10/01/2018
Une année 2017 dramatique pour les Palestiniens de Gaza
De Ziad Medoukh, professeur de français, habitant Gaza
Depuis plus de douze ans, et à la fin de chaque année, les habitants de la bande de Gaza espèrent un changement de leur situation marquée par la souffrance, le maintien du blocus israélien inhumain, la poursuite des attaques israéliennes contre leur prison à ciel ouvert, et son isolement comme région oubliée.
Depuis le retrait israélien de la bande de Gaza et l’évacuation des colonies israéliennes illégales en 2005, et depuis le début du blocus israélien imposé contre cette région isolée en 2006, la bande de Gaza vit une situation terrible à tous les niveaux, une situation qui rend la vie de deux millions d’habitants de pire en pire.
En onze ans, la population civile a subi trois offensives militaires israéliennes qui ont fait des milliers de morts et de milliers de blessés, sans oublier la destruction massive de toute une région.
Onze années se sont écoulées, mais c’est difficile pour nous Palestiniens de Gaza d’oublier la guerre, l’enfermement, la souffrance, les massacres et les crimes commis par cette armée d’occupation, contre nos femmes et nos enfants, contre nos maisons et nos écoles, contre nos usines et nos routes, contre notre volonté et notre résistance.
L’ année 2017, a connu la poursuite des événements tragiques pour les habitants de cette région enfermée et laissée à son sort, une région abandonnée par une communauté internationale officielle complice. Mais surtout n’a connu aucun changement sur le terrain, malgré quelques initiatives locales et régionales.
L’année 2017 pour les habitants de la bande de Gaza, a été marquée par les dix événements suivants :
1-Le maintien du blocus israélien inhumain imposé de façon illégale par les forces de l’occupation depuis plus de onze ans, et la fermeture permanente des passages qui relient la bande de Gaza à l’extérieur.
Concernant les passages commerciaux : Actuellement, par jour, 300 à 340 camions entrent à Gaza via le seul passage commercial ouvert cinq jours par semaine, ce passage se situe au sud de la bande de Gaza, mais la moitié de ces camions sont pour les organisations internationales et leurs projets de reconstruction d'écoles et de stations d’eau. Parmi ces camions, 4 ou 5 seulement contiennent des matériaux de construction notamment le ciment. Ce passage se ferme sous n’importe quel prétexte, par décision israélienne, sans prendre en considération les besoins énormes de la population civile, en augmentation permanente.
Gaza n’a droit qu’à 110 produits au lieu de 970 avant le blocus, quelques produits et médicaments n’entrent pas, ce qui a aggravé la situation. Selon les estimations des organisations internationales, la bande de Gaza a besoin de plus de 1300 camions par jour pour répondre aux besoins énormes d’une population en augmentation permanente. Sans oublier la liste de 90 produits toujours interdits d’entrer par ordre militaire israélien.
Cette fermeture a empêché la libre circulation des importations et des exportations des biens et produits de Gaza, en particulier les matières premières et les produits semi-finis.
Le gouvernement israélien refuse l’ouverture des passages d’une façon régulière et maintient son blocus sur Gaza. Les organisations internationales n’arrivent pas à faire pression sur ce gouvernement, et les Palestiniens de Gaza sont dans l’attente.
2-Les projets de reconstruction public ou privé sont au point faible, trois ans et demi après la fin de la dernière attaque sanglante contre Gaza en été 2014. le comité national de la reconstruction de Gaza a annoncé que seulement 50% de réparation pour les maisons touchées partiellement par les bombardements israéliens, qui ont été faites.
Seulement 75% de l’argent promis lors de la conférence sur la reconstruction de la bande de Gaza les 11 et 12 octobre 2014 au Caire.- 5.6 milliards dollars promis- est versé soit directement à l’autorité palestinienne qui se heurte à d’énormes difficultés pour mener des projets de reconstruction dans la bande de Gaza, qui réellement n’y exerce aucun pouvoir, à cause des mesures israéliennes d’une part et des divergences politiques entre les différents partis palestiniens d’autre part, soit aux organisations internationales qui s’intéressent surtout à distribuer des aides alimentaires aux sans-abris plutôt que de commencer la reconstruction des maisons détruites.
On est passé suite à cette situation catastrophique dans la bande de Gaza d’une économie familiale non-violente à une économie dépendante d’Israël et des organisations internationales.
3-La poursuite des incursions, bombardements, malgré une trêve respectée par les factions de Gaza, jamais par l’armée d’occupation israélienne. On compte plus de deux cent violations israéliennes en 2017 : 90 bombardements, 77 incursions dans différentes zones frontalière au sud, au centre, et au nord de la bande de Gaza, 120 attaques contre les pêcheurs et leurs bateaux de pêche. 73 palestiniens ont trouvé la mort à Gaza suite à ces attaques et bombardements.
4-L’échec des efforts de la réconciliation inter palestinienne, malgré la signature d’un accord qui a mis fin de la division entre les deux partis rivaux : le Fatah et le Hamas en octobre 2017, ce qu’a aggravé la souffrance des habitants de la bande de Gaza.
5-La dégradation de la situation économique, le taux de chômage dépasse les 67% de la population civile, mais le phénomène le plus dangereux est la hausse du chômage chez les jeunes de moins de 30 ans, qui atteint 75%, en 2017, plus de 50.000 personnes s’ajoutent au chômage.
- La pauvreté. 72% de la population de Gaza vit en dessous de seuil de pauvreté
-L’augmentation du nombre de personnes qui dépendent des organisations humanitaires. 80% des Palestiniens de Gaza vivent sur des aides alimentaires. Selon les sources du bureau des Nations-Unies pour les réfugiés palestiniens –UNRWA- dans la bande de Gaza, plus de 1000.000 personnes ont bénéficié du programme de l’aide alimentaire géré par le bureau en 2017, ce programme a élargi ses services pour cibler les citoyens et non seulement les réfugiés.
Sur le plan économique, la situation ne cesse de s’aggraver avec les conséquences dramatiques du blocus et de la dernière agression qui ont causé l’augmentation du chômage, et du niveau de pauvreté, sans oublier l’incapacité de bâtir une véritable économie dans la bande de Gaza.
L’économie de la bande de Gaza souffre d’une crise très grave due aux agressions israéliennes et au blocus. Cette situation empêche tout développement d'une économie en faillite qui ne trouve pas les ressources nécessaires pour sortir d'une crise qui touche tous les secteurs.
Pour beaucoup d’économistes, l’année 2017 est considérée comme la plus catastrophique pour l’économie palestinienne depuis 20 ans
6-La déclaration du président américains Trump sur la ville de Jérusalem en décembre 2017, avec une réaction palestinienne très intensive sur le terrain avec des manifestations populaires sur les frontières de Gaza, avec des morts et des blessés côté palestinien, ce qu’ajoute d’autres préoccupation à la population de Gaza.
8-Aucune solution est proposée pour les problèmes de la bande de Gaza, soit de deux gouvernements palestiniens, soit des organisations internationales, voir des pays voisins ou autres. Les problèmes d’eau, d’électricité, d’infrastructure, de chômage, de pauvreté, de précarité et reconstruction sont toujours présents.
La seule centrale électrique qui a été bombardée lors de la dernière agression, fonctionne avec seulement 30% de sa capacité, chaque foyer à Gaza a le droit de 4 à 6 heures de courant électrique par jour.
9-Concernant l’eau : Les dommages causés aux canalisations d’eau et d’assainissement ont été immenses En décembre 2017, plus de la moitié des Gazaouis n’avait plus aucun accès à l’eau.
10-Aucun changement, rien ne change, rien ne bouge, la vie est presque paralysée pour cette population civile. Et ça dure depuis longtemps, sans aucune réaction nationale, régionale ou internationale. Les citoyens de Gaza vivent le jour au jour, ils essayent de s’adapter, de tenir bon, mais surtout d’y exister.
Les questions qui se posent au début de cette nouvelle année :
Jusqu’à quand ce blocus israélien inhumain contre la population civile de la bande de Gaza ?
Jusqu’à quand la souffrance des Palestiniens de Gaza ?
Jusqu’à quand cet impunité d’Israël ?
Jusqu’à quand le silence international officiel ?
Et jusqu’à quand cette injustice ?
La population civile se bat quotidiennement pour survivre digne sur sa terre.
la situation stagne, rien ne bouge et les gens, sur place, attendent et attendent, ils attendent une ouverture, ils attendent la levée de ce blocus inhumain, ils attendent une vraie réaction internationale afin de mettre fin à l’impunité d’Israël et fin à leur souffrance, ils n’ont pas d'autre choix que d’attendre, ils attendent avec un courage et une volonté remarquables. Mais surtout avec un message simple et claire : ici notre terre, nous partirons pas.
Mais la vie continue, ses habitants s’adaptent et montrent une patience extraordinaire devant le silence complice d'une communauté internationale officielle impuissante.
En attendant, les Palestiniens de Gaza tiennent bon, persistent, patientent, résistent, mais surtout, ils continuent d’espérer en un lendemain meilleur, un lendemain de liberté, de paix, mais, avant tout, un lendemain de justice.
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06/12/2017
Johnny, plus que jamais vivant
Entretien réalisé par Victor Hache, lundi, 17 Novembre, 2014, L'Humanité
Johnny avait envie d’ouvrir son cœur et de parler de son nouvel album, Rester vivant, dont il est extrêmement fier. Rendez-vous pris dans un grand hôtel parisien au décor feutré, il arrive, visage buriné et regard de loup cerné, à peine remis des concerts des Vieilles Canailles avec ses potes Eddy Mitchell et Jacques Dutronc. Il tire quelques bouffées de sa cigarette électronique, entre deux questions. La voix est ferme et douce, l’homme émouvant et d’une incroyable simplicité, à la hauteur de sa légende. Alors, on est forcément impressionné.
Rencontre.
Rester vivant, c’est vivre le temps présent à fond ?
Johnny Hallyday : C’est surtout faire les choses qu’on rêve de réaliser, être libre dans sa tête. Cet album, c’est un peu sur le temps qui passe pour moi, comme pour tout le monde.
Pourquoi avoir voulu l’enregistrer à Los Angeles ?
Johnny Hallyday : J’ai été très heureux de travailler avec Don Was (réalisateur du disque). Il m’a apporté ce que je voulais en termes de son. Cette couleur du sud des États-Unis mêlée à la sonorité de la Californie. Une couleur proche des années 1970, une époque musicale que j’adorais.
Évoquer le temps qui passe, c’est aussi faire un peu le bilan d’une vie, non ?
Johnny Hallyday : Je ne fais pas de bilan. Il n’y a pas d’amertume dans tout cela, pas de regrets. Comment dire ? Je suis passé à deux doigts de la mort après avoir été dans le coma pendant trois semaines. Quand je suis sorti du coma, j’ai vu la vie différemment. Je pense plus aux autres. Je suis plus proche des gens. Plus proche de ma famille. Ça m’a apporté plein de choses positives plutôt que négatives. C’est un peu ça « rester vivant » ! (rires).
Il y a aussi le thème de la solitude au travers d’une belle chanson, Seul. Pourtant, on imagine mal que quelqu’un d’aussi populaire que vous puisse se sentir seul…
Johnny Hallyday : On a tous des moments de solitude. On vit avec, sauf que par moments elle est plus présente. La solitude fait partie de chacun de nous. La chanson est sur un homme qui se retrouve seul parce que sa nana s’est cassée. Ce qui arrive de temps en temps ! (rires).
Une Lettre à l’enfant que j’étais est très émouvante. Êtes-vous resté fidèle aux rêves du gamin de la Trinité ?
Johnny Hallyday : Oui, je crois. Je n’ai jamais vraiment grandi. Je suis resté aussi con qu’avant ! (rires). Je pense que je suis fidèle à celui que j’étais quand j’étais petit et à ce que l’on m’a inculqué, sur la droiture, les choses positives de la vie, sur l’honnêteté. C’est ce que j’essaie d’inculquer à mes enfants. Il faut avoir une parole et, pour moi, c’est quelque chose de très important.
Vous dites souvent que la musique vous a sauvé. Vous a-t-elle rendu heureux ?
Johnny Hallyday : Elle m’a rendu malheureux et elle m’a rendu heureux ! Cela dépend des moments. Quand je faisais des choses qui ne me plaisaient pas, ça me rendait très malheureux. Quand on est dans des grosses maisons de disques, c’est compliqué. Il y a toujours des pressions. Il faut faire l’album, il faut qu’il y ait des tubes, que ça marche. Alors quelquefois on me forçait à faire des chansons que je n’avais pas vraiment envie de chanter, trop variétés à mon goût. Mais je les ai faites. C’est quelque chose dont je ne veux plus. Je ne veux plus me forcer à des choses que je n’ai pas envie de faire. C’est une des raisons pour laquelle j’ai quitté mon ancienne maison de disques, d’ailleurs (Universal). Aujourd’hui, je suis très heureux d’être chez Warner. Ils me laissent faire exactement ce que j’aime et ce dont j’ai envie. Il n’y a pas d’obligation. Si je me trompe, c’est moi, et non la maison de disques ! (rires).
Le rock’n roll, ça reste votre adrénaline ?
Johnny Hallyday : Le rock’n roll d’aujourd’hui n’est plus le même qu’avant. Maintenant, j’ai une influence beaucoup plus country, R’n’B et rock. Pour moi, le vrai rock’n roll est mort en 1965. Aujourd’hui, on accole le mot à trop de choses qui ne sont pas finalement le rock’n roll. C’est devenu un mot, ce n’est plus une musique, un genre musical. Mais, personnellement, je fais une variante entre la country, le blues et la soul music. Une musique que j’adore. Pour moi, ce mélange fait que ça reste fidèle au rock’n roll tel que je l’ai aimé.
Vous chantez On s’habitue à tout . Est-ce qu’on s’habitue aux mauvais coups ?
Johnny Hallyday : Oui. On finit par s’habituer à tout. Ce n’est pas pour ça qu’on aime les mauvais coups, mais ça fait partie de la vie.
Vous avez fêté en juin vos soixante et onze ans. Comment vous sentez-vous physiquement ?
Johnny Hallyday : Je me sens en pleine forme. On ne peut pas se sentir malade toute sa vie ! (rires).
Vous êtes une force de la nature !
Johnny Hallyday : J’ai effectivement cette chance. C’est vrai que je fais beaucoup de sport pour me maintenir en forme. Tous les matins, je fais beaucoup d’exercices pendant une heure et demie avec mon coach. Je fais pas mal de vélo pour le souffle. C’est vrai aussi que je bois beaucoup moins qu’avant. Je fais plus attention. Je ne fume plus, hormis ces conneries, les cigarettes électroniques. Quand j’ai envie de fumer, j’en prends, et ça me coupe l’envie parce ce que c’est tellement mauvais ! À part ça, je vis tout à fait normalement. J’ai une vie de famille, j’aime voir mes enfants grandir. J’ai une femme merveilleuse. Ça me stabilise et ça me rend très heureux.
Plus ça va, plus votre voix est puissante. La travaillez-vous ?
Johnny Hallyday : Non. Je n’ai jamais travaillé ma voix. Ça vient peut-être aussi du fait que je ne bois plus, ou je bois moins, et que je ne fume plus.
Il faut une force pour interpréter les chansons comme vous le faites…
Johnny Hallyday : Vous savez, les paroles d’une chanson, si on ne les interprète pas comme un acteur, que ce soit pour une scène à jouer au théâtre ou au cinéma, c’est juste chanter des mots sur de la musique. La personne qui m’a le plus inspiré dans ma vie pour l’interprétation des chansons, pour communiquer, envoyer les émotions et que les gens les reçoivent, c’est Jacques Brel. Pour moi, il aurait pu être un chanteur de blues dans la façon qu’il avait d’interpréter ses chansons. Jacques Brel m’a fait pleurer quand je l’ai vu sur scène par la façon qu’il avait d’envoyer les mots, parfois durs. Amsterdam, c’est une sublime chanson, c’est émouvant. On ne peut pas y rester insensible.
Et Elvis, il vous a ému aussi ?
Johnny Hallyday : Pas de la même façon. Elvis, j’étais amoureux de sa voix, une voix de velours. J’ai aimé Elvis jusqu’à l’armée, jusqu’au service militaire, après, un peu moins, quand il a commencé à faire tous ses trucs sur Hawaï. Mais il reste à jamais. Elvis est irremplaçable. On ne remplace jamais quelqu’un, de toute façon.
Vous allez partir pour une longue tournée, avec près de 50 concerts. La scène, c’est définitivement votre raison de vivre ?
Johnny Hallyday : C’est mon moteur. J’adore partir en tournée. Je vis avec mes musiciens et je travaille avec eux sur scène comme si on était un groupe. J’ai toujours été habitué depuis mon enfance à être trimballé à droite, à gauche. J’ai été élevé par une famille de danseurs. J’ai vécu un peu partout quand j’étais môme, au Danemark, en Finlande, en Espagne, en Allemagne, en Italie. Je suis habitué à bouger, à ne jamais rester en place. La vie de tournée me convient très bien. Tous les soirs, on rencontre un public différent, et ça, c’est formidable.
Vous vous êtes produit trois fois à la Fête de l’Humanité en 1966, 1985 et 1991. Quels souvenirs gardez-vous de ces concerts ?
Johnny Hallyday : J’aimais beaucoup Georges Marchais et j’ai même été assez ami avec lui. Moi, je m’en fous un peu, quel que soit le parti politique. Simplement, le public de la Fête de l’Humanité est un public super chaleureux. J’ai toujours été traité formidablement bien quand j’ai fait mes spectacles là-bas.
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07/11/2017
Éric Vuillard : « Ce qu’on appelle fiction participe à la structure de notre savoir »
Le lauréat du Goncourt est Eric Vuillard pour son livre L'Ordre du jour, publié par Actes Sud. Le journal l'Humanité avait réalisé un entretien avec l'auteur le 05 mai 2017.
Son dernier livre traite d’un épisode de l’installation des nazis au pouvoir et de l’Anschluss qui s’ensuivit. Il tient que toute narration est un montage et, à partir d’exemples illustres, il analyse sous tous les angles la différence entre la description du monde et la pensée de l’auteur.
À l’occasion de la publication de l’Ordre du jour, le romancier nous parle ici, au fil d’une passionnante conversation d’atelier, de sa conception de la littérature et des rapports qu’elle entretient avec l’histoire.
Ce dernier roman, l’Ordre du jour, comme 14 Juillet, qui traitait en détail de figures du peuple en ce jour entre tous fondateur, et comme Congo, dont le sujet était la conférence de Berlin en 1885 où fut décidé le découpage de l’Afrique au profit des puissances coloniales, s’attache à suivre pas à pas quelques-unes des journées capitales allant du 20 février 1933, quand les capitaines d’industrie allemands passèrent à la caisse en faveur des nazis, à mars 1938. Pourquoi avoir privilégié ces dates ?
Éric Vuillard Dès que l’on raconte un épisode de l’histoire, le temps n’est plus une unité de mesure et toute narration est un montage. Il n’y a pas de récit linéaire. L’Ordre du jour raconte un épisode de l’installation des nazis au pouvoir, puis l’Anschluss, un de leurs premiers succès. Domine une impression pénible de petites combines et de mauvais coups. Cela permet de défaire le mythe : non seulement les événements ne sont pas inexorables, mais les plus grands crimes peuvent résulter des manœuvres les plus grossières. Ainsi, le livre parle de la guerre, mais sans la raconter. Il s’appuie sur ce que le lecteur sait pour chercher autre chose. Si l’on raconte l’avant-guerre, puis que l’on s’engouffre dans un récit détaillé du conflit et de ses horreurs, une fois parvenu à la fin, on a perdu de vue les manœuvres de couloir. En revanche, lorsqu’on passe des minables combines qui émaillèrent l’établissement des nazis au pouvoir, aux juifs qui après guerre demandèrent réparation, cela met côte à côte les causes et le résultat, ce qui n’est pas indifférent.
L’ensemble de vos livres témoignent d’une étourdissante connaissance historique. Comment peut s’insinuer, dans ce considérable corpus de documents dûment digérés, la part qui revient à la fiction proprement dite ?
Éric Vuillard Dans mes livres, je n’invente rien, je m’en tiens aux faits. Bien sûr, j’incarne les protagonistes, je leur prête des pensées, parfois des sentiments. Mais rien qui mène au-delà des faits. C’est là ma part de fiction, au sens restreint du terme. Je sais que Ribbentrop était intarissable durant son déjeuner d’adieu à Downing Street, afin de prolonger le repas et de retarder le moment où Chamberlain réagirait à l’invasion de l’Autriche. J’imagine alors une conversation mondaine et je le fais parler longuement de Bill Tilden, un célèbre joueur de tennis. En revanche, lorsque je rapporte que Ribbentrop était le locataire de Chamberlain, c’est un fait, et qui donne à réfléchir. Mais, en un sens plus vif, ce qu’on appelle fiction participe à la structure même de notre savoir. La connaissance n’est pas le traitement de données brutes et la fiction s’insinue déjà dans la lecture elle-même. En lisant, mon esprit est sans cesse aimanté par tel ou tel détail, un mot, une phrase, une description, une idée. Cette mosaïque est le fond réel de notre pensée. Dès le départ, dès que l’on trie les documents, comme l’écrivait Döblin : « Les grandes manœuvres commencent. » C’est que la connaissance ne consiste pas à déchiffrer des données, mais à produire un discours. L’un des versants de cette opération est le montage. On ordonne des événements, on établit des correspondances entre les faits, et tout cela compose une intrigue. C’est là, je crois, que la fiction s’enracine.
Notre rapport à la vérité se fonde sur un matériau hétérogène, notre pensée s’appuie pas à pas sur une phrase qui nous a marqués, une image, la conclusion d’un livre… C’est le lien entre tout ça qui est l’élément dynamique de la connaissance, et on l’apparente à la fiction. Pour le dire autrement, davantage que le fait d’incarner un épisode de l’histoire, c’est surtout la structure de mes livres qui relève de la fiction : lorsque je place côte à côte les suicides survenus à Vienne juste avant l’Anschluss et la conférence de Munich, je livre à la fois des faits et un discours. La fiction est ce qui fait tenir les deux ensemble.
Est-ce que Michelet, par exemple, peut être un modèle dont vous vous réclamez, dans la mesure où chez lui le style, joint à un parti pris historique fort, en a fait, pour ainsi dire, un grand écrivain d’histoire.
Éric Vuillard Même si l’heure des grandes synthèses est morte, j’ai beaucoup de plaisir à lire Michelet. Son écriture est puissante, une conception le guide, il l’affirme avec force ; et puis il y a son côté délirant, le Michelet de Barthes. Celui qui avait des migraines historiques !
Plus largement, peut-on vous demander quelques noms d’écrivains qui vous paraissent avoir déjà illustré le type de littérature qui est le vôtre ? Le Tolstoï de Guerre et Paix, pourquoi pas, quant à la méthode historique…
Éric Vuillard Lorsque, à propos de la réalisation du Dictateur, Chaplin déclare : « L’histoire est plus grande que le petit vagabond », il nous signale un point critique pour toute création. Avec la montée du fascisme, le personnage de Charlot ne suffisait plus. Il ne permettait pas de mettre en scène une réponse aux horreurs que le fascisme annonçait. Pour les mêmes raisons, j’aime la Vie de Galilée, de Brecht. La pièce a été écrite au gré des circonstances. Brecht y travailla longtemps, la reprit, à mesure que la science moderne le mit au défi de penser autrement. Les bombes atomiques américaines tombées sur le Japon furent à l’origine d’un changement de point de vue. Son œuvre est prise dans une conjoncture ; sa pensée est inscrite dans le temps. Cette attitude de Brecht me touche. C’est aussi ce qu’a fait Tolstoï avec Guerre et Paix. Dans sa première version, les dialogues des aristocrates sont souvent en français, et les descriptions sont ponctuées de longues digressions métaphysiques. Dans une version plus tardive, Tolstoï traduit les dialogues en russe et sabre la métaphysique. Cela tient à son évolution politique. Le livre doit pouvoir être lu par le grand nombre, il ne saurait être le privilège de quelques-uns. Sans quoi les conditions de lecture du livre reproduiraient les conditions sociales qu’il dénonce. Mais il y a parfois mieux que la tradition romanesque. L’Établi, de Robert Linhart, est un récit de première grandeur. Il y raconte son séjour en usine. Sa description du travail arrache au lecteur les dernières illusions qu’il avait sur le salariat. Et puis il y a deux tendances inverses. D’un côté, il y a le naturalisme, le réalisme, l’enquête préludant à l’écriture. De l’autre, il y a James Agee, la prose toute saturée de sa présence. Il faudrait parvenir à ne jamais évacuer le sujet, à ne jamais faire croire au lecteur qu’il est seul, que l’auteur n’est pas là. Mais il faudrait aussi retrouver le monde par l’autre bout, par la réalité extérieure, en investiguant. Car ce qui nous entoure ne peut être seulement imaginé, et nous ne pouvons jamais être soustraits du monde.
De fait, dans l’Ordre du jour, vous dressez le constat argumenté de la prise de pouvoir effective du nazisme grâce à l’accord bienveillant du grand capital allemand… N’est-ce pas là une interprétation marxiste ?
Éric Vuillard Mes livres expriment une défiance marquée à l’égard de ce qu’on appelait jadis le capital. Il existe une permanence du monde des affaires, une stabilité de ses intérêts. Certaines personnes morales sont désormais plus anciennes que des États, et parfois plus puissantes. Que les grands industriels allemands aient participé à l’installation des nazis au pouvoir me semble relever des faits. Ce sont les eaux glacées du calcul égoïste dont parle Marx.
Est-ce qu’au fond de votre projet ne se trouve pas un désir d’éduquer par le roman, en une période où ce genre, dûment affadi dans les petites aventures de chacun, évite volontiers d’agiter ce qu’on nommait jadis les grands problèmes ?
Éric Vuillard Il existe une tension interne, coextensive à l’histoire du roman, entre une description fidèle du monde et la pensée de l’auteur. D’une certaine manière, avec Madame Bovary, Flaubert a cru résoudre le problème : il se tient au plus près de quelques existences, au cœur d’un monde social finement décrit ; la cruauté incorporée à sa description faisant office de thèse sur la valeur de l’humanité, elle se donne pour un effet de réel, une libre conclusion du lecteur sur le monde. Le point de vue de l’auteur étant informulé, il se confond avec l’atmosphère du roman, il ne fait plus qu’un avec le style. Ainsi, la distance de Flaubert est la dimension essentielle de son message. Dans la vie de tous les jours, l’idéologie fonctionne exactement de la même manière. Elle est partout, et on ne la voit jamais.
Il existe une autre conception, une façon de ne pas dissoudre le problème, de ne pas l’effacer. Zola est en réalité plus féroce que Flaubert, c’est même ce qui agace. Avec Nana, par exemple, il souhaite raconter l’histoire de « toute une société se ruant sur le cul » ; l’affrontement est direct et il n’épargne pas les responsables, à travers le vieux Muffat de Beuville. La fille de Gervaise élève seule son fils Louis, né d’un père inconnu. Elle fait des passes pour arrondir ses fins de mois, puis devient cocotte, et confie son fils en garde. Quelques centaines de pages plus tard, elle meurt à vingt et un ans de la petite vérole. Je crois qu’en un temps où les chances de vivre comme on le souhaite sont très inégalement distribuées, il est important de trouver dans l’écriture de quoi traiter ce que vous nommez justement « les grands problèmes ». Pour la question de l’éducation, j’hésite. En tout cas, je ne m’insurge pas à l’idée d’une littérature didactique. Un trait assez symptomatique de notre temps est que l’art y répugnerait unanimement, cela doit retenir notre attention et nous rendre méfiant. On réclame des écrivains qu’ils se produisent, qu’ils participent à des ateliers, à des rencontres. En revanche, leurs textes ne devraient surtout pas être didactiques. La contradiction est curieuse et mérite d’être relevée. Et puis en dernière instance, c’est moi que j’éduque.
Combien de temps dans votre vie peuvent prendre l’élaboration puis la composition de vos romans ?
Éric Vuillard Le plus important est l’élaboration au long cours ; comme tout le monde, je lis des livres sur les sujets que je veux mieux comprendre. Ce n’est pas de la documentation, seulement de la lecture. Une fois que le désir d’écrire est là, il faut effectuer des recherches plus précises. Je les mène souvent de front avec l’écriture, pour ne pas perdre mon élan. Parfois, cela peut interrompre le travail ; il me faut aller en bibliothèque, aux archives… Cela peut prendre des semaines. Il arrive aussi que je cale, que le livre m’échappe. Il n’y a pas de règle, certains livres viennent très vite, j’ai écrit Congo en quelques jours. Mais d’autres fois je m’ensable, et je reprends le texte plus tard, quand les choses se dénouent. C’est d’ailleurs ce que l’écriture a de plus étonnant, les livres se répondent. On perd le fil, on oublie ses brouillons, le temps passe, et voici qu’un autre texte apporte la solution du premier.
Pour parler d’aujourd’hui, quelle journée vous semble-t-elle décisive dans les moments politiques que nous traversons et qui ne sont pas encore visiblement de l’ordre historique mais du quotidien angoissant ?
Éric Vuillard Il me semble que ce n’est pas tant une journée qu’un ensemble de dispositions contradictoires. D’un côté, les ralliements autour de l’un des candidats, censé être sorti de nulle part, sont tellement unanimes que cela a quelque chose de troublant. De l’autre, l’extrême droite incarnant la protection des salariés, il y a de quoi être étonné. Nous devons faire face à deux fables.
Ce livre, dans une forme originale qui n’exclut ni l’esprit didactique, ni l’incursion d’un « je » perplexe, s’ouvre donc sur la réunion secrète au Reichstag, le 20 février 1933 – en présence d’Hitler et de Goering –, quand 24 grands noms de l’industrie allemande (Bayer, Agfa, Krupp, IG Farben, Opel, Siemens, Allianz, Telefunken, etc.) passent à la caisse pour aider le parti nazi à faire campagne. « Ils sont, dit l’auteur, nos voitures, nos machines à laver, nos produits d’entretien, nos radios-réveils, l’assurance de notre monde. » C’est ensuite une foule de péripéties sur l’invasion de l’Autriche. Il est aussi question du procès de Nuremberg. Le tout fourmille de faits vrais, d’anecdotes parlantes, de portraits à l’eau-forte. Éric Vuillard explore sans peur ce que la grande histoire cache sous le tapis, avec une verve féroce, en rappelant que « les plus grandes catastrophes s’avancent souvent à petits pas ». M. S.
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28/10/2017
Catalogne. Joie populaire et nuages noirs
Chronique publié par l'Humanité
JEAN ORTIZ, Universitaire
La « déclaration d’indépendance » d’une « République catalane », fût-elle « de papier » comme la désignent certains, n’a surpris que ceux qui l’ont bien voulu... Il y a cinq ans que la vague indépendantiste montait, aiguisée par la crise, que se multipliaient les manifestations géantes, bref, que le problème était sur la table, sans que Madrid n’ait proposé une quelconque négociation. Ce soir, Rajoy, leader du très conservateur Parti populaire, a remercié le Parti socialiste (PSOE) de son soutien. On croit rêver.
13:21 Publié dans Actualités, International | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : catalogne, espagne, indépendance, jean ortiz | | del.icio.us | Imprimer | | Digg | Facebook | |