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23/08/2013

Féfé : "Avec ma musique, j’affirme mes cultures et les embrasse pleinement"

	musique, concert, rap, entretien, féfé, Zebrock, fête de l'Humanité 2013Fête de l'Humanité 2013. Ancien membre du Saïan Supa Crew, dont le refrain grivois, en créole, du tube « Angela » avait été repris en cœur, Féfé s’illustre désormais en solo. Deux albums, « jeune à la retraite » (2009 et « le Charme des premiers jours » 52013à, lui ont permis d’élargir son univers, qui emprunte autant au hip-hop qu’à la chanson. Rencontre avec le chanteur français d’origine nigériane, prêt à enflammer la scène Zebrock, samedi à 20h20.

HD. Que signifie votre présence à la Fête de l’Huma?

Féfé. Chaque concert est unique. Un concert Huma, je l’appréhende comme un Solidays ou un concert à la Maroquinerie (petite salle de concert parisienne NDLR). Je peux me faire quelques idées, supposer que les gens sont plus dans la revendication. Mais ce qui a toujours le mieux marché pour moi, c’est d’être moi. J’essaie de partager ma vérité. J’ai un peu peur parce que je ne sais pas si je corresponds complètement. Je ne suis pas un Cali. Pour moi l’Huma, c’est Cali. C’est un gros cliché. Peut-être que les gens qui vont à la Fête de l‘Huma le détestent, je n’en sais rien. Mais je vais y aller avec ma vérité et on verra ce que les gens me donnent.

HD. Vous qui venez du rap, que représente-t-il pour vous aujourd’hui ?

Féfé. Il représente toujours ma base principale. C’est par là, en tant qu’auteur-compositeur que je suis entré dans la musique. Reste la question: comment grandit-on avec le rap?

HD. Comment grandit-on ou comment vieillit-on?

Féfé. Ce n’est pas simple de vieillir dans le rap. C’est vraiment une musique de jeunes, très vivante, qui a besoin de bouger et de coller complètement à l’air du temps.

HD. N’est-ce pas un faux problème si l’on compare le rap avec le rock dont certains dinosaures demeurent crédibles?

Féfé. Jay-Z (star du rap américain NDLR) a 43 ans et, malgré les critiques sur son dernier album, il est encore pris au sérieux. C’est juste une question de message. On peut faire un parallèle entre les messages du rap et ceux du rock. Très jeune, j’avais un discours un peu vieillot. J’étais plutôt dans la sagesse, le consensus, la compréhension. Bien sûr, je lançais quelques piques. Je parlais davantage des flics par exemple. À 20 ans, cela me paraissait normal et logique. C’était ce que je vivais. J’ai changé. L’époque aussi. Le regard évolue. Je suis avec mes enfants. Les flics viennent donc moins me voir. Et puis j’en ai également rencontré d’autres. Avant, je vivais en banlieue. À Paris, les flics sont différents. Je n’ai pas envie de mettre tout le monde dans le même panier. La vie n’est pas aussi simple. On peut être virulent, voir tout en noir et en blanc quand on a l’excuse d’avoir 20 ans. C’est plus dur à 40 ans.

HD. Vous sentez-vous à l’étroit dans le rap ou est-il un tremplin pour élargir votre univers?

Féfé. Personnellement, je ne m’y suis jamais senti à l’étroit. Le rap, pour moi, c’est presque le nouveau jazz. On peut prendre des vinyles pour en faire sa musique. Je me sens à ma place. C’est une porte ouverte sur toutes les musiques.

HD. Comment appréhende-t-on sa carrière en solo quand on a fait partie d’un groupe à succès?

Féfé. Il faut l’appréhender avec beaucoup d’humilité pour ne pas avoir de regret. Je suis comme un poisson rouge dans un bocal. À mes débuts, beaucoup de gens me parlaient de Saïan Supa Crew, de ma manière différente de faire les choses. Il faut avoir beaucoup d’humilité et de foi pour y croire et avancer.

HD. En quoi faut-il avoir la foi?

Féfé. Il faut avoir la foi en soi. Je ne l’avais pas. Je n’en avais pas besoin, j’avais un groupe. Je pouvais avoir foi en lui. Toute mon énergie et tous mes rêves étaient pour le groupe. Il était donc facile de rêver grand, d’imaginer des choses. Je ne suis pas de ceux qui ont une confiance absolue en eux. Quand on est tout seul, c’est une autre manière de se projeter. C’est moins simple pour quelqu’un comme moi.

HD. Que révèle votre musique de votre vision du monde?

Féfé. Je suis un grand humaniste et je suis tolérant. Beaucoup de gens me demandent d’être plus méchant. Désolé, mais je ne suis pas comme cela. Je ne suis pas mou. Je peux même m’énerver vite mais je suis ouvert et compréhensif. J’ai eu la chance de beaucoup voyager. Très jeune, j’ai vécu un an en Angleterre. J’ai vu qu’il y avait des règles et des vérités par pays, par quartier même. Qui détient la vérité? Qu’en sais-je? Ma musique porte aussi ces questions. Miles Davis a dit: «Il y a deux styles de musique, la bonne ou la mauvaise.» Je le pense. Je n’arrive pas à voir tant de barrières que cela entre les musiques. Il m’est arrivé de kiffer des choses qui n’ont rien à voir avec ma culture principale. Mais elles me touchent, me parlent sans que je puisse ni ne veuille expliquer pourquoi. Je picore, je prends ce qui me plaît et j’en fais ma musique.

HD. Comment vos origines multiples influencent sur votre univers musical?

Féfé. Elles l’influencent par l’ouverture. Avoir des parents nigérians qui viennent en France faire un enfant est déjà bizarre. Ma mère était venue pour les études. La France, les droits de l’homme, tout cela lui parlait. Elle a été bien déçue mais elle a été au bout de son rêve. Elle avait cette ouverture d’esprit. Ma musique s’en inspire. Avec deux, trois bricoles, il y a moyen de faire quelque chose de grand. J’aime ce côté artisan.

HD. Le Nigeria vit une période difficile. Comment le vit-on de l’extérieur?

Féfé. On le vit comme un étranger du Nigeria. C’est très difficile. Je n’y suis allé qu’une seule fois, il y a 13 ans. C’était un choc avec beaucoup d’émotions, négatives comme positives. C’est aussi mon pays mais je ne le connais pas. C’est celui de mes parents plus que le mien. Mais comme j’ai des enfants, c’est une blessure que j’ai envie de refermer. J’ai envie d’aller plus souvent au Nigeria, de connaître ce pays avec mes yeux d’adulte, de semi-Européen, plus qu’à travers les légendes de mes parents ou leur éducation. J’ai toujours pensé que des gens comme moi, nés en Europe, devions retourner dans nos pays respectifs comme un retour du fils prodigue. Je me demande ce que je peux faire pour cette partie de moi. Mes cousins de mon âge n’ont, là-bas, pas du tout les mêmes opportunités que moi. Quelque part, je suis redevable au Nigeria. Je suis partagé mais je n’arrive pas à me sentir complètement étranger. Mais quelles solutions ramener? Aller là-bas comme un Blanc? Quand je suis là-bas, je suis un Blanc. Ici, je suis un Noir. Ce n’est pas simple d’essayer de trouver ma place et de l’affirmer. Ma musique y participe. J’ai plusieurs cultures. Je les affirme, je les embrasse pleinement et je n’en ai pas honte.

Le site de la Fête de l'Humanité

Entretien réalisé par Michaël Melinard

20/08/2013

"Cela se jouera sur le terrain social en Tunisie et sécuritaire en Égypte"

 	tunisie, egypte, ugtt, Béligh NabliBéligh Nabli, directeur de recherche à l’Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS) et spécialiste des mutations du monde arabe, explique pourquoi l’attitude du puissant syndicat UGTT, qui revendique 500 000 adhérents, en Tunisie, et celle de l’armée en Égypte auront une grande influence sur les événements à venir.

HD. La Tunisie peut-elle basculer dans un chaos comparable à ce qui se produit en Égypte ?

Béligh Nabli. Un scénario à l’égyptienne, je ne pense pas. En Tunisie, l’armée n’a pas ce rôle central, ce poids économique et institutionnel qui pourrait lui permettre de se poser en arbitre entre deux blocs. Le bloc islamiste, même si le terme est impropre dans la mesure où il y a différents courants qui le traversent, fait face à un bloc hétérogène dans lequel on retrouve Nidaa Tounes (Appel de la Tunisie), un parti qui rassemble entre autres des anciens du régime de Ben Ali et qui est pratiquement passé devant Ennahdha dans les sondages. Ensuite, il y a les petits partis de la gauche progressiste ou radicale, qui sont aux avant-postes dans l’opposition frontale aux islamistes. Ce sont eux qui, notamment, demandent la dissolution de l’Assemblée constituante. Ils ont un impact fort car ils portent des revendications ancrées dans la société tunisienne.

HD. Quel rôle peut jouer le syndicat UGTT, qui revendique près de 500 000 adhérents ?

Béligh Nabli. autant l’armée tunisienne n’a pas le poids de l’armée égyptienne, autant la Tunisie a la particularité d’avoir ce syndicat extrêmement puissant qui a fait la démonstration de sa capacité de mobilisation dans l’histoire moderne du pays. La parole et la position de l’UGTT seront fondamentales dans les semaines à venir. Si le syndicat opte pour une posture de rupture avec le gouvernement en place, il a la capacité d’asphyxier la vie économique. Le basculement en Tunisie se jouera plutôt sur le terrain économique et social, que sur le terrain militaire ou sécuritaire, comme en Égypte.

HD. Comment analysez-vous le comportement de l’armée en Égypte, qui fait preuve d’une grande brutalité à l’égard des islamistes ?

Béligh Nabli. On a beaucoup reproché au président Morsi sa rigidité, son incapacité à trouver des compromis avec l’opposition. Cette rigidité caractérise aussi l’institution militaire, même si elle n’est pas vraiment surprenante : c’est la suite d’une confrontation politique ancienne qui prend ses racines dans les années 1930.

HD. Redoutez-vous un scénario comparable à ce qu’a connu l’Algérie dans les années 1990 ?

Béligh Nabli. le profil sociologique des militants des Frères musulmans n’est pas le même que celui de ceux qui ont pris le maquis en Algérie, et qui étaient pour beaucoup des vétérans de la guerre d’Afghanistan. En Égypte, ce sont des membres de la société civile qui n’ont pas vraiment vocation à l’affrontement militaire. Il me paraît relativement improbable que ces citoyens basculent dans une logique de guérilla, même s’il est concevable que des groupuscules paramilitaires puissent se former pour tenter de déstabiliser l’armée.

  • Cet entretien est extrait du dossier : Tunisie – Egypte, le bras de fer pour la démocratie paru dans l’Humanité Dimanche.

Marc de Miramon

30/07/2013

Slavoj Zizek : "Le mariage éternel entre capitalisme et démocratie est fini"

 	communisme, philosophie, entretien, capitalisme, slavoj zizek, séries d'été, penser un monde nouveau,Les séries d'été de l'Humanité : Penser un monde nouveau . Entretien avec Slavoj Zizek, philosophe et psychanalyste slovène. Selon lui, la période historique 
du capitalisme touche à sa fin. Il ne faut 
pas s’interdire d’utiliser le mot communisme comme horizon de nos espoirs.

Formé notamment en France, c’est à Ljubljana, ville qui l’a vu naître en 1949, qu’il s’est installé pour réaliser ses recherches. C’est également dans cette ville que le plus iconoclaste des Slovènes rédige, lorsqu’il n’est pas sollicité à travers le monde, la plupart de ses essais, traduits dans une vingtaine de langues. Son œuvre, polymorphe, puise aussi bien dans Lacan, Hegel que Marx – pensées dont il considère que leur combinaison nous donne une grille de lecture indépassable des antagonismes qui travaillent la société – pour s’attaquer aux réalités contemporaines qui font durablement problème : la mondialisation, le capitalisme, le couple liberté-servitude, le politiquement correct, le marxisme, le postmodernisme, la démocratie, l’écologie…
Personnalité que ses détracteurs (de droite comme de gauche) présentent volontiers comme truculente, incontrôlable, Zizek est surtout un penseur qui ne s’accommode pas des conventions et des modes intellectuelles. Ses constructions conceptuelles sont enracinées dans un marxisme « vivant » (reprenant ici les mots bien trouvés de Sartre), une passion lacanienne et un tropisme hégélien. Cette construction réside pour partie dans les digressions qu’il s’autorise pour approcher au plus près les tensions du réel, ses nœuds et sa complexité.

Vous écrivez dans votre dernier essai que « les prises de pouvoir d’État 
ont misérablement échoué » 
et vous considérez que « la gauche devra se vouer à la transformation directe de la texture même de la vie sociale ». Ces deux mouvements ne peuvent-ils pas
être imbriqués ?

Slavoj Zizek. J’ai de grands conflits avec plusieurs de mes amis, notamment d’Amérique latine, qui considèrent que la prise du pouvoir ne doit plus être à l’ordre du jour, qu’il faudrait abandonner le paradigme bolchevik ou « jacobin » (autrement dit, une prise de pouvoir directe d’État) au profit des bouleversements à opérer au sein des communautés locales. Il y a même l’illusion que l’État disparaîtrait de lui-même. Ma position est tout autre. On doit rester marxiste. L’antagonisme social de base ne se situe pas au niveau du pouvoir, de la gouvernance, c’est l’antagonisme économique qui exprime le plus directement le paradoxe du capitalisme. La solution ne réside pas dans un mouvement de résistance envers l’État. Ce n’est pas le grand ennemi. Il est faux de croire que le salut consiste à se tenir à distance de l’État, le capital est déjà à distance de l’État ! L’ennemi, pour moi, c’est cette société dans son fonctionnement actuel et la domination économique qu’elle met en œuvre.

C’est donc davantage la fonction attribuée à l’État qui vous questionne, plutôt que l’opposition hypothétique entre la société 
civile et l’État ?

Slavoj Zizek. Se priver d’État peut laisser place aux pires dérives. Un théoricien des lois légaliste de gauche m’a raconté qu’il a regardé aux États-Unis toutes les cartes où il y a un conflit entre la société civile et l’État. Le mouvement civil néoconservateur revendique que l’État ne se mêle pas des affaires civiles. Les groupes réactionnaires sont ainsi parvenus à bannir l’homosexualité dans les écoles, pour ne parler que de cela. Y compris aux États-Unis, c’est l’État qui défend quelques libertés fondamentales contre les pressions locales ou civiles néoconservatrices.

Vous entendez par là que la société civile n’est pas nécessairement mue de bonnes intentions, à vocation universaliste… Qu’une des fonctions de l’État peut être de contenir, voire d’outrepasser les dogmatismes autoritaires ?

Slavoj Zizek. Oui, on ne doit pas oublier tous les mouvements fascistes… Aujourd’hui, le grand mouvement antimigrants né du patriotisme est un fait de la société civile. Le conflit le plus radical n’est pas entre les dominés et l’État, c’est un conflit économique qui peut être dominé par l’État. Garder une distance vis-à-vis de l’État cela veut dire qu’on laisse la gestion de l’État à l’adversaire. C’est vrai que, dans la forme même d’État, une domination est inscrite. Cela ne doit pas nous empêcher de considérer qu’on peut faire beaucoup de choses avec. L’instrument est ambigu, il peut être dangereux, mais il peut aussi être un instrument de la transformation sociale.

Vous semblez parfois sceptique vis-à-vis des grandes mobilisations de masse. Pensez-vous que ces « groupes en fusion », pour reprendre l’expression de Sartre, sont incapables de transformer radicalement le cours des choses ?

Slavoj Zizek. Les récents mouvements de masse dont nous avons été spectateurs, aussi bien ceux de la place Tahrir qu’à Athènes… ressemblent pour moi à une extase pathétique. Ce qui m’importe le plus, c’est le jour d’après, le matin qui vient. Ces événements m’évoquent la sensation qu’on éprouve lorsqu’on se réveille avec un mauvais mal de tête après une soirée d’ivresse. La difficulté majeure réside dans ce moment crucial, où les choses retournent à leur état normal, quand la vie quotidienne repart.

Si certaines promesses de révolution ont été confisquées, ne participent-elles pas à faire l’histoire, à la précipiter du moins ?

Slavoj Zizek. Oui, mais que va-t-il rester du grand événement ? Le succès de ces grands mouvements extatiques doit être évalué sur la base de ce qu’il en reste une fois qu’ils sont passés. Sinon nous sommes dans ce romantisme soixante-huitard. L’après, c’est cela qui m’intéresse. L’unique problème est de savoir ce qu’on fait concrètement aujourd’hui ? C’est pourquoi j’ai admiré l’efficacité d’Hugo Chavez. On parle d’auto-mobilisation continue des masses, moi je ne veux pas vivre dans une société dans laquelle je suis obligé d’être mobilisé politiquement en permanence. Nous avons de plus en plus besoin de grands projets sociaux, avec des effets concrets et durables.

Vous juxtaposez au malaise du capitalisme un malaise écologique. Quel est ce « malaise dans la nature » dont vous traitez longuement dans Pour défendre les causes perdues ?

Slavoj Zizek. Je n’aime pas la mythologie du mouvement écologiste qui porte l’idée d’un équilibre naturel qui aurait été ruiné par l’impérialisme humain ou déstabilisé par l’exploitation de la nature. Je préfère le darwinisme de gauche dont la thèse est que la nature n’existe pas comme un ordre homéostatique, cette mère nourricière dont la balance a été perturbée par la main de l’homme. Il faudrait la rétablir, y retourner. Je pense au contraire que la nature est folle, faite de catastrophes naturelles, c’est un grand chaos. Cela ne veut absolument pas dire qu’il ne faille pas se faire de soucis, la situation est au contraire éminemment inquiétante. Mais il faut sortir de la moralisation écologique et son homéostasie. La théologie dans sa forme traditionnelle ne peut plus remplir sa fonction fondamentale qui est de poser des limites fixes. La référence à Dieu ne fonctionne pas, or la référence à la nature commence à remplir ce lieu. Je n’ai pas de grandes réponses positives mais un premier réflexe utile serait de refuser le « way of life » écologique. Cela individualise le souci écologique, comme en attestent les injonctions au recyclage. Comme si cela suffisait à accomplir son devoir ! Cela ne fait qu’aboutir à une culpabilisation permanente. Je me soucie plus de savoir comment on s’organise pour prévenir les futurs mouvements de population liés à l’immigration et au réchauffement climatique ? La réponse à cette question m’importe plus que les bavardages autour du tri sélectif.

La question démocratique, précisément, 
ne cesse de vous travailler. En vous appuyant aussi bien sur Platon qu’Heidegger, vous 
en démontrez le caractère souvent illusoire 
et fumeux. Est-ce l’occasion de penser 
son renouvellement, ou prônez-vous l’abandon pur et simple de cette idée ?

Slavoj Zizek. Tout dépend de ce qu’on entend par démocratie. La démocratie telle qu’elle fonctionne est de plus en plus remise en cause. C’est une des grandes leçons du mouvement Occupy Wall Street. Même si cette contestation s’est dissipée, il y avait deux intuitions correctes. Premièrement, c’était une mobilisation basée contre « one issue mouvement » : la dénonciation d’un problème concret, le fait qu’il y a quelque chose qui cloche dans le système économique actuel. Deuxièmement, ce mouvement a démontré que notre système politique existant n’est pas assez fort pour lutter efficacement contre ces dérèglements économiques. Or si on laisse le système mondial continuer de se développer ainsi, je m’attends au pire : à de nouveaux apartheids, de nouvelles formes de divisions. Je crois que le mariage éternel entre capitalisme et démocratie est fini. Il n’a plus que quelques années à tenir.

Qu’est-ce qui pourrait alors remplacer 
cette « coquille vide » ?

Slavoj Zizek. Nous avons affaire à une démocratie vidée de signification. Mais je ne suis pas pour abandonner brutalement cette idée. Il y a des situations précises où je peux être pro-démocratique. En ce sens, je ne suis pas pour le rejet systématique des élections. Parfois elles peuvent être heureuses, voyez la Commune de Paris, ou imaginez une victoire de Syriza en Grèce. Ce serait un bel événement démocratique. Mais il y a bien un malaise démocratique à dépasser, souvenons-nous du choc qui a soulevé l’Europe quand Papandréou a proposé un référendum. Les choix électoraux sont régulièrement manipulés de diverses manières, mais il peut arriver que nous puissions faire des choix démocratiques véritables. Je ne suis donc pas a priori contre cette idée.

Vous dénoncez une Europe dénuée de toute « passion idéologique ». Quel est ce mal 
qui fait, selon vous, qu’elle n’est pas désirable dans sa forme actuelle ?

Slavoj Zizek. Il y a trois Europe. L’Europe technocratique n’est pas a priori mauvaise. Mais quand elle n’est que cela, c’est une unité de façade qui se donne seulement les moyens matériels de sa survie. L’Europe du populisme xénophobe est violemment antimigrants. Le plus grand danger réside pour moi dans sa troisième forme, qui est la superposition d’un technocratisme économique (pourtant multiculturel et libéral à la base) et d’un patriotisme idiot. L’Italie de Berlusconi en est un sinistre exemple. Pour autant, je trouve que nous avons tort, en tant qu’Européens, de nous auto-flageller en permanence. Il faut savoir défendre et s’enorgueillir de ce qui fonde l’Europe : ses valeurs enracinées dans l’égalitarisme, le féminisme, la démocratisation radicale. Les grands mouvements anticoloniaux ont été d’inspiration européenne. Notre seule chance est d’insuffler une autre idée de l’Europe.

Vous prônez donc un nouveau volontarisme politique européen ?

Slavoj Zizek. La logique immanente de l’histoire n’est pas de notre côté. Si on la laisse incliner vers sa tendance naturelle, l’histoire continuera d’aller vers l’autoritarisme réactionnaire. En cela les analyses de Marx doivent être notre point de départ. Il faut poursuivre cette ligne tout en s’intéressant à d’autres questions, soulevées par exemple par les autonomistes italiens, dont Maurizio Lazzarato, qui défend l’idée que, dans l’idéologie quotidienne, notre servitude nous est présentée comme notre liberté. Il montre comment nous sommes tous traités comme des capitalistes qui investissons dans notre propre vie. L’endettement remplit une fonction disciplinaire, c’est aujourd’hui une des manières nouvelles de maintenir sous contrôle les individus. Tout en nous donnant l’illusion que cela relève de choix libres. Même la fragilité des parcours professionnels, l’insécurité chronique, nous est présentée comme une chance de pouvoir nous réinventer tous les deux ou trois ans. Et ça fonctionne très bien.

Une série d’intellectuels, dont vous faites partie, défendent l’idée que le communisme n’est pas un concept épuisé. L’idée a-t-elle un avenir en dépit des réductionnismes sauvages 
dont elle fait encore régulièrement l’objet ?

Slavoj Zizek. L’axiome commun à accepter est que nous continuons à utiliser le mot communisme comme l’horizon de nos espoirs. Les anticommunistes libéraux contemporains n’ont même pas d’appareil conceptuel propre pour réaliser une critique véritable du communisme. La théorie de la tentation totalitaire, qui serait inhérente au communisme, est un psychologisme ridicule, non théorisé. C’est ce qui m’a fait dire un jour à Bernard-Henri Lévy qu’il n’était pas assez anticommuniste. On attend toujours une critique éclairée de la catastrophe stalinienne. Every Day Stalinism (le stalinisme ordinaire) est le seul ouvrage à ma connaissance qui fasse une démonstration intéressante et instruite. C’est un fait historique que des régimes horribles se sont légitimés de Marx, il serait trop facile d’opposer à cette réalité que ce n’était pas là un marxisme authentique. Il faut quand même poser la question : comment cela a-t-il été possible ? Cette question ne doit en revanche certainement pas être un prétexte pour abandonner Marx. C’est la condition préalable pour le répéter autrement : renouveler ce geste en changeant la forme et non les prémisses. Le socialisme ne marche pas, Hitler s’est réclamé socialiste. « Une idée vraie est une idée qui divise », comme le répète mon ami Alain Badiou. Mais les erreurs passées doivent nous rendre plus exigeants.

Parution chez Flammarion des deux derniers essais 
de Slavoj Zizek : Vivre la fin des temps et Pour défendre 
les causes perdues.

12/07/2013

Fête de l'Humanité. Divertimento, l'orchestre symphonique du 93 qui rend la musique classique populaire

l'humanité,austérité,patric le hyaric,la courneuve,divertimento,musique classique,fête de l'humanité 2013,zahia ziouaniZahia Ziouani est une chef d’orchestre précoce et talentueuse qui, à l’âge de 35 ans, a déjà tenu la baguette d’ensembles illustres.

À la tête du Conservatoire de musique et de danse de Stains, et de Divertimento, orchestre symphonique avec lequel elle revient sur la grande scène de la Fête de l’Humanité 2013, cette jeune femme de conviction s’efforce de démocratiser la musique classique. Entretien.

Vous êtes femme et chef d’orchestre. Chose rare. En tirez-vous une fierté ? Comment êtes-vous perçu dans ce milieu réputé masculin ?
Zahia Ziouani.
La présence de femmes au sein des orchestres philharmoniques est récente. Il y a peu encore, certains orchestres en Europe interdisaient les femmes. L'orchestre philharmonique de Vienne en est le plus grand exemple. Depuis dix, douze ans, les choses évoluent. Très jeune, j'ai été passionnée par ce métier. Ne venant pas de ce milieu, peut-être était-ce par naïveté, mais jamais je n'ai pensé que ce métier m'était impossible. Avec le recul, cela reviendrait à vouloir être cosmonaute ou président de la République! J'ai commencé très jeune et ne souhaitais pas attendre 40 ou 50 ans avant d'exercer. Quand on est jeune et femme, il est vrai que c'est un peu compliqué. L'idée reçue voudrait qu'une femme n'ait pas l'autorité nécessaire pour diriger un orchestre. Pour cela, j'ai créé mon orchestre, Divertimento, afin d'apporter la preuve que j'étais capable de diriger. Aujourd'hui, mon challenge est de convaincre le monde musical que je suis en mesure de diriger de grands orchestres. Sur l'estrade face à l'orchestre, je ne me pose pas la question de savoir si je suis une femme ou un homme. Je veux être un bon chef simplement, être efficace, exigeante et innovante dans mon travail. 

Vos parents ne sont pas du sérail, vous êtes ancrée en Seine-Saint-Denis et venez d'un milieu modeste, comment avez-vous eu accès à la musique classique ?
Zahia Ziouani. Mes parents aimaient la musique classique. C'est un héritage familial. Par ailleurs, j'ai grandi à Pantin, ville à l'époque communiste, où existait une prise de conscience concernant les politiques culturelles à mener pour favoriser l'accès à la culture. J'ai pu devenir chef d'orchestre car j'ai pu grandir dans cette ville. Si j'avais grandi dans une autre ville, je ne suis pas certaine que j'aurais eu accès à la musique. J'ai également eu la chance de rencontrer des professeurs intéressants et exigeants. Dès lors, quand j'ai débuté comme musicienne professionnelle, se posait la question de savoir où et comment. M'installer en Seine-Saint-Denis apparaissait comme une évidence. Il était important d'être utile, d'associer la dimension artistique à la transmission. Il était important de transmettre à mon tour ce que j'avais reçu. C'est un engagement fort que je porte d'être présente sur ce territoire. Petite, pour aller au concert, il fallait se rendre à Paris. Je n'ai plus envie de cela maintenant. Si une famille veut se rendre au concert, il est important qu'elle puisse le faire à Sevran, Stains ou Villiers-le-Bel, qu'il y ait des temps forts de musique classique sur ces territoires. Certains décideurs politiques ne voient la banlieue que par le prisme de la culture urbaine et ne développent les actions culturelles qu'en ce sens. Il est dommage d'opposer les arts entre eux. 

Les concerts de musique classique représentent 7% des pratiques culturelles des Français. Comment amener les catégories populaires à la musique classique ?
Zahia Ziouani. La gratuité a beaucoup été développée pour encourager à la pratique. À mon sens, ce n'est qu'un aspect. L'environnement culturel est très important. Il est nécessaire d'apporter quelque chose de supplémentaire aux aspects pécuniaires, souvent et uniquement mis en place. Il existe des problématiques concrètes qu'il convient de résoudre. Une famille de Stains désireuse de se rendre à Paris pour un opéra, même gratuit, rencontre des difficultés. Après 21 heures, les bus ne circulent plus. Certains quartiers sont enclavés. Puis la France est métissée. Or la musique classique appartient au patrimoine européen. Elle n'est pas forcément leur référence, ce n'est pas un chemin naturel pour eux. Il nous faut prendre le temps d'expliquer. C'est un travail de terrain. La question est de savoir comment nous, musiciens, devons travailler en destination de ces nouveaux publics. Pour ma part, je travaille beaucoup avec les maisons de quartier et les centres socio-éducatifs. Les rencontres entre le public et les musiciens existent peu. Nous allons en amont les rencontrer pour les inciter à venir, pour garantir une diversité culturelle mais aussi sociale. Mon parcours m'amène à penser autrement. Il est d'ailleurs regrettable que l'aspect artistique soit relégué parfois au second plan. Une même symphonie de Beethoven jouée à la Cité de la musique sera reconnue quand, à Stains, ce sera vu comme du travail socioculturel.

Comment expliquez-vous ce distinguo ?

  Zahia Ziouani. Les décideurs politiques, institutionnels et musicaux ne se déplacent pas et restent dans Paris. Ils vont plus facilement aller voir ce qu'il se passe, par exemple, au Venezuela plutôt que de passer le périph et venir observer les projets développés en Seine-Saint-Denis ! Il existe une vraie méconnaissance. Jamais un ministre ne se déplace ici pour un événement culturel. Pour certains, c'est moins glamour de venir à Stains qu'aller à la salle Pleyel. Nous manquons de visibilité, donc notre travail de terrain est peu pris en compte.

Vous avez signé l'appel du 93 (En 2005, suite à la demande des collégiens et du reste de la population de Seine-Saint-Denis qui veulent faire changer les regards sur ce département, le conseil général décide de réunir 93 personnalités du monde sportif et associatif, des artistes, des militants pour mettre en avant la dynamique de solidarité et de fraternité qui existe dans le département. Il a été signé par plus de 2 500 personnalités dont Zahia Ziouani), la musique est-elle aussi une manière de changer le point de vue sur ce département ?

 Zahia Ziouani. Complètement. Cet appel a permis de fédérer. Oui, la Seine-Saint-Denis connaît des difficultés mais il existe des gens de valeur, des musiciens de grand talent. C'est une manière pour moi de valoriser ce département. Il est important de briser l'image et la fatalité.

Vous dirigez aussi un orchestre à Alger, quel rapport entretenez-vous avec l'Algérie?? Est-ce la même démarche que celle que vous menez en Seine-Saint-Denis ?

  Zahia Ziouani. Au départ, ma démarche était personnelle. L'Algérie est le pays de mes origines. Ces visites ont créé un déclic et m'ont permis de développer un univers artistique. En Algérie, nous prenions le soin que la musique classique arabe puisse être également représentée. Il n'y a aucune raison de prioriser. À partir de là, j'ai commencé à travailler sur des musiques classiques extra-européennes et à leur donner une place dans les programmations. Cette année, dans le cadre de Marseille-Provence 2013, nous travaillons autour de la Méditerranée. Nous mêlons musique classique, traditionnelle et contemporaine. Mes origines n'ont cependant aucun rapport là-dedans. Nous travaillons aussi autour du jazz. Un orchestre peut aborder des esthétiques diverses. Pour mon travail sur l'Algérie, il était intéressant de montrer que les rapports avec la France n'ont pas été que compliqués. Ils ont été très riches également. Camille Saint-Saëns, par exemple, a beaucoup puisé dans la musique traditionnelle algérienne pour ses compositions.

Vous qui êtes sensible à la démocratisation de la culture, quel sens accordez-vous à la Fête de la musique ?

 Zahia Ziouani. J'aime l'aspect festif même si j'aimerais que cette fête dure toute l'année. J'aime ce moment de partage et de vivre ensemble. Il s'agit d'un événement festif et populaire mais qui montre ses limites. Il s'agit d'un gros coup d'éclairage quand tout au long de l'année des questions ne sont pas abordées. L'aspect populaire de la musique ne se pose que le jour de cette fête. Or je suis persuadée qu'au même titre que le sport, la musique classique peut fédérer et être populaire.

Cette année sera votre deuxième participation à la Fête de l'Humanité. Que représente-t-elle ?

  Zahia Ziouani. Je trouve courageux que la grande scène accorde de la place à la musique classique à côté du rock, de la chanson ou de la pop. Ces moments sont importants, notamment quand on voit les programmes de télévision de plus en plus mauvais, avec une place toujours plus tardive de la culture dans les grilles. Cette fête populaire rejoint les valeurs que je défends. Jouer une oeuvre classique devant 60.000 personnes est très stimulant. Et pour tout dire, je vais à la Fête de l'Huma tous les ans depuis que je suis petite, alors pouvoir aujourd'hui en devenir acteur est très flatteur.

 

Zahia Ziouani et l’Orchestre Divertimento seront, le 14 septembre, sur la grande scène de la Fête de l’Humanité.