un bélier avec le Ceta ? Demain, ces firmes qui ont toutes des filiales au Canada pourront menacer de recourir directement à l’arbitrage. Mais alors pourquoi et pour qui ratifier le Ceta ? Pourquoi maintenant ? Pas pour notre santé, pas pour nos agriculteurs ni pour le climat, on l’aura compris.
Parce que les Canadiens sont nos amis ? S’ils le sont vraiment, pourquoi ne pas renégocier politiquement cet accord avec eux pour en supprimer les risques dispensables ? Ces accords de nouvelle génération sont loin du commerce comme facteur de concorde entre les peuples. Parce que quelques centièmes de points de croissance sont en jeu ? Parce que le commerce c’est important et qu’il faut être bon élève en Europe ? En réalité, au-delà des éléments de langage, qui sait vraiment pourquoi il faut ratifier absolument et maintenant le Ceta ?
Demain, comme le voudraient tant de Français, ayez le courage de dire non. Faisons enfin preuve de cohérence.
10:32 Publié dans Actualités, Connaissances, Entretiens, Planète, Point de vue | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : hulot, ceta | |
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05/07/2019
Économie. « Sur les épaules de Marx », pour comprendre le capitalisme sur son écran
Des tampons hygiéniques représentant « les richesses créées par les travailleurs » transitent dans des bols sur lesquels on peut lire « profits », « salaires », « cotisations » ou « impôts ». La vidéo YouTube de la série « Sur les épaules de Marx », intitulée « Cachez ce brut que je ne saurais voir », s’efforce de vulgariser au maximum la répartition des richesses et de démystifier l’augmentation du Smic promise en décembre 2018 par Emmanuel Macron. En ligne depuis près de quatre mois, l’épisode a depuis rencontré un petit succès, ouvrant la voie à une saison 2 promise pour le 7 juillet.
« On s’est dit qu’il fallait essayer de démonter la supercherie »
« La ruse, c’est de retirer des tampons du bol “cotisations” pour les mettre dans celui du salaire net, mais aussi dans celui des profits », y racontent Léon et Thallia, tous deux assis sur un canapé dans un salon modeste où l’on aperçoit un volume du Capital de Karl Marx dans une bibliothèque et un portrait du ministre communiste Ambroise Croizat au mur. Comment ces deux jeunes professeurs de sciences économiques et sociales en lycée se sont-ils retrouvés là ? Pour le comprendre, il faut remonter aux derniers jours de l’année passée.
Acculé par une mobilisation des gilets jaunes qui prend à ce moment-là une ampleur grandissante, le président de la République annonce plusieurs mesures lors d’une allocution télévisée. Ce 10 décembre 2018, il proclame : « Le salaire d’un travailleur au Smic augmentera de 100 euros par mois dès 2019 sans qu’il en coûte un euro de plus pour l’employeur. » Ce qui fait bondir Fanny, une statisticienne de 27 ans, par ailleurs militante du Parti communiste français. « Quand on a entendu ça, avec des amis, on s’est dit qu’il fallait essayer de démonter la supercherie. » Car, si la nouvelle peut séduire à première vue, le fait d’augmenter les salaires sans mettre à contribution le patronat sent l’entourloupe. À ce moment-là, sur les ronds-points et dans les rues, gilets jaunes et chasubles rouges ne sont pas dupes, mais la démonstration est loin d’être partagée massivement.
Après discussions, les trois amis décident de réaliser des vidéos sur leur temps libre, via une chaîne YouTube, le site hébergeur de vidéos le plus consulté de France. « Nous voulions qu’elles répondent à deux critères, précise Fanny. Qu’elles soient courtes pour être regardées entièrement, et qu’elles parlent de ce qui se passe autour de nous. De nos vies. » Un vrai défi, car l’analyse marxiste, par essence systémique, conduit à ne laisser de côté aucun champ d’étude. « Il faut que le propos aille à l’essentiel et on doit accepter de ne pas tout dire. C’est un bon exercice ! » sourit la jeune femme.
Si l’on en juge par le visionnage des premières vidéos, le pari semble réussi puisque aucune n’excède six minutes. Une prouesse qui n’existerait pas sans les savoir-faire de Benjamin et Lucas à la caméra et au montage. Dans les quartiers où ils vivent et militent, les jeunes vidéastes font face au besoin grandissant de comprendre ce qui se passe, « car les gens se rendent compte que le système économique dans lequel nous sommes est dans l’impasse ».
« Démystifier le réel pour apporter des clés de compréhension »
Alors, à travers ces vidéos, ils ambitionnent de donner « des outils de compréhension » et « des perspectives de lutte ». Mais, pour y parvenir, il faut une méthode rigoureuse. « Par exemple, pour construire la vidéo sur le chômage de la saison à venir, nous avons décrypté plusieurs types de politiques en différentes séquences. On construit ensuite un scénario en s’appuyant sur des données statistiques. » D’où la liste exhaustive des sources dans les informations inscrites sous la vidéo. « Évidemment, ça prend un peu de temps », fait remarquer Fanny. « Notre but, c’est de démystifier le réel pour apporter des clés de compréhension, pas de démystifier le réel pour créer de la confusion », précise-t-elle.
Comme une manière de se différencier de nombreuses chaînes YouTube, qui, du révisionnisme aux théories du complot, cherchent à manipuler les esprits en dévoyant la réalité. Depuis le premier épisode en janvier, « Sur les épaules de Marx » voit son audience s’accroître progressivement pour atteindre le millier de vues et presque autant d’abonnements. À titre de comparaison, les vidéos traitant d’économie et mises en ligne par le quotidien libéral l’Opinion plafonnent à 150 vues sur YouTube. Et ce, alors même qu’elles sont plus courtes et que les moyens dont dispose ce journal dépassent largement ceux des auteurs de la jeune chaîne d’éducation populaire.
Encouragée par des internautes, l’équipe de vidéastes marxistes fait aussi l’objet de l’attention croissante d’économistes, tels que Denis Durand. « Ces vidéos sont une excellente initiative, d’autant que cela permet d’entrer en résonance avec des alternatives », juge le codirecteur de la revue Économie et politique. Et d’ajouter que ces clips peuvent être une réponse aux « leçons de morale que l’idéologie néolibérale assène aux salariés ». « Nous préparons déjà la saison 3, sur l’entreprise et les grands groupes », dévoile Fanny.
De quoi donner des armes pour démêler et défaire la toile capitaliste. Même si, pour Denis Durand, « on comprendra mieux le capitalisme le jour où on l’aura remplacé par un autre système ».
11:52 Publié dans Economie, Point de vue, Pour les nuls | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : economie, marx, vidéos | |
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26/06/2019
Mondial 2019. Megan Rapinoe, la star qui s’oppose à la politique de Trump
Une combattante. Sur le terrain comme en dehors, Megan Rapinoe (156e sélection, 47 buts) ne s’exprime jamais aussi bien que dans l’adversité. Auteure d’un doublé, deux penalties tirés de sang-froid en huitièmes de finale face à l’Espagne (2-1), lundi, à Reims, alors que son équipe se faisait bousculer pour la première fois du Mondial, la capitaine des États-Unis n’a pas tremblé. Habituée à montrer le chemin et à donner de la voix, la milieu offensive aux cheveux courts teintés de rose ne craint rien, ni de personne. Engagée dans de nombreux combats civiques et politiques, la joueuse de Seattle, qui a déjà inscrit 3 buts depuis le début du tournoi, sera à surveiller de près par les Bleues, vendredi, au Parc des Princes, en quart de finale de la Coupe du monde.
“Fuck you” ! adressé au gouvernement
Nul doute que les électeurs de Donald Trump auront aussi un œil sur elle. Prompts à la critiquer avant même le coup d’envoi, ils la conspuent régulièrement sur les réseaux sociaux et dans certains stades depuis 2016. En soutien au mouvement lancé par le joueur de football américain Colin Kaepernick cette année-là, pour protester contre les violences policières visant les Noirs, Megan Rapinoe pose aussi un genou à terre durant l’hymne américain. Depuis, cette diplômée en sociologie et sciences politiques, désormais debout, refuse toujours de chanter et de porter sa main sur le cœur, contrairement à ses coéquipières. « Je ne peux tout simplement pas supporter que mon pays opprime son propre peuple », a écrit récemment dans une tribune celle qui fêtera ses 34 ans, le 5 juillet. Avant la Coupe du monde, elle a précisé sa pensée : « C’est une sorte de “Fuck you” ! adressé au gouvernement. »
De tous les combats, la championne olympique 2012 et championne du monde 2015 est également à l’origine de la plainte déposée en justice par les joueuses contre la Fédération américaine, en mars, pour obtenir l’égalité salariale hommes-femmes et les mêmes conditions de travail. En 2014, l’USSF a ainsi octroyé 5,3 millions de dollars (4,7 millions d’euros) de primes à la sélection masculine pour avoir atteint les 8es de finale du Mondial au Brésil. L’année suivante, l’équipe féminine n’a reçu que 1,7 million de dollars (1,5 million d’euros) après son troisième titre mondial au Canada. Il y a quelques jours, Megan et ses coéquipières ont déjà obtenu une petite victoire avec l’annonce, selon le Wall Street Journal, d’un accord de médiation entre les deux parties pour éviter un procès.
« Je sais que cela peut me coûter cher »
L’ancienne joueuse de l’Olympique lyonnais (2013-14), qui a fait son coming out en 2012, milite aussi depuis longtemps pour les droits de la communauté LGBT. « En tant qu’homosexuelle américaine, je sais très bien ce que signifie regarder le drapeau et ne pas avoir le sentiment qu’il protège toutes vos libertés », soulignait-elle en 2016. Interrogée récemment sur le président américain, la capitaine de la Team USA a dit ce qu’elle pensait de Trump, le qualifiant de « misogyne », « sexiste » et « raciste ». « Je sais que cela peut me coûter cher, au propre comme au figuré, mais je me vois comme un porte-voix, et c’est un rôle que j’assume complètement », indique-t-elle.
Le Mondial 2019 peut-il améliorer la condition féminine ? « Faire changer les choses petit à petit n’est pas suffisant. Je voudrais un changement de paradigme, une remise en plat, explique cette militante. (…) Il va falloir beaucoup de temps pour déconstruire des systèmes qui sont ancrés dans notre culture et notre société depuis des centaines d’années. » Si les États-Unis devaient aller au bout de la compétition et conserver leur titre, Megan Rapinoe a déjà annoncé dans le magazine Sports Illustrated qu’elle ne se rendra pas à la Maison-Blanche : « Je ne vais pas faire des courbettes devant le président qui, clairement, est contre tout ce en quoi je crois. »
12:42 Publié dans Actualités, International, Sport | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : megan rapinoe, foot, mondial, trump | |
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20/06/2019
Ginette, ancienne déportée d’Auschwitz-Birkenau : "La haine de l’autre conduit à ça"
Ginette Kolinka est âgée aujourd'hui de 94 ans. Elle témoigne inlassablement auprès des jeunes en tant qu'ancienne déportée d’Auschwitz-Birkenau.
Vous descendez à peine du train que vous prenez souvent toute seule pour sillonner la France. Comment allez-vous ?
Je vais très bien et je le dois à tous ces déplacements. Ils me stimulent ! Bien sûr, j’ai mal aux jambes, aux mains, mes doigts se déforment… Mais si je promets d’aller quelque part, ce n’est pas ça qui va me faire changer d’avis. Je remercie les gens qui m’invitent.
Je ne me rends pas compte que je suis vieille. De temps en temps, je me dis "94 ans, quand même !", ça commence à se sentir quand je monte les escaliers. Quand on me tient le bras, ça me fait drôle, je suis tellement indépendante.
Pourquoi continuer à témoigner sans cesse ? N’est-ce pas lassant à force ?
J’ai commencé tard, il y a vingt ans. Certains témoignaient déjà depuis les années 80 et je leur disais "mais tu n’en as pas marre ?". En fait, non, je n’en ai pas marre. J’ai été prise dans un engrenage qui prend de plus en plus d’ampleur car nous sommes de moins en moins. Je revis ce que je raconte, ce n’est pas monotone et je continuerai tant que je pourrai.
Moi, c’est le hasard qui a voulu que je me lance dans ces témoignages. J’ai remplacé une camarade qui devait partir à Auschwitz avec des classes et qui était malade.
Je raconte pour que plus jamais des choses comme ça ne se produisent. Je dis attention, c’est la haine de l’autre qui conduit à ça. Il faut accepter les autres sans qu’ils soient comme nous. Même s’ils n’ont pas la même couleur de peau ou la même religion. Nous sommes tous des humains. Mon message, c’est la tolérance.
Que pense votre famille de tous ces voyages et de tous ces témoignages ?
Je ne leur demande pas la permission ! Pour eux, je suis trop vieille pour faire tout ça. Avec eux, comme avec mes amis, ou même mon mari, je n’ai jamais pu en parler. Je n’y arrivais pas. Je suis quand même retournée là-bas en famille, il y a quelques années. Jamais je n’aurais demandé à mon fils de m’y accompagner. Il y a trois ou quatre ans, en novembre, il m’appelle et me dit : "Nous sommes tous libres, on y va tous ensemble." ça me gênait un peu. Comment j’allais faire, comment j’allais leur en parler ? Quand j’y vais pour accompagner des classes, je suis comme un petit toutou. Là, faire la guide me gênait. Mon fils n’a voulu voir que les endroits où j’avais vécu.
Que ressentez-vous quand vous retournez sur place ?
À Birkenau, on ne voit rien. Pas une seule trace alors qu’il y a eu six millions de morts. Il y a quelques bornes, même pas en français, donc je ne sais pas ce qu’elles racontent.
À Auschwitz, les salles avec les montagnes de cheveux, de chaussures… C’est du voyeurisme, pour que les gens s’apitoient. Mais tout est cuit, gris. Si on met un doigt dedans, tout part en poussière. Des objets comme les chaussures s’abîment moins. Qu’est-ce que ça deviendra ? Qu’est-ce qu’il en restera ?
À Compiègne, il y a des bornes avec un visage qui sort et qui raconte. Le président de mon association (*) aimerait la même chose à Auschwitz-Birkenau. Mais il y a bagarre entre Pologne et Europe. Les Polonais veulent l’argent de l’Europe, mais souhaitent tout décider seuls. ça pose problème.
Aujourd’hui, la montée des populismes en Europe, à nouveau, vous inquiète-t-elle ?
Ça fait peur, oui. Les gens qui votent pour l’extrême droite, ce n’est pas, pour la plupart, parce qu’ils en ont les idées. Mais ils ne savent plus pour qui voter. Ils se disent "on va essayer". Mais, ce n’est pas une robe qu’on essaie et qu’on laisse. C’est dangereux. C’est une tendance. Mais, il faut espérer qu’au pied du mur, les gens changent d’avis. ça dépend de nous aussi. Il faut se bouger.
Pourquoi ce livre maintenant ?
Je n’y suis pour rien. On m’invite moi sur les plateaux télé, on me félicite, mais on devrait inviter Marion Ruggiéri, la journaliste qui a écrit. Elle a fait le livre, j’en suis le sujet. Cette jeune journaliste avait écrit un article pour Elle. Elle m’a rappelée il y a quelques mois en me disant "il me reste quelques signes – en langage journalistique des notes. J’aimerais faire quelque chose encore".
Elle a sorti ce livre, très court, très précis, pas romancé. C’est un livre vivant. Quand on le commence, on a envie de poursuivre. Elle va corriger quelques petites erreurs que seuls les déportés peuvent identifier, pour la réédition. Un autre avait été écrit par Philippe Dana, il parle aussi de ma famille. Aujourd’hui, je ne sais pas d’où vient cet engouement sur ma personne. D’autres copines témoignent et me font un peu la gueule !
"Je ne sais pas comment on a tenu. La chance"
Pour finir la dédicace de ses livres, l’ancienne déportée d’Auschwitz-Birkenau signe "Ginette 78 599" avec un petit signe en forme de triangle, son numéro de matricule tatoué par les nazis sur son bras. "J’ai caché ce numéro pendant longtemps. Pas par honte, mais je ne voulais pas qu’on me pose de question. Je me voyais être opérée et en profiter pour demander au chirurgien de me l’enlever. Je n’aurais pas osé de moi-même aller le faire enlever. Mais, je mettais toujours des manches longues. Et à la piscine, je mettais un pansement dessus.
Un jour, une cliente sur un marché, l’aperçoit et me dit : “Tiens vous avez gagné à la loterie, je vais copier votre numéro pour le jouer”. Je me suis dit que des gens n’étaient donc pas au courant. Comment peut-on ne pas savoir aujourd’hui ?"
Ginette Kolinka a été arrêtée à Avignon, alors qu’elle rentrait déjeuner le 13 mars 1944. Elle a été enfermée aux Baumettes puis à Drancy avant d’être envoyée, avec son père, son frère Gilbert (les deux seront gazés dès l’arrivée dans le camp) et son neveu Jojo, par le convoi 71, à Auschwitz-Birkenau, persuadée de partir pour un camp de travail.
"Aucune parole ne peut décrire ce qu’on a vécu, ça paraît tellement incroyable. Comment peut-on nous croire ? On me parle de courage et de volonté. Moi, j’étais froussarde. Je ne sais pas comment on a tenu. La chance. Il fallait être inconsciente comme j’étais. Un robot qui ne pense pas. J’étais devenue comme ça. Ils nous ont transformés en bétail tout de suite. Mon cerveau ne travaillait plus du tout."
Ginette Kolinka finit par être évacuée, le 30 octobre 1944, vers Bergen-Belsen. Elle sera transférée à Raguhn et à Theresienstadt avant le retour à Paris, via Lyon, le 6 juin 1945.
Elle retrouve sa mère et ses sœurs qui avaient regagné Paris.
Quelles sont vos activités quand vous ne témoignez pas ?
J’aime bien blaguer. On s’imagine que parce que je suis une ancienne déportée, je pleure tout le temps. Mais pas du tout. Je me marre maintenant.
Et puis je vais à la salle de gym. Pas un cours pour senior, un vrai. Vous croyez que j’ai de si belles fesses pourquoi ? ! Bien sûr, je ne fais pas le grand écart mais j’aime ça. J’aime bien manger, même si cuisiner est une horreur. Quand je recevais, je l’ai fait un temps, mais je n’aimais pas ça. Par contre, le salé, le sucré. Je me régale de pain, de beurre et de fromage. J’aime la vie en fait. Et la vie m’aime. J’ai de la chance. Mon plaisir, c’est la vie. Hier, je me suis couchée à 3 h du matin. Je me suis levée à cinq pour aller prendre le train. Parce que mon plaisir, c’est venir rencontrer les gens.
16:12 Publié dans Entretiens, Histoire, Société | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : ginette, ancienne déportée d’auschwitz-birkenau | |
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