Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

06/11/2008

LE DESSIN DU MOIS DE NOVEMBRE

Obamarogne.jpg

OBAMA, PREMIER PRESIDENT NOIR DES ETATS UNIS

LE DESSIN DU MOIS DE NOVEMBRE REALISE PAR THIBAULT ROY POUR LIBRES ECHANGES

DECOUVRIR LA BIOGRAPHIE DE OBAMA EN CLIQUANT SUR CETTE LIGNE

11:51 Publié dans Le dessin du mois | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : obama, président | |  del.icio.us |  Imprimer | | Digg! Digg |  Facebook | | Pin it!

02/11/2008

Claude Monet par lui-même

En 1900, Monet a atteint la gloire. A l'occasion d'une exposition parisienne, un journaliste du Temps, Thiébault-Sisson, lui fait raconter sa vie. Le 26 novembre 1900 le journal Le Temps publie donc cette autobiographie où Monet bâtit lui-même sa légende. Le texte, savoureux et volontiers anecdotique, n'est pas forcément le reflet fidèle de la réalité...

Mon histoire

monet.jpgJe suis un Parisien de Paris. J'y suis né, en 1840, sous le bon roi Louis-Philippe, dans un milieu tout d'affaires où l'on affichait un dédain méprisant pour les arts. Mais ma jeunesse s'est écoulée au Havre, où mon père s'était installé, vers 1845, pour suivre ses intérêts de plus près, et cette jeunesse a été essentiellement vagabonde. J'étais un indiscipliné de naissance ; on n'a jamais pu me plier, même dans ma petite enfance, à une règle. C'est chez moi que j'ai appris le peu que je sais. Le collège m'a toujours fait l'effet d'une prison, et je n'ai jamais pu me résoudre à y vivre, même quatre heures par jour, quand le soleil était invitant, la mer belle, et qu'il faisait si bon courir sur les falaises, au grand air, ou barboter dans l'eau.

Jusqu'à quatorze ou quinze ans, j'ai vécu, au grand désespoir de mon père, cette vie assez irrégulière, mais très saine. Entre temps, j'avais appris tant bien que mal mes quatre règles, avec un soupçon d'orthographe. Mes études se sont bornées là. Elles n'ont pas été trop pénibles, car elles s'entremêlaient pour moi de distractions. J'enguirlandais la marge de mes livres, je décorais le papier bleu de mes cahiers d'ornements ultra-fantaisistes, et j' y représentais, de la façon la plus irrévérencieuse, en les déformant le plus possible, la face ou le profil de mes maîtres.

Je devins vite, à ce jeu, d'une belle force. A quinze ans, j'étais connu de tout Le Havre comme caricaturiste. Ma réputation était même si bien établie qu'on me sollicitait platement de tous côtés, pour avoir des portraits-charge. L'abondance des commandes, l'insuffisance aussi des subsides que me fournissait la générosité maternelle m'inspirèrent une résolution audacieuse et qui scandalisa, bien entendu, ma famille : je me fis payer mes portraits. Suivant la tête des gens, je les taxais à dix ou vingt francs pour leur charge, et le procédé me réussit à merveille. En un mois ma clientèle eut doublé. Je pus adopter le prix unique de vingt francs sans ralentir en rien les commandes. Si j'avais continué, je serais aujourd'hui millionnaire.

La considération, par ces moyens, m'étant venue, je fus un personnage, bientôt, dans la ville. A la devanture du seul et unique encadreur qui fit ses frais au Havre, mes caricatures, insolemment, s'étalaient à cinq ou six de front, dans des baguettes d'or, sous un verre, comme des oeuvres hautement artistiques, et quand je voyais, devant elles, les badauds en admiration s'attrouper, crier, en les montrant du doigt, - C'est un tel ! - j'en crevais d'orgueil dans ma peau.

Il y avait bien une ombre à ce tableau. Dans la même vitrine, souvent, juste au-dessus de mes produits, je voyais accrochées des marines que je trouvais, comme la plupart des Havrais, dégoûtantes. Et j'étais, dans mon for intérieur, très vexé d'avoir à subir ce contact, et je ne tarissais pas en imprécations contre l'idiot qui, se croyant un artiste, avait eu le toupet de les signer, contre ce "salaud" de Boudin. Pour mes yeux, habitués aux marines de Gudin, aux colorations arbitraires, aux notes fausses et aux arrangements fantaisistes des peintres à la mode, les petites compositions si sincères de Boudin, ses petits personnages si justes, ses bateaux si bien gréés, son ciel et ses eaux si exacts, uniquement dessinés et peints d'après nature, n'avaient rien d'artistique, et la fidélité m'en paraissait plus que suspecte. Aussi sa peinture m'inspirait-elle une aversion effroyable, et, sans connaître l'homme, je l'avais pris en grippe. Souvent l'encadreur me disait : "Vous devriez faire la connaissance de Monsieur Boudin. Quoi qu'on dise de lui, voyez-vous, il connaît son métier. Il l'a étudié à Paris, dans les ateliers de l'école des Beaux-Arts. Il pourrait vous donner de bons conseils".

Et je résistais, je faisais mon faraud. Que pourrait bien m'apprendre un bonhomme aussi ridicule ?

   Un jour vint pourtant, jour fatal, où le hasard me mit en présence de Boudin, malgré moi. Il était dans le fond de la boutique ; je ne m'étais pas aperçu de sa présence, et j'entrai. L'encadreur prend la balle au bond et, sans me demander mon avis, me présente : "Voyez donc, Monsieur Boudin, c'est ce jeune homme qui a tant de talent pour la charge !" Et Boudin, immédiatement, venait à moi, me complimentait gentiment de sa voix douce, me disait : "Je les regarde toujours avec plaisir, vos croquis ; c'est amusant, c'est leste, c'est enlevé. Vous êtes doué, ça se voit tout de suite. Mais vous n'allez pas, j'espère, en rester là.  C'est très bien pour un début, mais vous ne tarderez pas à en avoir assez, de la charge. Etudiez, apprenez à voir et à peindre, dessinez, faites du paysage. C'est si beau, la mer et les ciels, les bêtes, les gens et les arbres tels que la nature les a faits, avec leur caractère, leur vraie manière d'être, dans la lumière, dans l'air, tels qu'ils sont".

Mais les exhortations de Boudin ne mordaient pas. L'homme, tout compte fait, me plaisait. Il était convaincu, sincère, je le sentais, mais je ne digérais pas sa peinture, et, quand il m'offrait d'aller dessiner avec lui en pleins champs, je trouvais toujours un prétexte pour refuser poliment. L'été vint ; j'étais libre, à peu près, de mon temps ; je n'avais pas de raison valable à donner ; je m'exécutai de guerre lasse. Et Boudin, avec une inépuisable bonté, entreprit mon éducation. Mes yeux, à la longue, s'ouvrirent, et je compris vraiment la nature ; j'appris en même temps à l'aimer. Je l'analysai au crayon dans ses formes, je l'étudiai dans ses colorations. Six mois après, en dépit des objurgations de ma mère, qui commençait à s'inquiéter sérieusement de mes fréquentations et qui me voyait perdu dans la société d'un homme aussi mal noté que Boudin, je déclarai tout net à mon père que je voulais me faire peintre, et que j'allais m'installer à Paris, pour apprendre.

- Tu n'auras pas un sou !
- Je m'en passerai.

Je pus m'en passer, en effet. J'avais depuis longtemps fait ma bourse. Mes caricatures l'avaient garnie largement. Il m'était souvent arrivé, en un jour, d'exécuter sept ou huit portraits-charge. A un louis la pièce, mes rentrées avaient été fructueuses, et j'avais pris l'habitude, dès le début, de les confier à une de mes tantes, ne me réservant pour mon argent de poche que des sommes insignifiantes. Avec deux mille francs, à seize ans, on se croit riche. Je me munis, près de quelques amateurs de peinture qui protégeaient Boudin, qui avaient des relations avec Monginot, avec Troyon, avec Amand Gautier, de quelques lettres de recommandation et je filai dare-dare sur Paris.

Je mis quelque temps, tout d'abord, à me débrouiller. J'allai visiter les artistes près desquels j'étais introduit. Je reçus d'eux d'excellents conseils ; j'en reçus aussi de détestables. Troyon ne voulut-il pas me faire entrer dans l'atelier de Couture ? Avec quelle décision je m'y refusai, inutile de vous le dire. J'avoue même que cela me refroidit, momentanément du moins, dans mon estime pour Troyon. Je cessai peu à peu de le voir et ne me liai plus, tout compte fait, qu'avec des artistes qui cherchaient. Je rencontrai à ce moment Pissarro qui ne songeait pas encore à se poser en révolutionnaire et qui travaillait tout bonnement dans la note de Corot. Le modèle était excellent ; je fis comme lui, mais, tout le temps de mon séjour à Paris, qui dura quatre années, et qu'entrecoupèrent d'ailleurs de fréquents voyages au Havre, c'est sur les conseils de Boudin que je me réglai, tout enclin que je fusse à voir avec plus de largeur la nature.

monetbio.jpgJ'atteignis ainsi mes vingt ans. L'heure de la conscription allait sonner. Je la vis approcher sans terreur. Ma famille de même. On ne m'avait pas pardonné ma fugue, on ne m'avait laissé vivre à mon gré, durant ces quatre années, que parce qu'on espérait me pincer au tournant du service militaire. On supposait que, ma gourme une fois jetée, je me trouverais suffisamment assagi pou rentrer, sans trop me faire prier, chez les miens et me plier enfin aux affaires. Sur mon refus, on me couperait les vivres, et, si je tirais un mauvais numéro, on me laisserait partir.

 On se trompait. Les sept années qui paraissaient si dures à tant d'autres me paraissaient à moi pleines de charmes. Un ami qui était un "chass d'Af" et qui adorait la vie militaire, m'avait communiqué son enthousiasme et insufflé son goût d'aventures. Rien ne me semblait attirant comme les chevauchées san fin au grand soleil, les razzias, le crépitement de la poudre, les coups de sabre, les nuits dans le désert sous la tente et je répondis à la mise en demeure de mon père par un geste d'indifférence superbe. J'amenai un mauvais numéro. J'obtins, sur mes instances, d'être versé dans un régiment d'Afrique et je partis.

Je passai en Algérie deux années qui, réellement, furent charmantes. Je voyais sans cesse du nouveau ; je m'essayais, dans mes moments de loisir, à le rendre. Vous n'imaginez pas à quel point j'y appris et combien ma vision y gagna. Je ne m'en rendis pas compte tout d'abord. Les impressions de lumière et de couleur que je reçus là-bas ne devaient que plus tard se classer : mais le germe de mes recherches futures y était.

Je tombai malade, au bout de deux ans, très gravement. On m'envoya me refaire au pays. Les six mois de convalescence s'écoulèrent à dessiner et à peindre avec un redoublement de ferveur. A me voir ainsi m'acharner, tout miné que je fusse par la fièvre, mon père se convainquit qu'aucune volonté ne me briserait, qu'aucune épreuve n'aurait raison d'une vocation aussi déterminée, et, tant par lassitude que par crainte de me perdre, car le médecin lui avait laissé entrevoir cette éventualité, dans le cas où je retournerais en Afrique, se décida vers la fin de mon congé à me racheter.

"Mais il est bien entendu, me dit-il, que tu vas travailler, cette fois, sérieusement. Je veux te voir dans un atelier, sous la discipline d'un maître connu. Si tu reprends ton indépendance, je te coupe sans barguigner ta pension. Est-ce dit ?" La combinaison ne m'allait qu'à moitié, mais je sentis bien qu'il était nécessaire, pour une fois que mon père entrait dans mes vues, de ne pas le rebuter. J'acceptai. Il fut convenu que j'aurais à Paris, dans la personne du peintre Toulmouche, qui venait d'épouser une de mes cousines, un tuteur artistique qui me guiderait et fournirait le compte rendu régulier de mes travaux.

Je débarquai  un beau matin chez Toulmouche avec un stock d'études dont il se déclara enchanté. "Vous avez de l'avenir, me dit-il, mais il faut canaliser votre élan. Vous allez entrer chez Monsieur Gleyre. C'est le maître rassis et sage qu'il vous faut". Et j'installai en maugréant mon chevalet dans l'atelier d'élèves que tenait cet artiste célèbre. J'y travaillai, la première semaine, en conscience, et j'enlevai avec autant d'application que de fougue mon étude de nu d'après le modèle vivant que Monsieur Gleyre corrigeait le lundi. Quand il passa, la semaine d'après, devant moi, il s'assit, et, solidement calé sur ma chaise, regarda attentivement le morceau. Je le vois ensuite se retourner, inclinant d'un air satisfait sa tête grave, et je l'entends me dire en souriant : "Pas mal ! pas mal du tout, cette affaire-là, mais c'est trop dans le caractère du modèle. Vous avez un bonhomme trapu : vous le peignez trapu. Il a des pieds énormes : vous les rendez tels quels. C'est très laid, tout ça. Rappelez-vous donc, jeune homme, que, quand on exécute une figure, on doit toujours penser à l'antique. La nature, mon ami, c'est très bien comme élément d'étude, mais ça n'offre pas d'intérêt. Le style, voyez-vous, il n'y a que ça".

J'étais fixé. La vérité, la vie, la nature, tout ce qui provoquait en moi l'émotion, tout ce qui constituait à mes yeux l'essence même, la raison d'être unique de l'art, n'existait pas pour cet homme. Je ne resterais pas chez lui. Je ne me sentais pas né pour recommencer à sa suite les Illusions perdues et autres balançoires. Alors à quoi bon persister ?

J'attendis toutefois quelques semaines. Pour ne pas exaspérer ma famille, je continuai à faire acte de présence, mais le temps d'exécuter d'après le modèle une pochade, d'assister à la correction..., et je filais. J'avais trouvé, d'ailleurs, à l'atelier, des compagnons qui me plaisaient, des natures qui n'avaient rien de banal. C'étaient Renoir et Sisley, que je ne devais plus désormais perdre de vue ; c'était Bazille, qui devint aussitôt mon intime, et qui aurait fait parler de lui, s'il avait vécu. Ni les uns ni les autres ne manifestaient plus que moi d'enthousiasme pour un enseignement qui contrariait à la fois leur logique et leur tempérament. Je leur prêchai immédiatement la révolte. L'exode résolu, on partit, et nous prîmes un atelier en commun, Bazille et moi.

J'ai oublié de vous dire que, depuis peu, j'avais fait la connaissance de Jongkind. Pendant mon congé de convalescence, un bel après-midi, je travaillais aux environs du Havre dans une ferme. Une vache pâturait dans un pré : l'idée me vint de dessiner la bonne bête. Mais la bonne bête était capricieuse, et, à chaque instant, se déplaçait. Mon chevalet d'une main, ma sellette de l'autre, je la suivais pour retrouver tant bien que mal mon point de vue. Mon manège devait être fort drôle car un grand éclat de rire, derrière moi retentit. Je me retourne et je vois un colosse qui pouffe. Mais le colosse était un bon diable. "Attendez, me dit-il, que je vous aide". Et le colosse, à grandes enjambées, rejoint la vache et, l'empoignant par les cornes, veut la contraindre à poser. La vache, qui n'en avait pas l'habitude, se rebiffe. C'est à mon tour, cette fois, d'éclater. Le colosse, tout déconfit, lâche la bête et vient faire la causette avec moi.

C'était un Anglais de passage, très amoureux de peinture et très au courant, ma foi, de ce qui se passait chez nous :

- Alors vous faites du paysage, me dit-il.
- Mon Dieu, oui.
- Connaissez-vous Jongkind ?
- Non, mais j'ai vu de sa peinture.
- Qu'en dites-vous ?
- C'est rudement fort.
- Vous êtes dans le vrai. Savez-vous qu'il est ici ? 
- Ah bah ?
- Il habite à Honfleur. Auriez-vous plaisir à le connaître ? 
- Fichtre oui. Mais vous êtes donc de ses amis ? 
- Je ne l'ai jamais vu, mais dès que j'ai su sa présence, je lui ai envoyé ma carte. C'est une entrée en matière. Je vais l'inviter à déjeuner avec vous.

L'Anglais, à ma grande surprise, tint parole et, le dimanche suivant, nous déjeunions tous trois de compagnie. Jamais repas ne fut si gai. En plein air, dans un jardinet de campagne, sous les arbres, en face d'une bonne cuisine rustique, son verre plein, entre deux admirateurs dont la sincérité ne faisait pas de doute, Jongkind ne se sentait pas d'aise. L'imprévu de l'aventure l'amusait : il n'était pas habitué, d'ailleurs, à être recherché de la sorte. Sa peinture était trop nouvelle et d'une note bien trop artistique pour qu'on l'appréciât, en 1862, à son prix. Nul, aussi, ne savait moins se faire valoir. C'était un brave homme tout simple, écorchant abominablement le français, très timide. Il fut très expansif ce jour-là. Il se fit montrer mes esquisses, m'invita à venir travailler avec lui, m'expliqua le comment et le pourquoi de sa manière et compléta par là l'enseignement que j'avais déjà reçu de Boudin. Il fut, à partir de ce moment, mon vrai maître, et c'est à lui que je dus l'éducation définitive de mon oeil.

Je le revis à Paris très souvent. Ma peinture, ai-je besoin de le dire, y gagna. Les progrès que je fis furent rapides. Trois ans après, j'exposais. Les deux marines que j'avais envoyées furent reçues avec un numéro un, accrochées sur la cimaise en belle place. Ce fut un gros succès. Même unanimité dans l'éloge, en 1866, pour un grand portrait que vous avez vu chez Durand-Ruel fort longtemps, la Femme en vert.  Les journaux portèrent mon nom jusqu'au Havre. La famille me rendit enfin son estime. Avec l'estime revint la pension. Je nageai dans l'opulence, provisoirement du moins, car on devait se rebrouiller par la suite, et je me lançai à corps perdu dans le plein air.

C'était une dangereuse nouveauté. Nul n'en avait fait jusque là, pas même Manet qui ne s'y essaya que plus tard, après moi. Sa peinture était encore très classique, et je me souviens toujours du mépris avec lequel il parla de mes débuts. C'était en 1867 : ma manière s'était accusée, mais elle n'avait rien de révolutionnaire, à tout prendre,. J'étais loin d'avoir encore adopté le principe de la division des couleurs qui ameuta contre moi tant de gens, mais je commençais à m'y essayer partiellement et je m'exerçais à des effets de lumière et de couleur qui heurtaient les habitudes reçues. Le jury, qui m'avait si bien accueilli tout d'abord, se retourna contre moi, et je fus ignominieusement blackboulé quand je présentai cette peinture nouvelle au Salon.

Je trouvai tout de même un moyen d'exposer, mais ailleurs. Touché par mes supplications, un marchand qui avait sa boutique rue Auber consentit à mettre en montre une marine refusée au Palais de l'Industrie. Ce fut un tollé général. Un soir que je m'étais arrêté dans la rue, au milieu d'une troupe de badauds, pour entendre ce qu'on disait de moi, je vois arriver Manet avec deux ou trois de ses amis. Le groupe s'arrête, regarde, et Manet, haussant les épaules, s'écrie dédaigneusement : "Voyez-vous ce jeune homme qui veut faire du plein air ? Comme si les anciens y avaient jamais songé !"

Manet avait d'ailleurs contre moi une vieille dent. Au Salon de 1866, le jour du vernissage, il avait été accueilli, dès l'entrée par des acclamations. "Excellent, mon cher, ton tableau !" Et des poignées de main, des bravos, des félicitations. Manet, comme vous pouvez le penser, exultait. Quelle ne fut pas sa surprise quand il s'aperçut que la toile dont on le félicitait était de moi. C'était la Femme en vert. Et le malheur avait voulu que, s'esquivant, il tombât sur un groupe dont Bazille et moi nous étions. "Comment va ? lui dit un des nôtres. - Ah ! mon cher, c'est dégoûtant, je suis furieux. On ne me fait compliment que d'un tableau qui n'est pas de moi. C'est à croire à une mystification".

Quand Astruc, le lendemain, lui apprit que son mécontentement s'était exhalé devant l'auteur même du tableau et qu'il lui proposa de me présenter à lui, Manet, d'un grand geste, refusa. Il me gardait rancune du tour que je lui avais joué sans le savoir. Une seule fois on l'avait félicité d'un coup de maître et ce coup de maître avait été frappé par un autre. Quelle amertume pour une sensibilité à vif comme la sienne.

Ce fut en 1869 seulement que je le revis, mais pour entrer dans son intimité aussitôt. Dès la première rencontre il m'invita à venir le retrouver tous les soirs dans un café des Batignolles où ses amis et lui se réunissaient, au sortir de l'atelier, pour causer. J'y rencontrai Fantin-Latour et Cézanne, Degas, qui arriva peu après d'Italie, le critique d'art Duranty, Emile Zola qui débutait alors dans les lettres, et quelques autres encore. J'y amenai moi-même Sisley, Bazille et Renoir. Rien de plus intéressant que ces causeries, avec leur choc d'opinions perpétuel. On s'y tenait l'esprit en haleine, on s'y encourageait à la recherche désintéressée et sincère, on y faisait des provisions d'enthousiasme qui, pendant des semaines et des semaines, vous soutenaient jusqu'à la mise en forme définitive de l'idée. On en sortait toujours mieux trempé, la volonté plus ferme, la pensée plus nette et plus claire.

La guerre vint. Je venais de me marier. Je passai en Angleterre. Je trouvai à Londres Bonvin, Pissarro. J'y connus aussi la misère. L'Angleterre ne voulait pas de nos peintures. C'était rude. Un hasard me fit rencontrer Daubigny, qui naguère m'avait témoigné de l'intérêt. Il exécutait alors des vues de la Tamise qui plaisaient beaucoup aux Anglais. Ma situation l'émut. "Je vois ce qu'il vous faut, me dit-il ; je vais vous amener un marchand". Je faisais la connaissance, le lendemain, de Durand-Ruel.

Et Durand-Ruel, pour nous, fut le sauveur. Pendant quinze ans et plus, ma peinture et celle de Renoir, de Sisley, de Pissarro n'eurent d'autre débouché que le sien. Un jour vint où il lui fallut se restreindre, espacer ses achats. Nous croyions voir la  ruine : c'était le succès qui arrivait. Proposés à Petit, aux Boussod, nos travaux trouvèrent en eux des acheteurs. On les trouva tout de suite moins mauvais. Chez Durand-Ruel, on n'en eût pas voulu ; on prenait confiance chez les autres. On acheta. Le branle était donné. Tout le monde veut tâter de nous aujourd'hui. 

Claude Monet
Propos recueillis par Thiébault-Sisson
Publié le 26 novembre 1900 dans le journal "Le Temps"

VIDEO CONSACREE A CLAUDE MONET}}}

BIOGRAPHIE DU PEINTRE}}}

19:43 Publié dans Entretiens | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : claude monet | |  del.icio.us |  Imprimer | | Digg! Digg |  Facebook | | Pin it!

30/10/2008

UN CARNAGE SOCIAL AVOUE

juge1.jpgParmi les centaines de milliers d’emplois supprimés, certains font la UNE, d’autres pas, et pourtant les conséquences sont aussi dramatiques et aussi révélatrices dans tous les cas.

Se saisissant du point 213 du rapport Attali, le gouvernement, et son ministre de la justice ont décidé unilatéralement de supprimer, et sans aucune concertation comme d’habitude, la profession d’avoué, et ceci dès le 1er janvier 2010.

Cela concerne 235 cabinets, 440 officiers ministériels, et 1850 salariés dispersés dans toute la France.

Jusqu’à ce jour l’avoué est le seul représentant des parties devant la cour d’appel en matière civile et commerciale. Il ne plaide pas, mais effectue des consultations juridiques et apporte conseils. Son rôle charnière est unanimement reconnu. Les avoués ont en outre des tarifs réglementés par décret, contrairement aux honoraires libres des avocats.

Le remplacement unilatéral des avoués par des avocats va sensiblement limiter l’accès en appel aux plus riches, ou aux plus pauvres (qui bénéficient de l’aide juridictionnelle) et écarter massivement les classes dites moyennes. De plus il va fragiliser en supprimant des professionnels spécialisés la qualité de la justice rendue.

 

La brutalité de cette décision va avoir également des conséquences économiques et sociales importantes.

A l’occasion d’une rencontre de l’association nationale des personnels des avoués non syndiqués et des députés UMP, un d’entre eux a parlé de « carnage social ».

Il s’agit bien de cela. Le sort des 440 avoués est difficile (80 % refusent de devenir avocats avec une démarche clientèle qui n’est pas de leur domaine), mais celui des 1850 salariés « est un problème social très grave », de l’aveu d’un autre député UMP décidément bien lucides en comité restreint.

Ce personnel est à 90 % féminin (1), la moyenne d’âge est de 43 ans, 74 % sont endettés (20 % seulement ont une assurance perte d’emploi), le niveau d’étude est moyen (42 % des plus de 44 ans ont un niveau inférieur au bac), 96 % du personnel est en CDI, et 79 % travaille à temps complet.

Les propositions de reconversion sont aujourd’hui à peu près nulles (5 à 10 postes dans les greffes), et les cabinets d’avocats n’ont aucune intention d’intégrer ce personnel spécialisé d’après plusieurs sondages réalisés.

Sur ce dossier, comme sur bien d’autres, le pouvoir joue le rôle de l’autruche niant les conséquences de ces propres décisions. Il divise les acteurs de la justice et les usagers, et distille le mensonge comme argument.

En réponse aux questions des parlementaire Rachida Dati prétend  que « tout sera mis en œuvre pour que les collaborateurs trouvent la place dans cette nouvelle organisation » et que « l’accès au juge d ‘appel sera moins coûteux  pour les justiciables » ce qui est loin d’être prouvé.

A ce jour la discussion avec la chancellerie est au point mort et l’Elysée refuse tout rendez vous, le Président étant trop occupé par ailleurs…

 

(1) étude d’impact réalisée par IDDEM en juillet et septembre 2008

VOIR EGALEMENT VIDEO SUR UNE MANIFESTATION DES AVOUES

18:13 Publié dans Actualités | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : avoués, justice, salariés, emplois | |  del.icio.us |  Imprimer | | Digg! Digg |  Facebook | | Pin it!

27/10/2008

Peut-on se passer de la Bourse ?

 Entretiens croisés

avec :

Sylvie Andrieux, députée socialiste des Bouches-du-Rhône, membre de la commission des Finances de l’Assemblée nationale, Marc Cohen-Solal, délégué syndical CGT à la BNP Paribas, Michel Husson, économiste, membre du conseil scientifique d’ATTAC (*), et Marie-Christine Oghly, présidente du MEDEF Île-de-France.

boursedescente.jpgSelon les cours de la Bourse, la valeur d’une entreprise peut s’effondrer du jour au lendemain. Est-il possible de s’émanciper de la Bourse ? Comment ?

Marie-Christine Oghly. Aujourd’hui, seulement 700 entreprises sont cotées en Bourse en France, soit 0,4 % des sociétés anonymes. Il s’agit bien évidemment des plus importantes tant en termes de chiffre d’affaires qu’en termes du nombre d’employés. D’autres modes de financement des entreprises existent : l’investissement familial, les financements de proximité ou encore les « business angels » pour les entreprises innovantes. Néanmoins, aujourd’hui, les investissements que doivent réaliser les entreprises sont de plus en plus importants et coûtent de plus en plus cher, compte tenu de la part occupée par la recherche et l’innovation : il y a donc un impératif à lever des fonds pour répondre à cette exigence. Le succès d’Alternext, marché boursier réservé aux PME, reflète cette nouvelle donne. Il y a clairement, aujourd’hui en France, un manque d’investissement dans le capital-risque.

Sylvie Andrieux. Sur le principe, oui, on peut se passer de la Bourse. Mais il faut surtout permettre l’accès au crédit des PME et des accédants à la propriété par la mise en place d’un fonds national de garantie. La Bourse donne théoriquement une vision objective et réelle de la valorisation d’une entreprise et elle organise la liquidité de la propriété des titres détenus, nous pouvons nous demander si, en réalité, elle n’était pas devenue un outil de profit au service de financiers sans scrupule. Ses fluctuations excessives sont dues à la spéculation. Elles ne sont pas la conséquence de critères économiques et financiers sérieux et mesurables. Toute entreprise peut s’affranchir de la Bourse en limitant la part de son capital mis sur le marché boursier et en diversifiant ses sources de financement, comme je viens de le dire en accédant au crédit.

bourse.jpgMichel Husson. Dans la logique d’une économie capitaliste régie par la loi de la valeur, le cours boursier reflète les anticipations de profit : c’est une sorte de droit de tirage sur la plus-value à venir. Jusqu’au milieu des années 1990, les indices boursiers sont bien corrélés avec des indicateurs de profit. Le lien est ensuite rompu, et les cours boursiers se mettent à croître exponentiellement en décrochant complètement de la rentabilité réelle. Cette « exubérance irrationnelle », pour reprendre l’expression de Greenspan, repose sur un socle objectif, qui est le flux permanent de capitaux « libres » à la recherche d’une hyperrentabilité engendrée par la croissance des profits non investis. La déréglementation permet à ces capitaux de circuler et de fondre, tels des oiseaux de proie, sur les segments les plus rentables. Ainsi naissent les bulles qui reposent sur une illusion fondamentale, celle que l’instrument qui leur permet de prétendre à une fraction de la plus-value est aussi un moyen de la produire effectivement. Ce n’est qu’en tarissant la source qui approvisionne ces capitaux que l’on peut imaginer un retour (improbable) à un fonctionnement normal des Bourses.

Marc Cohen-Solal. Le risque d’effondrement des cours, selon les propos de l’un des patrons d’une grande banque qui m’ont été rapportés, « c’est la dure loi du capitalisme ». Une entreprise peut mourir et ses actionnaires n’ont plus alors que les yeux pour pleurer… en particulier les plus petits et parmi eux les actionnaires salariés qui, appâtés par les perspectives de gain et les abondements, y ont placé toutes leurs économies qui disparaissent souvent en même temps que leur emploi. En effet, une désintoxication boursière à la fois des entreprises, des institutions bancaires (la toute récente affaire des caisses d’épargne est à cet égard édifiante) et de toute la société serait nécessaire. Mais comme pour toute addiction, la désintoxication ne se décrète pas mais se construit.

Il suffit de regarder une cote dans un journal (mais pas l’Huma…) pour constater qu’en fait ce ne sont qu’un petit nombre d’entreprises qui sont en Bourse. L’immense majorité des entreprises n’ont pas recours à l’émission d’actions et soit s’autofinancent, soit ont recours à des financements bancaires (en fait souvent les deux). Pourtant, ce sont ces entreprises cotées en Bourse qui donnent le « la » en matière de critères de gestion.

bourse1.jpgLes entreprises doivent-elles se soumettre aux normes comptables qui dépendent de la Bourse ?

Michel Husson. Les nouvelles normes comptables (IFRS, international financial reporting standard) conduisent à réévaluer trimestriellement les actifs à leur valeur de marché, baptisée « juste valeur ». Tout le monde, ou presque, s’accorde aujourd’hui à dire qu’elles accroissent la volatilité des cours et sont procycliques, notamment en raison de leur interaction avec les règles prudentielles (dites Bâle 2). On se demande bien comment cette monstrueuse absurdité a pu s’imposer à l’échelle européenne.

Sylvie Andrieux. Accéder au marché boursier, c’est accepter des normes comptables communes qui permettent de lire et de comprendre les documents émis (bilans, comptes d’exploitation…) ; mais il faudrait une harmonisation de ces normes à tous les pays avec des systèmes fiscaux comparables (des règles d’amortissement et de provisions notamment). Il faudrait d’abord coordonner nos politiques économiques, et notamment nos politiques budgétaires. Il se trouve qu’il y a des États en Europe qui ont mieux géré leurs finances publiques et qui ont la capacité pour intervenir, notamment l’Espagne. Il faut un contrôle public des agences de notations. Il faut avoir des systèmes de contrôles des comptes, par exemple en finançant, par une redevance sur les banques, des commissaires aux comptes pour les rendre indépendants. Il faut avoir une obligation de transparence sur les produits financiers et savoir exactement quelle est la place des fonds spéculatifs dans le bilan des banques européennes. Il faut réglementer strictement les procédures de ventes à découvert qui sont à l’origine des phénomènes de spéculation affaiblissant l’ensemble du système financier. Il faut avoir une discussion ferme avec la Banque centrale européenne pour la gestion des taux d’intérêts.

Marie-Christine Oghly. Oui. Les entreprises doivent se soumettre aux normes comptables, ce qui représente une forte contrainte pour elles. Les directives européennes sont particulièrement exigeantes dans ce domaine, et il s’agit d’ailleurs d’une bonne chose. Les normes françaises se rapprochent d’ailleurs du système IFRS. Je trouve pour ma part particulièrement rassurante cette exigence de transparence, lors de l’introduction en Bourse ou lors d’une augmentation de capital.

Marc Cohen-Solal. Au-delà du choix entre normes IFRS et normes anciennes, qui est en lui-même très important, c’est le critère de rentabilité, c’est-à-dire le rapport entre profits et capitaux investis, qui est central, et chaque entreprise compare le retour envisageable entre les différentes possibilités qui s’offrent à elle : placement financier ou investissement dans l’entreprise ? Souvent le choix est le placement financier. Et quand il s’agit d’investir, ce n’est pas forcément pour créer des emplois, cela peut aboutir à en détruire.

Est-on obligé de passer par la Bourse pour assurer le financement des entreprises ?

Marie-Christine Oghly. Cela rejoint votre première question. J’ajouterai simplement que l’introduction en Bourse peut être un instrument de notoriété pour une entreprise : au-delà du financement de projets, il y a également la recherche d’un vecteur de communication non négligeable.

Sylvie Andrieux. Oui, s’il s’agit de multinationales ou de sociétés en très fort développement sur des secteurs très capitalistiques (dévoreurs de capitaux, notamment pour financer la recherche-développement) ; non, s’il s’agit de PME à caractère familial implantées localement ou régionalement. Ce que nous proposons, c’est de stimuler l’investissement des entreprises. Il ne peut pas y avoir redressement de la croissance s’il n’y a pas de création de richesses à travers des choix d’investissements. Et dans ces moments de crise, de troubles, d’inquiétude, de peur, la première tentation pour beaucoup d’entreprises est de renoncer à des choix d’avenir, de rétracter la décision d’investissement ou son ampleur. Il faut baisser l’impôt sur les sociétés pour les entreprises qui réinvestissent leurs bénéfices et relever l’impôt sur les sociétés pour celles qui distribuent leurs profits sous forme de dividendes. Les profits doivent aller à l’investissement et non pas à l’alimentation du marché boursier.

Michel Husson. Non, et d’ailleurs la Bourse n’assure que très partiellement le financement des entreprises. Sa contribution a même pu être négative quand les entreprises pratiquaient à grande échelle le rachat de leurs propres actions. Jusqu’au début des années 1980, l’investissement était financé à 70 % ou 80 % par autofinancement, le reste étant fourni par le crédit, les marchés financiers jouant un rôle très marginal. Revenir à cette configuration serait souhaitable, mais cela irait à l’encontre des intérêts des possédants, qui reposent sur une imbrication très étroite de la finance et des entreprises. En France, les sociétés non financières ont ainsi versé 196 milliards d’euros de dividendes en 2007, mais elles en ont reçu 148 milliards.

Marc Cohen-Solal. Les banques auxquelles s’adressent les entreprises pour obtenir des crédits examinent elles-mêmes, selon le critère de rentabilité dont je parlais, l’opportunité d’accorder ceux-ci. Elles exigent donc des taux d’intérêt « rémunérateurs ». Les entreprises sont donc amenées à appliquer ces mêmes critères, même si elles avaient des velléités de faire différemment. Les banques elles-mêmes y sont fortement poussées non seulement par les exigences de rentabilité de leurs actionnaires mais aussi par les règles dites prudentielles qui leur sont imposées par les pouvoirs publics. Ainsi, si elles veulent faire plus de crédit, elles doivent avoir plus de fonds propres, et pour avoir plus de fonds propres, il faut qu’elles soient encore plus rentables et ponctionnent donc plus leurs clients (entreprises et particuliers). D’où des taux d’intérêt trop élevés, un rationnement du crédit et des folies dans le domaine… des titrisations de créances bancaires refourguées sur les marchés financiers…

Des entreprises (par exemple Clarins) annoncent qu’elles vont sortir de la Bourse. Si ce mouvement se développait, quelles pourraient en être les conséquences ?

Sylvie Andrieux. Aucune sur l’économie réelle.

Marc Cohen-Solal. Il me semble que ce phénomène est tout à fait marginal et correspond à des stratégies particulières de groupes familiaux qui veulent garder tout le contrôle de leur entreprise.

Michel Husson. Clarins est sorti de Bourse grâce à une OPA sur ses propres actions, après que leur cours a perdu 36 % en un an. C’est un moyen de sauver les meubles qui ne devrait tenter qu’un petit nombre d’entreprises parce qu’il est évidemment risqué. On ne peut donc attendre à une sortie en masse mais on pourrait en tirer argument contre les privatisations. En Allemagne, l’État vient de renoncer à mettre sur le marché les 24,9 % qu’il détient dans le capital de Deutsche Bahn - l’équivalent de la SNCF - « étant donné l’évolution actuelle des marchés boursiers ». C’est un argument supplémentaire contre « l’ouverture du capital » de La Poste.

Marie-Christine Oghly. Clarins a choisi de se retirer de la Bourse parce que cette entreprise a estimé que les contraintes réglementaires liées à l’introduction sur le marché étaient trop importantes. Il ne s’agit donc pas d’une condamnation du principe du marché boursier mais, au contraire, de sa trop grande rigueur. J’ajoute que le rôle de l’AMF est une véritable garantie pour l’épargnant. Faire croire qu’il n’y a actuellement aucun contrôle sur les marchés boursiers relève de la polémique : l’exemple de Clarins démontre justement l’inverse.

crise320.jpgEst-ce que cette crise, qui a entraîné des nationalisations partielles de banques, ne plaide pas en faveur de la constitution d’un pôle financier public et de critères de gestion des banques distribuant le crédit, qui soient favorables à la création de richesses réelles et à l’emploi ?

Sylvie Andrieux. Oui, bien sûr, mais il aurait fallu que le gouvernement anticipe la crise. Les caisses de la France sont vides, les annonces successives et les incantations du chef de l’État n’y changeront rien. Le Parti socialiste avait tiré la sonnette d’alarme, il est évident qu’aujourd’hui l’argent du paquet fiscal fait cruellement défaut pour conduire une véritable politique de relance économique.

Michel Husson. Évidemment, parce qu’un pôle financier public permettrait d’orienter le crédit en fonction de priorités définies selon d’autres critères que la rentabilité : ce qui est le plus rentable n’est pas forcément le plus utile socialement. Puisque les gouvernements, même les plus libéraux, sont contraints dans l’urgence de « nationaliser », il faut réhabiliter l’idée même de nationalisation, en disant que le crédit et l’assurance devraient être des services publics gérés démocratiquement. Et si l’on veut être cohérent, il faudrait même avancer l’idée d’une nationalisation intégrale parce que ce serait le seul moyen de s’assurer que l’argent public injecté sert à autre chose qu’à éponger les dettes et à rétablir le profit des banques.

Marie-Christine Oghly. Il n’y a eu, à ce jour, aucune nationalisation partielle ou totale du secteur bancaire en France. La crise actuelle ne doit pas rendre amnésique : un secteur bancaire étatisé dans une économie de marché n’est pas la solution. Souvenons-nous des déboires du Crédit lyonnais dont la facture a été particulièrement élevée pour le contribuable français. Par contre, la crise actuelle démontre que les marchés financiers ont besoin d’une régulation plus importante au niveau mondial et européen. De plus, l’argent investi doit l’être désormais dans l’économie réelle, celle des centaines de milliers de PME et TPE qui font l’activité et l’emploi. La titrisation excessive est l’ennemie de l’entreprise.

Marc Cohen-Solal. Il faudrait une nouvelle sélectivité du crédit favorisant les crédits de long terme à des taux d’autant plus abaissés qu’ils financeraient des investissements créateurs d’emplois nouveaux de salariés qualifiés et bien rémunérés, qu’ils permettraient la formation d’hommes et de femmes accédant ainsi à ces emplois. Au passage, cela favoriserait les ressources les moins chères des banques que sont les dépôts des salariés et des populations.

Ces taux pourraient être abaissés de telle manière qu’ils pourraient même être négatifs en termes réels. Pour y parvenir, ces prêts pourraient être bonifiés en utilisant autrement les milliards d’euros de fonds publics pour l’emploi qui sont distribués sans aucun contrôle de leur utilisation. C’est tout le sens de cette idée de pôle public de financement qui rencontre maintenant un large écho. Précisons qu’il ne s’agit pas d’étatisation pour revenir aux errements du passé, où les banques nationalisées agissaient avec les critères du privé, mais de favoriser la maîtrise par la société elle-même de cette question cruciale : l’utilisation de l’argent (1).

La mobilisation des salariés et des populations, au côté des salariés du secteur bancaire, menacés dans leurs emplois par les Monopoly en cours, est nécessaire pour imposer aux patrons de la finance cette autre utilisation de l’argent. Ainsi les fonds régionaux pour l’emploi déjà créés ou à créer pourraient, s’ils étaient investis par les salariés et leurs représentants, par les populations et leurs élus, jouer un rôle important pour cette réorientation de l’argent vers l’emploi.

De même, le spectacle de Jean-Claude Trichet, directeur de la Banque centrale européenne, implorant un soir à la télévision les acteurs des marchés financiers de se ressaisir, leur disant en substance : « On a tout fait pour vous », peut faire réfléchir : et si les peuples d’Europe exigeaient de la BCE qu’elle réoriente ses refinancements vers des objectifs d’emplois, ne viendrait-il pas obtempérer un soir au JT ?

(*) Auteur d’Un pur capitalisme, Éditions Page 2. 208 pages, 16 euros.

(1) Sur ce sujet, Marc Cohen-Solal recommande le livre de Denis Durand, secrétaire du syndicat CGT de la Banque de France, qui s’intitule Un autre crédit est possible, Éditions Le Temps des cerises, 2005.

Entretiens réalisés par Jacqueline Sellem, pour l'Huamanité

17:22 Publié dans Economie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : bourse, crise, débat | |  del.icio.us |  Imprimer | | Digg! Digg |  Facebook | | Pin it!