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31/07/2025

Juillet 1945 : face à la droite et au clergé, comment la gauche a imposé la Sécurité sociale

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Juillet 1945 : face à la droite et au clergé, comment la gauche a imposé la Sécurité sociale pour tous

Le 31 juillet 1945, la majorité de gauche de l’Assemblée consultative provisoire valide un avant-projet d’organisation qui donnera l’ordonnance du 4 octobre. Avant même d’être ministre, le communiste Ambroise Croizat est à la manœuvre

L’ordonnance d’organisation de la Sécurité sociale du 4 octobre 1945 a été le fruit d’un travail de plusieurs mois du Gouvernement provisoire de la République française et de son pendant parlementaire, l’Assemblée consultative provisoire (ACP).

Le 31 juillet 1945, celle-ci est appelée à se prononcer sur l’avant-projet gouvernemental élaboré par le haut fonctionnaire Pierre Laroque. La majorité de gauche CGT-PCF-SFIO fait bloc : le texte est approuvé par 190 voix, contre une seule à droite. Mais 84 délégués, surtout du centre droit (MRP) et du syndicat chrétien CFTC, choisissent de ne pas prendre part au vote.

CGT et PCF en première ligne

Désireux de maintenir les caisses patronales et confessionnelles des assurances sociales d’avant-guerre, aux lacunes pourtant connues, ils s’opposent au principe d’une « caisse unique » de Sécurité sociale. Ce scrutin et l’ACP elle-même ont été négligés, sinon oubliés, par l’historiographie contemporaine. Cette assemblée originale répondait, mais pas seulement, aux craintes anglo-saxonnes d’un possible autoritarisme de De Gaulle.

Elle naît donc à Alger en 1943, quelques mois après le débarquement allié en Afrique du Nord, puis continuera son travail à Paris à l’automne 1944, une fois la capitale libérée. Sa composition est un savant dosage de « délégués » : les députés de 1936 opposés à Vichy en 1940 et ceux des communistes qui avaient été déchus de leur mandat, les représentants des mouvements de résistance, ceux des syndicats membres du Conseil national de la Résistance (CGT et CFTC), et dans un second temps des déportés de retour des camps.

Y compris 16 femmes, les toutes premières parlementaires, même si non élues, de l’histoire de France ! Sans onction électorale complète, l’ACP ne fit, certes pas, œuvre législative. Mais bien proto ou prélégislative. Le droit de vote des femmes y trouve son origine immédiate, via un amendement du communiste Fernand Grenier.

Ambroise Croizat, ouvrier devenu ministre du Travail

Tout comme la création de la Sécurité sociale, le rétablissement de la légalité républicaine et le retour à la démocratie. Excusez du peu. En octobre 1944, le ministre du Travail Alexandre Parodi charge ainsi Laroque d’en élaborer le projet. L’Assemblée provisoire installée à Paris, Ambroise Croizat (1901-1951) en devient en novembre le président de la commission du Travail et des Affaires sociales (CTAS).

Ouvrier dès 13 ans, dirigeant de la puissante fédération des métallos CGT, député communiste du Front populaire, Ambroise Croizat sera ministre du Travail un an plus tard, en novembre 1945.

Mais déjà, en témoignent des documents sur l’ACP consultés aux Archives nationales, il affiche les mêmes priorités qui seront celles de ses dix-huit mois rue de Grenelle : Sécurité sociale, comités d’entreprise, salaires. Dès mars 1945, la CTAS déploie une activité soutenue. Parmi diverses initiatives, Ambroise Croizat confie un rapport sur l’avant-projet gouvernemental de Sécurité sociale à Georges Buisson.

Cégétiste socialiste, résistant, c’est un fin connaisseur des assurances sociales. Son rôle atteste que les positions des cégétistes socialistes et communistes, différentes avant 1936, sont désormais proches. Croizat, un temps, fut contre la cotisation. Au motif de comment cotiser, quand on gagne à peine de quoi nourrir sa famille ?

La droite et le clergé s’opposent à la caisse unique

Mais, une fois entérinée l’existence d’importantes cotisations des employeurs à côté de celles des salariés, et leur gestion confiée aux bénéficiaires de la Sécurité sociale, il en devient l’un des plus ardents partisans.

Le contexte est essentiel pour comprendre ce qui va se jouer : légitimité résistante du PCF, CGT à quelque 5 millions d’adhérents, patronat discrédité par la collaboration et globalement un environnement idéologique solidaire différent d’avant-guerre.

Face aux obstructions de la droite et du clergé, Laroque lui-même souligne dans ses Mémoires que l’accord tacite se fait avec la CGT. « Avec l’appui de la principale organisation syndicale ouvrière, l’administration fait prévaloir sa préférence pour la caisse unique. »

Quand Parodi demande, le 5 juillet, l’avis de l’ACP sur le texte gouvernemental, il acte ainsi « le poids politique que constituerait un avis favorable de sa part », écrit l’universitaire Léo Rosell, en évoquant « l’hégémonie des forces de gauche », à l’époque, dans « le rôle des organisations ouvrières dans la fabrique du régime général de la Sécurité sociale à la Libération » (Histoire @ Politique, revue du centre d’histoire de Sciences-Po, 2025).

Pourtant rejeté par la CTAS, un contre-projet du CFTC Gaston Tessier revient à la session plénière du 31 juillet. Croizat prend la parole, jugeant à demi-mot l’initiative dilatoire : « Je suis persuadé que si (…) la commission du Travail avait exprimé le désir de prolonger sa discussion pendant plusieurs semaines encore, l’opinion de M. Gaston Tessier sur le projet qui nous avait été soumis n’en eût pas été modifiée ».

Prenant acte de l’entente gouvernement CGT-PCF-SFIO, Tessier retire en séance son contre-projet. Celui du gouvernement est alors largement voté. L’une des plus grandes avancées de civilisation du XXe siècle est actée. Devenu ministre, après que le PCF est arrivé en tête des premières élections législatives d’après-guerre, Croizat va la bâtir, concrètement, à partir de fin 1945 et tout au long de l’année 1946.

Ambroise Croizat. Justice sociale et humanisme en héritage, éditions Geai bleu, mai 2025.

Source l'Humanité

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24/03/2025

« Alfred Dreyfus. Vérité et justice » : au musée d'Art et d'Histoire du judaïsme

Dreyfus.jpgLe musée d’Art et d’Histoire du judaïsme, à Paris, propose de revenir sur l’affaire Dreyfus en retraçant les événements et en racontant la mobilisation en faveur du capitaine. Cela nous fait découvrir un homme qui, loin de se résigner, s’est battu contre l’injustice et pour la reconnaissance de son innocence.

 

Près de vingt ans après « Alfred Dreyfus. Le combat pour la justice », qui commémorait en 2006 le centenaire de la réhabilitation du capitaine, le musée d’Art et d’Histoire du judaïsme (Mahj) lui consacre une nouvelle exposition intitulée « Alfred Dreyfus. Vérité et justice ». « Vingt ans, c’est une génération », souligne son directeur, Paul Salmona, qui rappelle l’engagement de l’institution en faveur de la transmission de la mémoire. 

L’exposition a ainsi pour objectif de faire découvrir à travers Dreyfus l’histoire de l’émancipation des juifs de France, le combat contre l’antisémitisme et celui pour la République. Elle est une contribution à la défense des « valeurs de citoyenneté, de vérité, de justice, de laïcité… ». Paul Salmona pointe la menace que fait peser « un communautarisme de plus en plus prégnant » sur l’universalisme républicain et celle sur les droits de l’homme qu’entretiennent les « tenants du pragmatisme géopolitique » et « les défenseurs du relativisme ».

La violente répression des grèves et manifestations ouvrières

« Alfred Dreyfus. Vérité et justice » est aussi une réponse pédagogique au développement d’un antisémitisme « ordinaire » dans la société et sa banalisation, dont témoignent « la publication sans précaution » de textes de l’idéologue d’extrême droite et antisémite Charles Maurras ou le doute sur l’innocence de Dreyfus instillé par « un candidat d’extrême droite, à la fois juif et maurrassien ».

« L’affaire Dreyfus est le syndrome d’une société vacillante en proie aux populismes de toutes sortes, divisée et frileuse, qui retrouve son unité dans des cris de haine », expliquent les commissaires de l’exposition, l’historien Philippe Oriol et l’historienne de l’art Isabelle Cahn. L’exposition nous plonge ainsi au cœur d’« une belle époque (qui) ne l’est pas pour tout le monde ». Peintures et dessins à l’appui, elle décrit la violente répression des grèves et manifestations ouvrières, les lois scélérates qui visent à les étouffer, la montée du nationalisme et les tentatives de mettre à bas la République, dont celle du boulangisme.

Si depuis la Révolution, qui a accordé la pleine citoyenneté aux juifs, la France fait figure d’idéal pour ceux qui, venus d’Europe orientale, fuient les persécutions, l’exposition restitue la banalité de l’antisémitisme racialiste. En découvrant l’affiche électorale d’un candidat qui se revendique ouvertement antisémite, les journaux, les caricatures, les livres, dont la France juive, d’Édouard Drumont, qui fut un succès d’édition, le visiteur est saisi par le déferlement de violence et de haine.

Un opiniâtre combattant de l’injustice

S’appuyant sur un riche fonds documentaire en grande partie abondé par les descendants de Dreyfus et sur les travaux des historiens Vincent Duclert et Philippe Oriol, qui ont donné lieu à la publication en 2024 d’Alfred Dreyfus. Œuvres complètes (1894-1936), l’exposition rend justice au capitaine. Elle rompt avec l’image d’un homme dépassé par sa propre affaire et ballotté au gré des événements qui fut véhiculée par une partie des dreyfusards et entretenue par l’historiographie et la fiction.

Elle souligne au contraire qu’il fut un opiniâtre combattant de l’injustice dont il était victime et de la reconnaissance de son innocence. Le parcours de l’exposition débute sur une présentation de Dreyfus et de sa famille alsacienne, juive non observante et patriotique, qui choisit de conserver la citoyenneté française après la défaite de 1870. Elle raconte son enfance, sa jeunesse, la rencontre avec son épouse. S’ensuivent les différents développements de l’affaire, de l’arrestation jusqu’à la révision, en passant par sa dégradation en 1895. La machination dont Dreyfus est victime est rigoureusement démontée.

À chaque stade, les mots de Dreyfus accompagnent le visiteur. Ils témoignent de sa résistance aux terribles conditions de sa déportation à l’île du Diable, où, enfermé dans une case de 4 m2, il subit un drastique isolement et sa nourriture est sévèrement rationnée. « Il faut que tu vives pour crier ton innocence à la face du monde », écrit-il. Ses propos décrivent encore sa détermination quand, apprenant sa grâce, il déclare le 20 septembre 1899 : « Mon cœur ne sera apaisé que lorsqu’il n’y aura plus un Français qui m’imputera un crime qu’un autre a commis. »

Fort du soutien du musée d’Orsay et d’une trentaine d’autres institutions, le Mahj donne à voir de nombreuses œuvres d’art. Les peintures de Pissarro, de Vallotton, de Vuillard, de Degas, de Debat-Ponsan ou les dessins de Feuillet permettent de suivre l’affaire et ses protagonistes. Elles illustrent aussi le soutien apporté par certains artistes comme le maître verrier, céramiste et ébéniste Émile Gallé. L’exposition retrace la mobilisation des dreyfusards. En dépit de difficiles balbutiements et de l’âpreté du combat, vérité et justice ont pu triompher.

« Alfred Dreyfus. Vérité et justice », jusqu’au 31 août, au Mahj, hôtel de Saint-Aignan, 71, rue du Temple, Paris 3e. Renseignements : mahj.org/fr

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08/02/2025

Homo sapiens, une histoire pleine d’endurance

Pour expliquer les remarquables capacités d’endurance de l’espèce humaine, pourquoi ne pas remplacer une fastidieuse énumération d’éléments physiologiques par le récit de la journée d’un grand adolescent qui vivait il y a 120 000 ans ?

La chasse à l’antilope

Comme chaque année après la saison des pluies, le clan des Bémas était descendu du Rift pour s’installer sur un petit monticule en bordure de la savane. Rien de plus satisfaisant pour les yeux de ces Homo sapiens que de contempler la multitude des troupeaux de buffles et de zèbres, ou de suivre des yeux les cavalcades subites et imprévues des groupes d’antilopes sur la plaine infinie.

L’eau de la source était toujours aussi claire et les rochers disposés au fur et à mesure des précédents séjours avaient transformé l’endroit en un abri sûr et agréable  ; une sorte de villégiature cent vingt mille ans avant notre ère.

Chacun s’activait pour une installation de plusieurs mois et les enfants exploraient les recoins en criant, en se cachant, et en se faisant des farces.

Bul s’étonnait  ; les lieux lui semblaient cette année beaucoup plus petits que dans sa mémoire. C’est vrai qu’il avait grandi soudainement, que l’adolescent grassouillet et indolent de l’année passée avait pris un bon demi-pied en quelques mois et que l’on avait cessé de le considérer comme un enfant.

Bul s’inquiétait ou s’impatientait selon l’humeur du moment : il n’était plus un enfant, mais il n’était pas encore un adulte. Et nul ne peut dire s’il savait ou s’il pressentait que tous les humains passent, ont passé, ou passeront par là ?

La première nuit, il rêva beaucoup dans son petit abri. Il se voyait successivement acclamé ou conspué par ses proches. Saurait-il devenir un homme  ? Pourrait-il, un jour, partir chercher une épouse parmi les clans du voisinage  ? C’est donc le cœur battant qu’il vit venir à lui, au petit matin, le petit groupe des chasseurs.

« — Aujourd’hui Bul, tu vas nous montrer que tu es capable de nourrir le clan !

Vois tout ce gibier, toute cette bonne viande, toutes ces bêtes qui paissent en contrebas.

Tu vas choisir une proie parmi elles, tu la tueras et tu la rapporteras.

Es-tu prêt ? »

Bul, le cœur prêt à éclater et les jambes flageolantes, s’empressa d’acquiescer.

« — Ne choisis pas une bête trop grosse. Pense que tu devras la charger sur tes épaules pour nous la rapporter. Ne fais surtout pas comme ce présomptueux de Bô avec son superbe mâle. Il est revenu tellement épuisé de sa chasse qu’il a déliré pendant trois jours et qu’il en est resté un peu fêlé. Encore qu’il ait su en tirer profit en inventant des histoires surprenantes sur les étoiles qui traversent le ciel de nos nuits et sur la foudre qui nous a apporté le feu.

Pense aussi à bien remplir ta gourde et à boire abondamment à la source avant de partir.

Va, prépare-toi maintenant et ramène-nous de quoi fêter ton passage à l’âge adulte ! »

Voilà donc le jeune Bul, armé d’une sagaie, sa grosse gourde en peau serrée contre le torse, qui cherche des yeux parmi les bêtes du voisinage, l’antilope qui conviendra à sa chasse. Là-bas, il distingue un beau mâle dans un petit groupe aux cornes élancées et il se dirige à petite foulée dans sa direction.

Pour nous qui, cent vingt mille ans plus tard, assistons à son départ, il peut sembler illusoire d’espérer atteindre seul, à pied, et avec une simple sagaie, un animal capable de distancer en quelques secondes n’importe quel chasseur. Et pourtant nous le suivons mentalement en regrettant pour lui qu’un arc ne soit pas à sa portée, et en souhaitant qu’une circonstance imprévue mettra la bête à portée de sa lance.

Que fait-il ce benêt  ? Ne voit-il pas qu’en s’avançant délibérément sur le mâle, il va effrayer toute la harde  ? Et voilà  ! Plus d’antilopes  ! Elles se sont égayées et nous les retrouvons à deux cents toises, à le surveiller tout en broutant.

Ce jeune Bul n’a pas l’air d’être découragé pour autant. Le voici qui se dirige obstinément et à petite foulée vers la bête qu’il a choisie. Et comme nous l’avions prévu, voici l’animal qui prend rapidement le large pour s’arrêter à bonne distance.

Cela n’aura donc pas de fin ?

Apparemment non, le chasseur en herbe continue sa course. L’antilope repart bientôt en cherchant à se fondre parmi son groupe, mais l’obstiné persiste, ne change pas de victime et continue sans se lasser à courir régulièrement à sa poursuite.

Ce jeu devient lassant, alors détournons-nous un instant pour porter notre attention sur la foulée du jeune Bul. Son pied ne claque pas sur le sol, il semble s’y enrouler avec souplesse. Comme nous avons le temps pendant que la chasse répète les mêmes scènes, examinons de plus près l’extrémité des membres inférieurs de cet humain opiniâtre. Contrairement aux antilopes, aux buffles et autres zèbres qui suivent de loin la progression du jeune homme, il ne court pas sur des sabots rigides. Sa plante des pieds, au contraire, contient un lacis de veines remplies de sang que chaque foulée comprime comme un cœur auxiliaire bien utile pour une course soutenue.

Tiens, tiens  ! L’antilope semble ne pas prendre beaucoup de large depuis quelque temps. Pourtant, le jeune chasseur ne faiblit pas malgré son corps couvert de sueur. Il court toujours au même rythme en buvant régulièrement de petites lampées à sa gourde.

Il est temps maintenant de nous interroger sur cette sueur, sur cette perte d’eau que compense le recours fréquent à la gourde. Si notre jeune chasseur sue abondamment, l’antilope a, par contre, le poil toujours sec malgré sa fuite prolongée. Rares sont, en effet, les mammifères capables de suer et si parmi les exceptions il y a le cheval, je me demande parfois si les parieurs du dimanche s’aperçoivent que leurs champions terminent leur course couverts de sueur.

Prenez votre chien  ; il ne sue pas, il halète. Il se sert de sa langue pour éliminer son surplus de calories, mais c’est au détriment de sa discrétion  ; un chien qui halète dans la nuit s’entend de loin savaient les militaires qui instruisaient aux techniques d’approches, lors des conflits d’il n’y a pas si longtemps.

Mais nous sortons du sujet, revenons plutôt à nos antilopes.

Alors que le chasseur est rafraîchi par sa sueur, l’antilope, poursuivie sans relâche, n’arrive pas à éliminer son surcroît de chaleur.

La distance diminue maintenant entre le coureur et sa proie. L’animal semble flageoler sur ses pattes, s’arrête de plus en plus fréquemment, pour finalement se figer, comme incapable de bouger.

Le chasseur ignore probablement le mécanisme qui permet la régulation de la chaleur dans un organisme en mouvement. Il ne sait pas que l’antilope est sur le point de mourir d’hyperthermie. Ce qu’il sait, c’est qu’on lui a appris qu’il doit boire pour que l’eau qui s’évapore de son corps le rafraîchisse et lui permette de courir pendant très longtemps sans subir le sort de l’animal traqué.

Le jeune Bul a chargé sa proie sur ses épaules et repart maintenant en direction de son clan.

Mais il n’a pas fait quelques centaines de toises qu’il est accueilli par les chasseurs qui l’acclament en poussant des cris de joie. Il est des nôtres maintenant !

Le débutant ignore qu’il a été surveillé de loin pendant toute sa course par des hommes aguerris capables de repousser ensemble de nombreux fauves. Pas question, en cette époque lointaine où l’Humanité ne comprenait que quelques dizaines de milliers de sapiens, de mettre en péril un individu, de l’exposer aux risques des prédateurs, comme ces lionnes qui encerclent un zèbre à quelque distance de là.

Pour le moment Bul savoure les compliments de ses aînés, il s’est comporté à la perfection et les félicitations ne lui sont pas ménagées.

Le repas, ce soir, marquera l’entrée d’un jeune homme dans le monde des adultes. Chacun s’y prépare avec joie et s’interroge à l’avance sur le récit que Bô, le fêlé, inventera pour la circonstance. Depuis la dernière fête, les femmes le tiennent en haute estime. Il faut dire qu’il a conté une histoire où le clan qui survivait était celui qui nourrissait en priorité les femmes enceintes. Depuis, la grande Gea scande régulièrement pour rappeler à l’ordre les oublieux : «  Mères bien nourries donnent de beaux et vigoureux enfants » !

Mais ce soir, la nourriture ne manque pas. Pour fêter son arrivée parmi eux, les chasseurs ont déjà montré à Bul comment rabattre quelques bêtes vers le rocher où deux des leurs se dissimulaient.

Les morceaux de viandes sont débités, une grande broche tourne doucement au-dessus des braises et les enfants contemplent en rêvant l’ascension d’escarbilles rougeoyantes dans la nuit étoilée.

 

16:29 Publié dans Connaissances, Histoire | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : homo sapiens | |  del.icio.us |  Imprimer | | Digg! Digg |  Facebook | | Pin it!

10/01/2025

Au Moyen Âge, le blasphème file droit

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Si dès l’Antiquité le blasphème est un interdit religieux inscrit dans les textes, il n’est pas pour autant criminalisé. C’est à partir du 12e siècle que le blasphème entre dans le droit laïc et le droit canon grâce à un travail de théorisation juridique et théologique.

Avec
  • Corinne Leveleux-Teixeira Professeure d’histoire du droit à l’Université d’Orléans, directrice d’études à l’École Pratique des Hautes Études (1)

Comment, dans la France médiévale, le blasphème est-il passé du statut de simple péché à celui de crime ? Jarnidieu ! C’est une histoire édifiante qui commence par un simple juron pour lequel on reçoit de la boue dans les yeux. Mordieu ! Un nouveau juron, c’est un passage au pilori, puis tout s’enchaîne, avec la lèvre fendue au fer chaud et, enfin, la langue coupée avant, pourquoi pas, de se rendre au bûcher pour y être brûlé vif, sacredieu !

D’un péché indéterminé à un crime distinct

Durant les premiers siècles du christianisme, le blasphème est un péché parmi les autres. Il embrasse diverses infractions, comme l’injure et l’impiété, et ne désigne pas un péché distinct. De la même manière, le droit laïc reste laconique. Vers 538, l’empereur Justinien criminalise le blasphème par une loi, la novelle 77, qui associe blasphème et sodomie.

Au 12e siècle, dans sa Somme théologique, le dominicain italien Thomas d’Aquin distingue le blasphème des autres péchés et le circonscrit à une atteinte à la sacralité de Dieu. Le blasphème n’existe ainsi qu’en relation avec une norme et un système de croyance. Cette définition laisse place à l’interprétation et ouvre la voie à des usages extensifs de la notion de blasphème. "C'est ce qu'on peut appeler un crime sans victime, en tout cas sans victime directe, et donc un crime symbolique. On va chercher à réparer l'honneur de la divinité qui ne peut pas venir porter plainte par elle-même", explique Corinne Leveleux-Teixeira, historienne du droit.

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Quand le blasphème entre dans le droit laïc

Le blasphème entre dans le droit laïc entre la fin du 12e siècle et le 13e siècle, dans un moment d'affirmation du pouvoir monarchique et de transformation de la procédure juridique. Les crimes symboliques peuvent désormais être punis. "Il y a un changement du droit qui permet à un magistrat de devenir lui-même le promoteur de l'accusation", explique Corinne Leveleux-Teixeira. "En cherchant à lutter contre les blasphémateurs, le roi apparaît comme le meilleur lieutenant de Dieu sur Terre, comme le gardien de son honneur. Par conséquent, il [opère] une légitimation de son propre pouvoir."

Vers 1182, Philippe Auguste adopte la première loi qui criminalise le blasphème. À sa suite, Louis IX – plus connu sous le nom de Saint Louis – se montre particulièrement zélé et adopte quatre ordonnances qui punissent sévèrement les blasphémateurs. Ces textes individualisent le blasphème des autres péchés de langue, comme le parjure, et en font un crime. Ils inaugurent un champ privilégié d’intervention du roi et fondent un socle législatif dont les principes sont répétés jusqu’au 16e siècle, avec plus ou moins de sévérité. Par exemple, au 14e siècle, les peines pour les récidivistes occupent une place croissante dans la législation : en 1348, Philippe de Valois prévoit la mutilation successive des lèvres jusqu’à l’amputation de la langue en cas de récidives multiples.

Malgré cet arsenal pénal, la criminalisation du blasphème reste faible. Les dénonciations et l’accusation de blasphémateurs sont rares et, en cas de procès et de condamnation, les peines pénitentielles – comme l’aumône – et pécuniaires sont majoritaires.

Au temps de la Réforme protestante, faire des blasphémateurs des hérétiques

Au 16e siècle, dans le contexte de la Réforme protestante, le Parlement de Paris s’empare du blasphème pour lutter contre l’hétérodoxie religieuse. Alors que le blasphème était considéré comme une conséquence de l'hérésie, il est désormais le signe d’une hérésie et doit être puni, car il représente un danger collectif. "Le blasphème n'est pas porté par un proche – un semblable –, il est porté par l'Autre de la religion", ajoute Corinne Leveleux-Teixeira, auteure de La Parole interdite. Le blasphème dans la France médiévale (XIIIe-XVIe siècles) : du péché au crime (De Boccard, 2002). Le Parlement décide ponctuellement de l’exécution des accusés et constitue par ces pratiques une nouvelle jurisprudence, même si aucun texte ne prescrit la peine de mort jusqu’au 17e siècle.

(1)Corinne Leveleux-Teixeira est professeure d'histoire du droit à l'université d'Orléans et directrice d'études à l'École pratique des hautes études (EPHE).

Source France Culture

19:09 Publié dans Connaissances, Histoire | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : blasphème | |  del.icio.us |  Imprimer | | Digg! Digg |  Facebook | | Pin it!