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21/02/2015

Abderrahmane Sissako : « J’ai filmé Tombouctou comme une ville symbole »

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Le film franco-mauritanien "Timbuktu" d'Abderrahmane Sissako, chronique de la vie quotidienne dans le nord du Mali sous la coupe des jihadistes, a triomphé vendredi à la 40e cérémonie des César. "Timbuktu" a reçu sept prix, dont les prestigieux trophées du meilleur film et meilleur réalisateur.

Entretien avec le réalisateur mauritanien, auteur de Timbuktu. Un film immense, intense, à la profondeur rare.

Il y a toujours un élément déclencheur, mais il n’est pas suffisant sans une prédisposition de base. En ­l’occurrence, j’étais confronté à l’occupation par les djihadistes du Sahel, ma région d’origine. En 2012, est survenue la lapidation à mort d’un couple dans la petite ville d’Aguelnok au Mali. Ils s’aimaient, ils avaient des enfants, mais leur crime était de ne pas être mariés devant Dieu.

Ce qui m’a interpellé avec force, ce n’est pas le sentiment d’une ­indifférence à l’égard de ces faits, mais plutôt le silence qui les a entourés. Lorsqu’on est ­cinéaste, qu’on a la possibilité de s’exprimer, on ne peut pas reprocher aux autres de ne pas le faire.

Le choix d’un sujet doit avoir un sens universel. Je ne viens pas d’un pays riche en possibilités de production et en réalisant un film tous les dix ans, il doit concerner l’humanité. C’est déjà ce que j’avais tenté en réalisant Bamako. Ces années sans mettre de nouveaux films à l’affiche ne me posent pas de problème mais il faut que le film s’impose à moi.

Comment le sens s’est-il élaboré ?

Abderrahmane Sissako Je me suis servi de Tombouctou comme d’une ville symbolique. Je l’ai connue comme une ville de rencontres, de partages dans laquelle prenait place un islam simple, qui n’a nul besoin de s’exhiber. Elle s’inscrit historiquement dans le patrimoine de l’humanité par la force des échanges. C’est cela qui a été pris en otage par des gens qui ne lisent pas, qui ont en chaque chose une vision courte.

J’ai voulu relater ce moment de prise en otage en partant du quotidien de ces gens dont on ne parle que s’il s’agit d’Occidentaux auxquels on peut s’identifier. On ne parle pas de la marchande de poissons que je mets en scène, des mains coupées, des interdits absurdes, des menaces de mort. Un autre « fait divers » m’a frappé, l’exécution d’un berger touareg. J’ai donc imaginé sa vie pour ne pas risquer cette occultation des drames ­humains derrière des récits distancés et globalisants. Ce qui compte pour cet homme, c’est l’amour qu’il porte à sa femme et à sa fille. Cette famille est également symbolique.

Comment les choix de mise en scène se sont-ils imposés ?

Abderrahmane Sissako Par une recherche de simplicité. Le film commence simplement. On voit les djihadistes puis on croise cette famille touareg sous sa tente. Ensuite tout va très vite. Ces gens sont dans une grande fragilité. Elle est présente dès le départ. Ce film dresse le portrait d’anonymes. La forme va elle aussi s’imposer très vite. Lorsque la mort devient un spectacle, on la banalise. Pour moi, c’était très important de réfléchir aux moyens de créer une distance entre ce qui est montré et celui qui regarde. Il fallait passer par de l’émotion. S’agissant des violences infligées, il me fallait aussi faire valoir les résistances.

Ainsi cette femme qui se fait fouetter et transforme son cri de douleur en un chant. C’est ce que ses bourreaux ne peuvent pas tuer en elle. Pour les mêmes raisons, je mets en scène ces jeunes qui jouent au foot malgré l’absurdité de son interdiction. Il ne suffit pas de le dire dans un dialogue. On les voit s’entraîner et faire mine de se livrer à une autre activité quand les djihadistes passent. Ces jeunes ont décidé de se mettre ensemble, comme ils peuvent, pour se dresser contre ce qui se passe.

Ce lieu symbolique que j’ai dû recréer parce qu’il n’était pas possible d’y tourner, je l’ai transporté en Mauritanie avec l’accord des autorités. Je l’ai peuplé de figurants venus d’ailleurs et utilisé tout ce que permet le cinéma pour pénétrer des destins si simples et courageux.

Ce sont des gens comme nous, aussi éloignés soyons-nous de leur barbarie. Tomber dans une caricature du mal, c’est inciter à le voir partout. Eux aussi sont fragiles.

Quand leur chef local se cache pour fumer, il reste humain. De même quand il ordonne à cette femme de se voiler alors qu’il est en train d’admirer sa chevelure. Cela me permet aussi de relativiser la notion de « conviction ». On parle de l’islam, pas de la prise en otage de l’islam. On pourrait dater cela du 11 Septembre mais on voit comment les choses évoluent. Il y a ceux qui doutent, ceux qui ne doutent pas, ceux utilisés pour porter les armes.

Et puis il y a le personnage de l’imam de Tombouctou, un homme qui, dans la réalité, n’a cessé de se battre contre les djihadistes, de leur demander : « Où est Dieu dans ce que vous faites ? »

C’est très important dans un pays où domine un islam majoritaire à 99,99 % et qui ne veut pas de ça. Par ailleurs, j’évoque aussi, de manière un peu furtive, que ces gens ne sont pas qu’un ramassis de fous ­furieux.

Ainsi du djihadiste français qui a du mal à tenir les propos qu’on veut lui imposer devant une caméra pour une vidéo de propagande. Afin de le rendre plus convaincant, le chef djihadiste lui dit : « Tu ne te bats pas contre les Occidentaux, dis que tu te bats contre l’injustice. »Ces phénomènes ne viennent pas de rien et il faut l’entendre. Ils n’en ont pas moins des conséquences terribles et lorsqu’on veut évoquer des choses terribles, il faut montrer ce qu’est une « normalité ».

C’est la vie de cette famille touareg. Le père Kidane est un homme qui aime les siens. Il ne possède que quelques vaches. Ce qu’il a le comble. Il peut même trouver une place pour la mort en lui. La souffrance, c’est pour lui l’image du chagrin de sa fille devenant orpheline. On va alors à l’essentiel.

Tout n’était pas écrit. D’abord le tournage a été une aventure. Nous avons multiplié les déplacements. Cela signifiait parfois deux jours de 4×4 transportant 120 personnes.

Là aussi la simplification nous a aidés.Nous vivions comme tout le monde avec nos matelas et nos nattes dans des maisonnettes louées. Ce que nous faisions avait donc du sens pour chacun, les équipes, les acteurs professionnels ou non. Ce qui avait été écrit a pris d’autres formes.

Les acteurs se sont inspirés de leurs propres vies. Ils ont trouvé les mots les plus justes dans les différentes langues parlées dans le film, le bambara, la langue des Touareg, le français, l’anglais. Les mots doivent toujours s’inscrire dans une culture donnée.Cinématographiquement, également, c’était important que la parole tourne.

Ce que l’on veut transmettre passe par la circulation des choses. Je ne voulais pas créer un flot émotionnel qui emporte tout.Je pense à ce que Frantz Fanon écrivait de ces vérités « qui n’ont pas besoin d’être jetées à la face des hommes ». Comme lui je me méfie « des enthousiasmes » et partage ce désir de créer une « auto-combustion », un feu que l’on fait naître chez le spectateur pour qu’il reparte avec quelque chose en lui.

Entretien réalisé par 
Dominique Widemann
Mercredi, 10 Décembre, 2014
L'Humanité


TIMBUKTU - Bande-annonce [VOST|HD] [NoPopCorn] par NoPopCorn

31/01/2015

Thierry Marx" Il n'existe pas de quartiers ni de personnes faits pour l'échec"

chefmarx_0.jpgLe chef milite pour valoriser la formation professionnelle et la cuisine de qualité, vectrice d’ascension sociale. Idée qu’il applique dans ses écoles de la seconde chance, Cuisine mode d’emploi(s). Thierry Marx : « Il n’existe pas de quartiers ni de personnes faits pour l’échec »

Vous êtes un chef atypique. En constatant que 54 000 emplois n’étaient pas pourvus en 2010 dans le milieu de la restauration, vous avez décidé d’ouvrir des formations gratuites destinées aux personnes au chômage et aux jeunes sans diplôme. Pourquoi ?

THIERRY MARX Avec cette formation, nous proposons l’apprentissage, en douze semaines, de 80 gestes de base et de 90 recettes. Et cela marche : nous avons 90 % de retour à l’emploi. Cette formation du personnel est essentielle pour la sauvegarde du métier de cuisinier. Si vous ne transmettez plus ce savoir-faire, il meurt tranquillement.

Pour cela, je développe trois principes essentiels qui sont rigueur, engagement et régularité. L’engagement est une posture, pas une simple signature qui engage un individu corvéable. Mon but est d’en faire des hommes libres.

Faire naître l’envie d’apprendre est au départ de tout. « Former les hommes, ce n’est pas remplir un vase, c’est allumer un feu », disait Aristophane (poète grec du Ve siècle avant J.-C. – NDLR).

Pour être un bon cuisinier, il faut la maîtrise du geste, du feu et du temps. Et tout commence par le respect du produit et de l’identité de chacun. Le client n’achète pas ce que fait un cuisinier mais pourquoi il le fait. Ce sont de belles et simples valeurs ouvrières que tout le monde est capable de comprendre. Les histoires de recettes, elles, sont des fantasmes de la gastronomie.

Vous défendez l’idée que la cuisine garde une fonction d’ascenseur social. Il n’existe plus beaucoup de secteurs où c’est encore le cas…

THIERRY MARX On a répété à l’envi, à toute ma génération, l’idée d’ascenseur social, qui n’a jamais existé. Dans nos cités, l’ascenseur était l’endroit le plus pourri, que nous ne prenions jamais. L’escalier social, lui, en revanche, existe.

La responsabilité d’un État est de faire en sorte que les marches soient au même niveau pour tous. Personne ne demande des passe-droits. Par ailleurs, force est de constater que l’abandon de la scolarité se fait parfois à douze ans, qu’officiellement le taux d’illettrisme est de 7 %. Pourquoi ?

Parce qu’à notre époque un illettré engendre un illettré. Or, du temps de mon grand-père, un illettré était embauché. De telles situations créent des quartiers qui deviennent des silos, sans perspectives, alors que ces mêmes quartiers regorgent de talents. Ces combats-là, primordiaux, sont environnementaux.

Quand vous laissez des quartiers vivre dans la frustration, des poches extrêmement dangereuses se forment, prêtes à écouter n’importe quel gourou.

Vous êtes probablement le parfait exemple de cette ascension sociale…

THIERRY MARX J’ai été un échec pour l’éducation nationale à treize ans, quand j’ai quitté mon collège parce ce que je n’étais pas bon. En maîtrisant le geste avec les compagnons du Devoir, j’ai été poussé à aller chercher la connaissance pour pouvoir lire correctement les recettes. Ma grand-mère me disait « les riches ont le savoir donc ils ont le pouvoir ». C’est une des premières choses que l’on devrait dire à ces jeunes. Il ne suffit pas juste de lever le poing.

Il faut s’instruire pour lutter avec les bons arguments contre des personnes qui essaient d’en exploiter d’autres. J’estime qu’il n’existe pas de quartiers ni de personnes faits pour l’échec. Amenons de l’excellence dans ces quartiers et ramenons-y la formation professionnelle.

Le citoyen n’est pas seulement un apporteur de bulletin de vote. Aujourd’hui, l’État citoyen et l’état du citoyen, c’est amener des propositions et être acteur de la société.

Est-ce la même démarche quand vous tentez de redonner une place dans la société à des détenus par le biais de cours de cuisine en prison ?

THIERRY MARX La France n’est pas une dictature. Les individus rentrent en prison et en ressortent. Dans l’idéal, meilleurs qu’en y arrivant. Je ne crois pas aux zones de non-droit. Regardons les plans d’une ville : les universités se trouvent toujours loin des prisons. Là aussi, dans ces lieux confinés, il faut amener de l’instruction.

Vous mettez par ailleurs en avant le principe d’« économie de qualité ». Par quoi commence-t-elle ?

THIERRY MARX Une entreprise comme la mienne, c’est 450 emplois non délocalisables. Le luxe n’est pas une insulte à la misère mais à la médiocrité.

Le low cost, littéralement « coût bas », a surtout été un « coup bas » pour les valeurs de l’artisanat. Laisser croire en permanence que le coût du travail impacte uniquement le coût de production, c’est faux. La théorie selon laquelle c’est bien parce que c’est moins cher et que tout le monde y a accès a permis de faire s’installer la médiocrité.

Se fournir chez un artisan boulanger permet de former deux apprentis et d’entretenir une filière. Il faut aider les personnes à sortir de leur extraction sociale pour qu’ils aient accès à la qualité. On fait l’inverse depuis les licenciements massifs des années 1970.

C’est à ce moment-là que nous aurions dû lancer des révisions sur la formation professionnelle. À la place, on a créé des emplois pour la précarité. En somme, des pansements sur des jambes de bois.

Des chefs et des combats
Entretien réalisé par Audrey Loussouarn
Mardi, 23 Décembre, 2014
L'Humanité
 
bio express
Thierry Marx grandit 
dans la cité 
du « 140 Ménilmontant » 
à Paris. Petit-fils d’un réfugié juif polonais communiste, il entre chez les compagnons du Devoir en 1978 et obtient un CAP pâtissier. Après un passage dans l’infanterie marine, puis chez les casques bleus, il deviendra commis de cuisine dans de prestigieux restaurants, chez Ledoyen, Taillevent et Robuchon.
 
Thierry Marx obtient sa seconde étoile en 2012, à son arrivée au Mandarin oriental de Paris. Il intervient en milieu carcéral depuis douze ans pour transmettre son savoir-faire et permet 
aux détenus, depuis 2012, de passer le baccalauréat professionnel restauration. La même année, il ouvre 
à Paris sa première école, Cuisine, mode d’emploi(s), formation gratuite pour devenir commis de cuisine, destinée aux jeunes sans diplôme et aux personnes en reconversion, 
qui débouche sur un certificat de qualification professionnelle. 
Deux nouvelles formations suivront : boulangerie 
et service en salle.
 
Pour retrouver le chemin du goût, mettons-nous, tout d’abord, au fait des bonnes adresses ! Thierry Marx connaît bien Paris, 
lui qui y est né. Il nous promène ici dans les rues de la capitale à la recherche des meilleurs produits. Marchés, épiceries, petits bistrots 
de quartier, bons restos… 
il y en a pour tous 
les goûts. Au milieu de 
ces cent adresses, le chef délivre vingt recettes de cuisine. Son tour d’horizon est sublimé par les photos de Mathilde de l’Ecotais.
 
Paris Marx. Éditions 
Flammarion, décembre 2014, 208 pages, 32 euros.

10:02 Publié dans Connaissances, Economie, Entretiens, Société | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : thierry marx, cuisinier | |  del.icio.us |  Imprimer | | Digg! Digg |  Facebook | | Pin it!

15/12/2014

Le face-à-face entre deux projets de société

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Pacte de responsabilité, loi Macron, coût du travail et coût du capital, règles sociales, démocratie et entreprise…

Pierre Laurent, secrétaire national du PCF, et Pierre Gattaz, président du Medef, confrontent leurs options politiques sur tous les dossiers

Quelques heures après que Pierre Laurent, indigné par les déclarations sur la « souffrance patronale » et la monopolisation par le Medef du discours sur l’entreprise, eut proposé un débat public au patron des patrons, un tweet #gattaz relevait le gant et souhaitait l’Humanité comme champ clos.

La confrontation s’est déroulée hier comme une conclusion aux mobilisations patronales de la semaine dernière et à leur réplique orchestrée par les militants du PCF. Climat courtois, écoute mutuelle mais débat sans concession, animé par le directeur de la rédaction de l’Humanité, Patrick Apel-Muller, et par le chef du service politique, économique et social du quotidien, Sébastien Crépel.

Pierre Gattaz veut afficher un « esprit d’ouverture » afin de « faire avancer la démocratie » et se présente soucieux d’une « économie humaine ».

Pierre Laurent souligne que le travail est à l’origine de toute richesse créée dans l’entreprise et relève leur opposition fondamentale à propos de son accaparement par le capital.

La controverse est lancée ; elle déborde le temps d’abord imparti à cet échange ; elle n’en restera pas là… Jugez-en.

1 le chômage en France, la faute au coût du travail ou au coût du capital ?

gattazhuma.jpgPierre Gattaz : Une entreprise est une communauté d’hommes et de femmes. Il faut donner du travail aux Français, aux jeunes, aux chômeurs. C’est mon obsession. Nous sommes bien évidemment pour donner du salaire net, du pouvoir d’achat à nos salariés. C’est fondamental, il faut que la fiscalité et le coût du travail ne pèsent pas trop sur ces salaires nets. Second constat, il faut impérativement que ce travail soit compétitif, dans une économie ouverte et mondialisée. Sinon les entreprises risquent, qu’elles soient françaises ou étrangères, de partir de France pour s’installer ailleurs, ce que nous ne voulons pas, au Medef.

Lorsque vous évoquez le coût du capital, le sujet est le financement des entreprises. Il y a un coût du capital qui s’appelle dividendes ou plus-values. Cette somme-là est la rémunération d’un risque. On oublie souvent dans mes propos que je suis pour une économie humaine, et mon combat n’est pas de distribuer plus de dividendes aux actionnaires, de vider de leur sens les entreprises. Comment puis-je créer de la croissance, préserver mes usines et au maximum les hommes et les femmes qui y travaillent, et faire que la mondialisation soit vertueuse ? Ce sont ces deux questions qu’au Medef, on se pose pour le pays.

Pierre Laurent : Vous parlez « d’économie humaine », mais c’est incompatible avec le discours permanent de culpabilisation qui est le vôtre sur le coût du travail. Le travail n’est pas un coût, c’est l’origine de toute la richesse créée. Quand vous mettez en cause « les charges » sociales, en prétendant protéger le salaire net, vous attaquez aussi le salaire, parce que ces charges sont des cotisations sociales qui sont du salaire socialisé.

Vous dites : « Il faut du capital pour l’entreprise », mais le problème c’est que, depuis trente ans, le coût de la rémunération de ce capital n’a cessé d’augmenter au détriment du travail. Vous masquez en permanence dans votre discours qu’il y a une confrontation d’intérêts entre la rémunération excessive du capital et une pression sans cesse accrue sur le travail. La France ne se développe pas dans la mondialisation en cherchant à concourir dans les catégories des pays à bas salaires et à emplois précaires. Vous en demandez toujours plus pour le capital, alors que nous devrions investir toujours plus dans les salaires, la formation et la qualification.

Pierre Gattaz : Nous avons beaucoup de points de convergences ! La valeur travail, magnifique, merveilleuse, il faut réhabiliter le travail, c’est au sommet de la pile.

Pierre Laurent : Mais tous vos actes concrets, toutes vos revendications sont à l’inverse !

Pierre Gattaz : Mais non, pas du tout ! C’est là où j’insiste, j’ai géré durant vingt ans ma société Radiall en me posant une unique question : comment garder mes quatre usines françaises dans un marché parti principalement en Chine ? J’ai perdu 40 % de mon chiffre d’affaires entre 2001 et 2002 mais, dix ans après, j’ai cinq usines en France. Mon chiffre d’affaires à l’exportation, c’est 90 %. Mais j’ai préservé le travail, j’ai préservé mes salariés français, et je les ai fait monter en gamme.

Chez Radiall, 75 ou 80 % des profits sont réinvestis dans la technologie, la formation des salariés, dans la recherche-développement, principalement en France. Une boucle vertueuse s’est donc développée pour préserver les usines et les salariés français afin qu’ils donnent le meilleur d’eux-mêmes, et ça marche. Deuxième point de convergence, à propos du salaire et du pouvoir d’achat. Je veux des salaires nets les plus élevés possible, mais vous avez une masse de charges qui représente 600 milliards, et que vous nommez salaire différé. Moi, je pense que c’est un bousin qui n’est pas géré. Qui finance cette masse ? Ce sont les impôts que nous payons…

plaurenthuma.jpgPierre Laurent : Il y a un problème sérieux, quoi que vous en disiez, de gâchis dû au coût du capital. Qu’est-ce qui justifie cette augmentation continue des dividendes ? Sûrement pas l’efficacité des entreprises ! Vous répétez sans cesse qu’il faut baisser la dépense publique, mais regardons plutôt l’efficacité de cette dépense, car il y a une dépense inefficace : celle qui consacre de plus en plus d’argent à compenser des exonérations et des niches fiscales sans effet en matière d’emploi… Je récuse donc vos propos sur le coût du travail.

Nous ne rendrons pas les entreprises françaises compétitives en laissant les jeunes à la porte de l’entreprise et en faisant travailler plus longtemps les seniors. Il faut investir dans le travail, la formation et la qualification, et pas seulement dans le haut de gamme. Nous devons cesser de sacrifier des pans entiers de notre industrie avec ses métiers de base, au point d’être devenus complètement dépendants de l’étranger pour la machine-outil et les biens d’équipement.

Il faut aussi changer les règles d marché pour permettre à tous un développement équilibré et des coopérations, faute de quoi nous irons vers des tensions internationales croissantes. Il y a donc une cohérence à changer les choix de gestion dans l’entreprise. Nous devons envisager un autre type de « mondialisation » fondée sur le partage. La France et nos entreprises devraient être actives dans ce domaine.

Pour cela, il faut commencer par reconnaître plus de droits aux salariés. Vous dites que l’entreprise est une communauté humaine, mais aujourd’hui, ceux qui sont les plus nombreux – les salariés – n’ont jamais leur mot à dire sur les choix de gestion.

Pierre Gattaz : Il faut cultiver, par la formation, l’employabilité permanente. Dans le futur, un salarié connaîtra sans doute au cours de sa carrière trois, quatre, cinq, sept métiers. L’important est de ne pas rester au chômage longtemps durant ces transitions. Il y aura des crises, des montées et des baisses de marchés. Le modèle danois de flexisécurité est intéressant sur ce point. Vous évoquez les métiers en tension, il y a 400 000 emplois non pourvus en France face à 3,3 millions de chômeurs. Vous avez raison, ces métiers sont pestiférés, je dirai. Pierre Laurent Comment voulez-vous y arriver avec 84 % d’embauches en CDD ?

Pierre Gattaz : Merci de cette question : pourquoi a-t-on ce taux de CDD ? Parce que le patron, ça va vous faire mal aux tympans, a peur d’embaucher en France. Des petits patrons me disent : « J’ai eu quatre salariés, et bien j’ai eu quatre prud’hommes. Ne comptez plus sur moi pour embaucher. » Il faut impérativement sécuriser ou clarifier les conditions dans lesquelles nous pouvons nous séparer de nos salariés en CDI.

Pierre Laurent : À quel salarié allez-vous faire croire qu’en supprimant toutes les garanties sociales vous allez libérer la possibilité d’embaucher ? Ce que vous allez libérer, c’est la possibilité de licencier. Nous, nous proposons depuis très longtemps de construire une nouvelle branche de la Sécurité sociale qui permettrait aux salariés, quand ils doivent changer d’emploi, de ne pas passer systématiquement par la case chômage. On pourrait très bien, plutôt que de dépenser de l’argent dans une indemnisation du chômage de plus en plus inégale et injuste, investir dans un système de sécurité d’emploi et de formation.

Pierre Gattaz : Sur le constat final, on est à peu près d’accord, mais pas sur le moyen d’y arriver. Il y a deux choses à régler en France : il y a la peur des salariés de se faire licencier et la peur des patrons d’embaucher. Il faut trouver des moyens de les faire baisser. C’est ce que nous avons fait dans l’accord interprofessionnel des partenaires sociaux en décembre : nous avons essayé de pousser des droits supplémentaires, comme le compte personnel de formation. Qu’est-ce que je fais au niveau de Radiall ?

Je fais des classes en entreprise depuis dix ans. J’emmène des professeurs et des classes, une fois par an, trois jours dans mes usines. Ils font classe de français, de philo et de maths avec les profs qui viennent pendant deux heures. Je fais des groupes de 6 élèves et ils vont voir mes salariés, mes décolleteurs. Le décolleteur explique l’amour de son travail, il explique la précision, il décollète à dix microns. C’est une pièce qui va dans l’horlogerie, dans un satellite. Il explique son métier avec passion.

C’est tout ça, la vraie vie. Et au bout de trois jours, vous avez des enfants qui voient des métiers d’ingénieurs, de techniciens, d’ouvriers professionnels qui sont des artistes dans leur métier. L’entreprise, ce n’est pas Germinal ou Zola, ce n’est pas vrai. Les ingénieurs tutoient les ouvriers, on s’entraide sur des projets, c’est propre par terre, l’entreprise, c’est bien. Aimons l’entreprise.

Pierre Laurent : Vous n’allez pas m’expliquer à moi qu’il faut respecter la classe ouvrière. Le monde de la création, le monde ouvrier, le monde du travail, c’est l’ADN des communistes. Et c’est pour ça d’ailleurs que je revendique notre propre parole sur la question de l’entreprise et que je récuse le monopole patronal sur cette question. Vous avez évoqué l’Allemagne.

Vous savez très bien que si l’Allemagne a maintenu un niveau de production industrielle bien supérieur au nôtre, c’est pour plusieurs raisons. Ils ont mieux protégé le travail et la rémunération du travail dans l’industrie. Ils ont su mettre leurs services bancaires au service du développement industriel. Où sont les banques françaises quand il s’agit de faire un tour de table pour sauver une entreprise industrielle française ?

Et enfin, ils ont continué à développer une politique de filières que nous avons totalement abandonnée. Les grands donneurs d’ordres français, ceux du CAC 40, se comportent comme des groupes qui rançonnent toute la filière, les salariés en dernière instance, et aussi leur PME. Donc plutôt que de montrer sans cesse le travail comme un problème, comme un coût, nous devrions plutôt défendre ce travail et nous attaquer à ces problèmes structurels. Nous avons un capitalisme qui, en France, est en grande partie un capitalisme rentier.

Pierre Gattaz : Il y a des excès et des problèmes à régler en France. Des directions d’achat qui pressurisent les PME qui utilisent le CICE, ça existe, maintenant est-ce que c’est 100 %, 95 % ou 1 % ? Au Medef, on regarde les excès à chaque fois.

Le CAC 40, c’est un porte-avions qui entraîne de plus en plus des PME et des ETI. Il y a quelques années, on a créé le pacte PME, avec le patron de Schneider Electric, pour motiver nos grandes entreprises à chasser en meutes, c’est-à-dire à pousser leurs PME, leurs ETI dans leur sillage. Ça fonctionne. Nous allons continuer ce combat. Les banques françaises ont été les plus vertueuses au monde dans la crise de 2007-2008. Pour autant, nous n’allons pas tout attendre des banques.

Au Medef, on pense qu’en dehors des banques, il faut utiliser toutes les autres sources de financement : le crowdfunding, source de financement sur Internet, est intéressant. Si vous avez 1 000 personnes qui mettent 15 euros, ce n’est pas énorme pour une start-up, mais c’est un début. C’est un système attractif parce que plus il y aura d’employeurs, plus nous aurons la chance de créer des emplois. C’est mécanique. Personne ne m’a démontré le contraire pour l’instant mais peut-être allez-vous le faire. Il faut donc absolument que ces gens qui arrivent avec peu, voire pas de moyens, puissent trouver des capitaux.

Il faut également développer les fonds de pension à la française et une fiscalité incitative pour que les gens puissent mettre 2 000 euros dans une boîte sans que tout le bénéfice du risque pris soit confisqué en impôt.

Pierre Laurent : Votre indulgence à l’égard du système bancaire est très étonnante. Car il y a effectivement un énorme problème de financement de l’économie. Le système bancaire joue un rôle malheureusement très important. Nous devons reprendre la main pour piloter différemment l’utilisation de ces fonds du système bancaire et d’épargne. D’ailleurs, le problème est aussi européen.

L’« indépendance » consacrée de la Banque centrale européenne est une aberration. On oblige et les entreprises et les États à aller se refinancer à des coûts prohibitifs sur le marché alors qu’on pourrait très bien financer autrement. Quant à la fiscalité, vous prétendez qu’elle ne pèse pas assez sur la consommation et qu’on pourrait augmenter la TVA alors que la fiscalité sur le capital est affreuse et insupportable. La réalité des recettes fiscales de l’État, c’est l’exact inverse.

La TVA est de loin la première recette fiscale, elle rapporte deux fois plus que l’impôt sur le revenu et six fois plus que l’impôt sur les sociétés. Nous avons une fiscalité d’une injustice totale au travers de laquelle passent des richesses considérables. Je suis le premier à penser qu’il faut repenser totalement la fiscalité française et remettre à plat toutes les niches et toutes les exonérations fiscales accumulées ces dernières années et qui n’ont donné aucun résultat en matière d’emploi.

Pierre Gattaz : Nous avons un point de divergence majeur sur la fiscalité.

2 Quel rôle de l’État pour piloter et stimuler l’activité économique ?

Pierre Gattaz : De 1 200 milliards d’euros aujourd’hui, la sphère publique augmente de 50 milliards par an grosso modo, et représente 57 % du PIB. Qui paye ? C’est l’entreprise in fine, celle qui crée de la richesse.

L’entité qui paye les missions régaliennes, c’est l’entreprise. Le domaine de l’État doit se limiter à ses fonctions régaliennes. Il faut revenir à un niveau de dépense qui s’approcherait de 50 % du PIB dans un premier temps. Et contrairement à ce que vous dites, pour moi, effectivement, nous avons une fiscalité qui est inversée. Nous avons une TVA à 20 % au taux maximum, alors que dans les pays à haute protection sociale que sont les pays du nord de l’Europe, vous êtes à 23, 24, 25 et jusqu’à 27 %.

Nous sommes en compétition avec la moyenne européenne. Et le coût du travail montre en effet que, depuis 2000, nous étions à 8 % de moins en taux horaire par rapport aux Allemands, nous sommes aujourd’hui à plus 12 %. Et les 35 heures sont passées par là. On a donné 10 % de plus aux gens en temps, sans baisser les salaires. C’est un problème.

Ensuite, je terminerai par le capital et l’épargne. Tous les rapports du monde l’expliquent : quand vous mettez 10 000 euros dans une entreprise, il faut que votre taxation soit simple et connue si vous revendez. Or, aujourd’hui, ce n’est pas motivant, parce que la taxation des plus-values est compliquée, donc c’est décourageant. Après, vous avez ce problème des dividendes.

Je réinsiste, la question des dividendes qui est très diabolisée en France, c’est la rémunération d’un risque. Donc, je veux bien tout ce que vous voulez, mais toutes les PME et toutes les TPE pour acheter des robots ont besoin de fonds propres. Ces fonds propres sont apportés par des actionnaires. Ces actionnaires, idéalement, ça devrait être nos salariés. Et je suis très content parce qu’on a poussé ça, d’améliorer la fiscalité de l’épargne des salariés, d’améliorer la possibilité pour nos salariés d’être actionnaires. C’est dans la « loi Macron », et je m’en félicite.

Pierre Laurent : L’impôt n’est pas là pour payer la « dépense publique » mais sert au contraire à investir dans des domaines où justement l’entreprise ne le fera pas. Et dans des domaines qui participent au développement de la collectivité nationale. Nous avons besoin d’impôt pour financer le système d’éducation, pour soutenir les infrastructures, dont d’ailleurs les entreprises se servent, que ça soit les routes, le ferroviaire, les installations portuaires…

Donc l’impôt n’est pas une charge. Je ne méprise pas le rôle de l’entreprise, c’est un lieu de création, mais l’entreprise ne résume pas non plus toute la société. Faire maigrir brutalement l’investissement public, comme vous le proposez, ne va faire que dégrader la situation. Ensuite, on ne travaille pas trop en France. Il n’y a pas assez de gens qui travaillent, et la productivité des travailleurs français est extrêmement élevée.

Nous laissons à l’écart du travail une part croissante de la société française. Enfin, vous rendez hommage à la « loi Macron », car elle va dans votre sens, après le CICE qui, jusqu’à preuve du contraire, n’a pas produit de résultat probant en matière de créations d’emplois. Avec cette loi, on va déréglementer le marché du travail, flexibiliser encore davantage, mais sans résultat efficient sur l’activité économique.

3 Le gouvernement Valls, un gouvernement Medef compatible ?

Pierre Gattaz : Non, je ne le sens pas du tout comme ça. Il faut que l’on dépasse le débat gauche-droite, parce qu’il est obsolète. Ni l’entreprise, ni l’économie de marché, ni la mondialisation, ni le dialogue social ne sont une affaire de gauche ou de droite. Il faut avoir la lucidité de voir le monde qui tourne et qui bouge et qui est en mutation accélérée, et d’en finir avec des postures, des dogmes et des idéologies. Nous avons travaillé au Medef sur notre projet « France 2020, faire gagner la France ».

C’est une France qui retrouve de la croissance et c’est une France du plein-emploi. Car je suis persuadé qu’en France, on peut retrouver le plein-emploi : moins de 7 % de chômeurs. C’est mon obsession absolue. Et concernant le travail du dimanche, il faut demander à nos consommateurs et à nos salariés. Sur les Champs-Élysées, j’ai vu des jeunes femmes salariées qui pleuraient parce qu’on les interdisait de travailler après 21 heures : c’est quand même scandaleux d’en arriver là ! Ça ne vous aurait pas ému ?

Pierre Laurent : Vous ne pouvez pas dire ça ! Allez dans la grande distribution : qui empêche les caissières de travailler à temps plein ? Ce sont les patrons de la grande distribution, qui multiplient les contrats à temps partiel. Toutes les enquêtes le montrent !

Pierre Gattaz : Vous parlez de travail subi, alors que moi, je dis qu’il faut s’adapter aux demandes de ces jeunes femmes qui veulent travailler après 21 heures parce qu’elles touchent des primes ou des salaires augmentés de 25 %.

Pierre Laurent : Mais leurs salaires sont bloqués !

Pierre Gattaz : Ça c’est complètement faux, si vous travaillez après 21 heures sur les Champs-Élysées, votre salaire sera augmenté.

Pierre Laurent : Allez discuter avec les salariés du commerce et vous verrez ce qu’ils vous diront sur leur salaire !

Pierre Gattaz : Je suis pour le travail le dimanche et après 21 heures sur volontariat des salariés quand cela a du sens. Amazon fait 25 % de son chiffre d’affaires le dimanche. La consommation, c’est de la création de richesses, c’est de l’emploi. Nous avons estimé que si on ouvrait certaines zones touristiques, pas partout, et avec autorisations des maires, les Chinois n’iraient plus faire leurs courses à Londres, à Madrid ou à Amsterdam.

Pierre Laurent : L’avenir de nos sociétés n’est pas de travailler en permanence, jours, nuits et dimanches. Concernant le volontariat des salariés, vous savez très bien que c’est une fable. Les salaires sont tellement bas dans le commerce – et ils sont de fait bloqués – les temps partiels sont tellement imposés, que certains acceptent, mais ça n’a rien à voir avec le volontariat. Il y a des choix de société qui ne sont pas les mêmes. Ce n’est donc pas aux chefs d’entreprise d’imposer leurs volontés.

Pourtant, j’ai l’impression que le Medef se comporte comme le premier parti politique de France et qu’il fait la pluie et le beau temps dans les choix politiques. Vous vous vantez d’être un homme de terrain, mais je constate que le Medef est plus sûrement introduit dans les arcanes du système que je ne le suis et que ne le sont les syndicalistes et les salariés. La vérité, c’est que vous jouez un rôle politique permanent dans ce pays.

Pierre Gattaz : Il faut observer ce qu’il se passe dans le monde. Dans les 150 pays en concurrence avec la France, les 30 qui ont bien réussi depuis 15 ans, sont celles qui ont mis l’entreprise au-dessus des considérations politiques. Les clients doivent gagner de la satisfaction, les hommes et les femmes doivent garder de l’épanouissement, de la formation permanente. Et les actionnaires, qui sont, je suis désolé, propriétaires de l’entreprise, récupèrent, en effet, des sommes qu’ils ont investies. Nous sommes dans une compétition mondiale où les règles du jeu sont quand même tournées autour de ces trois valeurs clés. Et je constate que des gouvernements de gauche ou de droite jouent selon cette règle du jeu.

Pierre Laurent : Derrière ce discours qui peut paraître de bon sens, en vérité vous développez l’idée qu’il peut y avoir des alternances politiques, mais finalement qu’il n’y aurait toujours qu’une seule politique possible. Et c’est malheureusement ce à quoi on assiste. La mondialisation telle qu’elle fonctionne ne ravit pas le monde entier. Il y a beaucoup de gens qui la contestent, de nations qui cherchent d’autres voies que celles de la mondialisation actuelle. Oui, il y a des propriétaires, mais un des problèmes justement c’est que ceux qui ne sont pas les propriétaires de l’entreprise, et qui pourtant en créent la richesse, n’ont pas assez leur mot à dire sur les choix faits.

4 le pacte de responsabilité, une faute ou une chance ?

Pierre Gattaz : Le pacte de responsabilité, on l’a suggéré au départ par notre pacte de confiance. Il est sorti, on l’a applaudi, on l’accompagne. C’est une démarche non politique de la part du Medef. Pour moi, l’état d’esprit de ce pacte, c’est de réduire le coût du travail, non pas en salaire net, mais sur les charges qui pèsent sur le coût du travail lui-même. C’est de réduire, aussi, la fiscalité qui pèse sur la productivité des entreprises françaises.

Ce pacte a été voté en juin dernier, nous attendons encore un certain nombre de décrets d’application sur la baisse des charges. On parle de baisse de la fiscalité pour les entreprises depuis le début, et bien figurez-vous qu’en ce moment encore, il y a des augmentations de charges sur les entreprises : le versement transports, les taxes de séjour. Il y a un manque de cohérence entre les discours et l’état d’esprit du pacte et les mesures qui sont prises. C’est pour cela qu’il y a eu une mobilisation la semaine dernière des chefs d’entreprises.

Pierre Laurent : Nous sommes en désaccord total. Le pacte de responsabilité qui effectivement a été initié par le Medef a déjà prouvé son inefficacité et son échec. Ce pacte vient s’ajouter à toute une série de crédits d’impôts, de niches fiscales et d’exonérations de cotisations sociales qui se sont accumulées aux cours des 20 dernières années sans aucun résultat en matière d’emploi. Malheureusement avec le pacte de responsabilité qui coûtera la somme énorme de 41 milliards d’euros, nous nous dirigeons vers un immense gâchis de fonds publics.

Pierre Gattaz : En France on a toujours l’habitude d’augmenter les charges comme je vous l’ai expliqué. Donc vous avez un poison, et vous inventez l’antipoison (avec le pacte – NDLR)…

Pierre Laurent : Non, mais vous ne pouvez pas dire que les charges sur les entreprises ont augmenté…

Pierre Gattaz 40 milliards. 40 milliards de plus. Je suis désolé, c’est les statistiques.

Pierre Laurent : C’est faux. Il faut compter toutes les exonérations de cotisations sociales, les crédits d’impôt, la suppression de la taxe professionnelle, tout ce qui s’est accumulé ces dernières années… La petite augmentation du versement transports va servir à construire des infrastructures qui sont utiles aux entreprises, parce que les salariés en région parisienne ne se rendent pas à leur travail à pied, que je sache. Vous ne pouvez pas nier que sur les 20 dernières années, nous avons empilé successivement toute une série de dispositifs, de niches fiscales et d’exonération de cotisations sociales.

Pierre Gattaz:  Monsieur Laurent, ce que je vous propose, c’est : gardez vos aides, gardez vos subventions, surtout ne nous donnez plus rien, mais baissez les charges. Prenons le chiffre de 200 milliards que vous avez annoncé, qui est faux, mais prenons-le : vous faites 200 milliards d’économies en gardant les subventions, mais baissez nos charges de 200 milliards.

Pierre Laurent : Je suis pour remettre à plat toutes les aides financières accordées aux entreprises et pour baisser radicalement le coût du crédit. Les dividendes versés, les frais financiers, les frais bancaires, dont vous ne parlez jamais, représentent le double de la totalité des cotisations sociales payées par toutes les entreprises françaises. Attaquons-nous ensemble à ces charges financières, plutôt qu’aux dépenses sociales et publiques utiles.

Compte rendu réalisé pour l'Humanité par Marion d’Allard, Kevin Boucaud, Sébastien Crépel, Julia Hamlaoui, Clotilde Mathieu, Aurélien Soucheyre et Lionel Venturini

10:48 Publié dans Economie, Entretiens, Société | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : gattaz, pierre laurent, l'humanité, débat | |  del.icio.us |  Imprimer | | Digg! Digg |  Facebook | | Pin it!

15/07/2014

Michel Vovelle : "L'idée de changer le monde reste vivace"

revobastille2.jpgL’historien et spécialiste de la Révolution française livre ses réflexions sur cette insurrection et la figure de l’incorruptible révolutionnaire Robespierre décriée par les réactionnaires.

Professeur d’histoire moderne à l’université d’Aix-Marseille, Michel Vovelle(*) a ensuite enseigné la Révolution française à Paris I Panthéon-Sorbonne succédant à Albert Soboul à la direction de l’Institut d’histoire de la Révolution française. Il a été également président de la société des Études robespierristes de 1980 à 1990.

La Marseillaise. Que représente le 14 juillet pour l’historien que vous êtes ?

Michel Vovelle. Une date majeure de la Révolution française. Les révolutionnaires affirment la possibilité de changer le monde à partir de la mobilisation populaire, celle du peuple de Paris. Une révolution préparée par les Lumières, le mouvement des idées, mais aussi par l’évolution profonde de la société. C’est une des dates fondatrices de l’évolution vers la démocratie et l’affirmation des libertés dans le cadre de la Nation. Nous connaissons ses limites par la mise en place de la Révolution de la bourgeoisie face à l’Ancien Régime de la monarchie. Le symbole de cette affirmation est la prise de la Bastille comme représentante de l’arbitraire et de la société inégalitaire des ordres. Le 14 juillet 1789 conduira en 1792 à la chute de la monarchie et, en 1793, à la proclamation d’une nouvelle constitution.

La Marseillaise. De nos jours, cette fête autour de l’insurrection de tout un peuple s’est transformée en un vaste défilé militaire, comment l’expliquer ?

Michel Vovelle. En 1900, on a deux visages du 14 juillet. Le défilé du village, on va au monument aux morts et la fête du soir avec le bal autour de l’héritage vivant de la Révolution française. Au lendemain de 1945 et la Libération, il n’y a pas encore de rupture entre la fête populaire et le défilé. Dans la seconde moitié du XXe siècle, l’armée se fera de plus en plus l’agent des guerres coloniales. Elle prend le visage réactionnaire. L’ardeur patriotique liée à la Résistance se défait dans le cadre d’une armée instrument du maintien de l’ordre mondial à l’époque de la décolonisation. En même temps, la fête profane décline en se vidant de son contenu, l’on danse moins. La fête militaire subit un grand tournant avec la fin de l’armée citoyenne. Sa professionnalisation marque une rupture entre l’aspect militaire du 14 juillet et le sentiment collectif. Aujourd’hui, le 14 juillet a un statut menacé. Il serait précieux de continuer à lui donner le sens de ses origines, celle de l’expression du peuple à changer l’ordre du monde.

La Marseillaise. Aujourd’hui, que reste-t-il de la Révolution française dans la mémoire collective ?

Michel Vovelle. Le bicentenaire de la Révolution française a permis de mesurer ce qu’il restait de cet héritage. 70% des Français ont exprimé une valeur positive de changement fondamental. Associée à l’idée que cette révolution est terminée. Idée confortée par l’implosion des régimes socialistes. Ce bouleversement des années 90 a contribué à affaiblir l’espoir d’une révolution en train de se faire. D’autres révolutions ont éclaté dans des pays arabes. Par-ici, la révolution n’est pas pour demain. Pour le moment, il y a une sorte de désenchantement. Cependant, il reste toujours un noyau de gens pour rêver d’une révolution à venir. L’idée de changer le monde reste vivace.

La Marseillaise. Le Maire du 5e secteur de Marseille envisage de débaptiser la place Robespierre. Que vous inspire les frondes contre le révolutionnaire ?

Michel Vovelle. Après Thermidor(**), Robespierre est identifié à la Terreur, à la révolution sanglante. Il a été le premier à demander l’abolition de la peine de mort, à prôner des réformes démocratiques, l’égalité des citoyens, des juifs, des noirs et de tous les marginaux. Ce pan de l’histoire a été oublié, voire gommé. L’image négative a prévalu dans le camp contre-révolutionnaire mais aussi à l’intérieur du camp des héritiers de la Révolution. On lui a opposé la figure de Danton, l’indulgent, le héros à visage humain, Robespierre c’est l’inflexible et l’incorruptible, l’homme de la révolution radicale. Il y a également en littérature une diabolisation du personnage qui perdure aujourd’hui. Jacques Duclos, ancien Secrétaire général du PCF, raconte dans ses mémoires que lorsqu’il était Maire de Montreuil, il attendait avec impatience la prolongation du métro afin de pouvoir donner à une station le nom de Robespierre, c’est chose faite à Montreuil. En France, il y a très peu de places ou de rues portant son nom. A Paris, aucune. Je me suis rendu dans la capitale en délégation avec des militants de la Libre pensée. « Pourquoi n’y a t-il pas de rue ou de place Robespierre ? », avons-nous demandé à Anne Hidalgo. Elle a répondu qu’il ne faisait pas l’unanimité, alors que, deux mois auparavant, le Maire avait inauguré la place Jean-Paul II. Je suis très fier qu’il ne fasse pas l’unanimité.

La Marseillaise. Pour quelles raisons êtes-vous robespierriste ?

Michel Vovelle. C’était un homme qui croyait en ce qu’il faisait. Il est de ceux qui ont voulu changer le monde en prenant ses responsabilités. Celles de la Terreur mais corrigée par la vertu au nom de la défense de la patrie et du peuple. « Nous sommes les sans-culottes et la canaille », disait Robespierre. Dans la grande histoire de la Révolution française Jean Jaurès s’interroge sur le héros révolutionnaire et finit par dire : « C’est à côté de lui que je vais m’asseoir aux Jacobins. »

Propos recueillis par Piedad Bemonte (La Marseillaise, le 14 juillet 2014)

révolution française,vovelle,changement(*) Michel Vovelle est aussi l’auteur de nombreux ouvrages. Le dernier en date « La Révolution française expliquée à ma petite-fille ». Éditions du Seuil, 2006.
(**) Le 27 juillet 1794, les robespierristes sont renversés.