05/12/2016
L’OFCE pointe le gâchis du pacte de stabilité
Clotilde Mathieu, L'Humanité
La politique gouvernementale est en partie visée par l’organisme de recherche, qui prône une relance de 20 milliards d’euros afin de créer 245 000 emplois en trois ans.
Et si l’investissement public était un des leviers pour créer de l’emploi et de la croissance et retrouver le chemin d’une reprise durable ?
La réponse semble convenue, mais l’affirmation est toujours plus pertinente lorsqu’elle est appuyée par des chiffres. À court terme, une hausse de l’investissement public de 1 %, soit 20 milliards d’euros environ, générerait par exemple au bout de trois ans « une hausse du PIB de 1,1 % et une réduction de 245 000 chômeurs si elle est financée par la dette », résume le président de l’OFCE (Office français de conjoncture économique), Xavier Ragot.
Recul de l’investissement en France de 4,2% à 3,5% du PIB
Surtout que, en temps de crise, l’effet sur l’activité est plus fort, précise l’économiste. C’est dire le gâchis en termes d’emplois et de points de croissance perdus, puisque, entre 2009 et 2015, l’investissement public a reculé en France de 4,2 % à 3,5 % du PIB à cause des politiques économiques menées consécutivement par Nicolas Sarkozy puis François Hollande.
Les économistes qui ont travaillé sur ce rapport ciblent particulièrement les investissements relevant de « la transition écologique, l’amélioration du système éducatif ou encore les infra-structures de transport dans des villes congestionnées ou dans le très haut débit numérique, l’eau, les déchets ».
Si la nécessité de nouveaux investissements fait consensus, la question de son financement, elle, fait débat. François Fillon annonçait jeudi sa volonté de vendre les bijoux de la France en poursuivant la vague de privatisations des entreprises détenues par l’État « dans le secteur commercial », y voyant un moyen de « réinvestir le fruit de ces privatisations dans des infrastructures » sans alourdir la dette, quand d’autres, à l’instar de la gauche alternative, proposent de renégocier les traités européens.
L’OFCE propose d’ailleurs, lui aussi, de surseoir au pacte de stabilité, appliqué par François Hollande dès 2012, avec l’instauration d’une « règle d’or » qui exclurait « les investissements publics, mais aussi les dépenses de fonctionnement, notamment dans les domaines de l’éducation ou de la santé ».
Selon l’OFCE, ces 20 milliards d’euros d’investissement n’auront que peu d’impact sur les finances publiques du fait de la faiblesse des taux d’intérêt. La dette augmenterait de 2,5 % en cinq ans. À titre de comparaison, entre 2012 et 2017, selon les prévisions du gouvernement, celle-ci aura progressé de 7,7 %. Prenant les devants, les économistes alertent sur le faible effet des investissements si ceux-ci devaient être financés via une baisse des dépenses publiques. L’apport ne serait alors que de 0,4 % du PIB et le nombre des effectifs salariés de 147 000.
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03/11/2016
Voile. Tanguy de Lamotte, du cœur à l’ouvrage
Nicolas Guillermin, L'Humanité
Même s’il souhaite porter haut les couleurs de Mécénat chirurgie cardiaque, Tanguy de Lamotte est d’abord un compétiteur. pour cette nouvelle édition du Vendée globe, le skippeur part avec un bateau optimisé qui connaît bien la route.
Dixième du dernier Vendée Globe, le skippeur d’ Initiatives-cœur reprend son bâton de pèlerin en naviguant sous les couleurs de Mécénat chirurgie cardiaque avec l’objectif de sauver le plus d’enfants possible. Retrouvez son carnet de bord tous les vendredis dans l’Humanité. Portrait.
À cœur vaillant rien d’impossible. Premier skippeur de l’histoire du Vendée Globe à partir sous le pavillon d’une association humanitaire en 2012, Tanguy de Lamotte avait prouvé qu’on pouvait très bien courir en solidaire et réaliser une performance sportive. Dixième au classement après 98 jours de mer sur un voilier d’ancienne génération mais premier dans les cœurs, le skippeur avait permis de sauver 20 enfants. Quatre ans plus tard, le Lorientais remet ça à bord de son monocoque Initiatives-cœur et compte bien porter haut les couleurs de Mécénat chirurgie cardiaque, association qui permet à des enfants de pays en voie de développement atteints de malformation cardiaque d’être opérés en France.
« Cette fois on veut opérer 30 enfants au minimum », souligne Tanguy de Lamotte, qui a choisi d’écrire dans l’Humanité un carnet de bord hebdomadaire, à paraître tous les vendredis. Pour y parvenir, le skippeur met toute son énergie pour faire connaître l’opération « 1 clic 1 cœur ». Le principe est simple, à chaque clic sur le « J’aime » de la page Facebook Initiatives-cœur (facebook.com/initiativescoeur/) ou bien à chaque partage pour les gens qui ont déjà « liké », un euro est reversé à l’association par les deux mécènes du bateau, Initiatives et KLine. « Il faut 12 000 euros pour opérer un enfant », précise Tanguy. Pour atteindre l’objectif de 30 enfants, il faudra donc que 360 000 personnes « likent » la page d’Initiatives.
Sa seule hantise : devoir abandonner sur avarie
Une barre assez haut placée qui met une certaine pression sur le skippeur dont la seule hantise est « de devoir abandonner sur avarie ». « J’ai plus de repères qu’il y a quatre ans, explique le marin âgé de 38 ans, marié à une Anglaise et papa d’un petit garçon de 2 ans. J’ai déjà traversé les mers du Sud mais ce n’est pas pour ça que je sais faire, c’est différent à chaque fois. Passer trois à quatre semaines là-bas, ça n’a rien à voir avec une transat. On sait qu’on est très loin, difficile à secourir, on n’a pas le droit à l’erreur. » Son autre objectif est de terminer, bien sûr. Un exploit quand on sait qu’à chaque édition environ 50 % de la flotte abandonnent. « Cette fois, je vise 80 jours. J’espère me faire plaisir comme il y a quatre ans, avec peut-être un peu moins de découverte mais plus de vitesse. »
Diplômé de la prestigieuse école d’architecture navale de Southampton, c’est logiquement que Tanguy de Lamotte fait ses premiers pas dans la course au large en intégrant l’équipe de l’Anglaise Ellen MacArthur, deuxième de l’édition 2000-2001 du Vendée Globe. Concepteur de ses propres bateaux, un Mini 6.50 puis un Class 40 avec lequel il remporte la première Solidaire du chocolat en 2009, le skippeur, qui s’investit beaucoup dans l’association Mécénat chirurgie cardiaque, est aussi un compétiteur. Vainqueur de la célèbre Fastnet avec Initiatives-cœur en 2011, Tanguy de Lamotte grappille ensuite les places en Imoca 60 pieds (18,28 m) en terminant septième de la Route du rhum 2014 puis cinquième de la Transat Jacques-Vabre 2015. « C’est vrai que je suis de plus en plus compétitif comme en Mini ou en Class 40 où je me suis révélé peu à peu. Mais je reste avant tout un architecte naval doublé d’un aventurier… »
Pour cette nouvelle circumnavigation, il part avec un bateau optimisé qui connaît bien la route. Mis à l’eau en 2006, ce monocoque a déjà bouclé deux tours du monde avec Vincent Riou puis Arnaud Boissières. Surtout, il s’agit d’un voilier âgé de 10 ans de moins que son aîné, utilisé il y a quatre ans. « On a réalisé d’importantes modifications pour améliorer encore un peu plus ses performances, explique Tanguy, qui dispose d’un budget de 1 million d’euros annuel, soit l’un des plus petits de la flotte. L’étrave a été modifiée pour donner plus de puissance, on a changé aussi la quille et les safrans. »
Communicant hors pair, maniant avec talent l’humour et l’émotion, il avait ravi les réseaux sociaux il y a quatre ans avec ses photos, ses textes et surtout ses vidéos, qui ont fait le tour de la Toile (Tanguy en train de donner des cours d’aérobic en marcel blanc et short rose sur le pont du bateau ; Tanguy en pleine reprise de Smoke on The Water façon « air guitar »…). Pour ce nouveau Vendée Globe, le skippeur au grand cœur nous réserve-t-il de nouvelles surprises ? « Vous verrez bien… »
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24/10/2016
Chahla Chafiq : « Les intégristes sont obsédés par le corps des femmes »
Entretien réalisé par Mina Kaci, L'Humanité
Chahla Chafiq, sociologue, interroge l’islamisme sous l’angle du rapport entre le religieux, le politique, le sexe et le genre. Dès qu’une femme se voile, dit-elle, ce geste banalise un signe sexuel et symbolise une féminité soumise au regard de l’homme. La condition des femmes questionne radicalement le système social et politique, défend-elle.
Quelle est la signification du voile islamique ?
Chahla Chafiq La philosophie du voile, qui existe en islam comme dans le judaïsme et le christianisme, consiste à dérober les femmes aux regards illicites des hommes. Une analyse approfondie démontre qu’il est révélateur de la situation sociale et politique de la société concernée. Dès l’instant où la religion quitte le domaine de la spiritualité pour devenir la loi qui gère la vie collective et individuelle, la foi entre dans un processus d’idéologisation. Le voile devient la bannière du projet politique islamiste. Opérée depuis les années 1970 dans de nombreux pays, la réislamisation idéologique est systématiquement liée au développement des islamistes. C’est le cas de l’Égypte, l’Iran, l’Algérie, la Tunisie ou encore du Maroc. À partir du vide politique créé par la dictature et la défaite des mouvements humanistes, l’islam politique propose son idéologie comme une offre alternative. Pour infléchir les lois et règles sécularisées, puis installer sa société islamique idéale, il passe, soit par la voie des armes, soit par celle des urnes.
Quel lien peut-il y avoir entre le développement du voile et la situation sociale et politique d’un pays ?
Chahla Chafiq Ne faut-il pas d’abord se demander pourquoi l’imposition sacrée du voile ne concerne que les femmes ? Avec cette question, on entre dans la dimension sexuée du sujet. Quand l’islam devient charia, il préconise une séparation sexuée. C’est flagrant dans le Code islamique de la famille qui renforce la hiérarchisation des droits et des devoirs. L’homme, père, mari, étant le chef, la femme, aimée en tant que fille, épouse et mère, se doit de lui obéir sous prétexte de l’intérêt de la famille. C’est d’ailleurs le cas de l’ensemble des lois religieuses. Elles épousent toutes le système patriarcal qui convient parfaitement à l’autoritarisme. C’est pourquoi, dans certains pays, en dépit de constitutions prônant l’égalité, le principe est bafoué dès qu’il s’agit de la famille. Voté en 1984 en Algérie, le Code de la famille a été négocié avec les islamistes. Le gouvernement a intégré les éléments idéologico-religieux dans le Code de la famille pour préserver son propre régime. L’inclusion de l’identité religieuse dans l’identité nationale a toujours aidé les pouvoirs autoritaires à refuser les droits démocratiques des peuples. Les dictatures ont joué avec les islamistes et avec la religion. Un jeu à double tranchant puisqu’il a permis aux islamistes de se développer jusqu’à leur prendre le pouvoir.
Pourquoi le voile est-il l’emblème du projet politique des islamistes ?
Chahla Chafiq Ils le propagent comme un repère identitaire et le proposent soi-disant pour le respect de la dignité des femmes. Protégées et aimées, elles sont, selon eux, complémentaires des hommes. L’égalité est rejetée, car supposée « occidentale » et non conforme à la « culture musulmane », alors que ce principe est universel et universalisable. Les islamistes confondent sciemment liberté sexuelle, prostitution et pornographie. Ils vantent leur conception de la famille comme garante de la sécurité des femmes, à condition qu’elles se soumettent aux normes et lois dictées au nom de Dieu. Cette perspective peut faire sens auprès des musulmans en quête de repères dans un monde en crise. Les islamistes réhabilitent les valeurs sexistes et sexuelles pour leur offrir un cadre identitaire « sécurisant » et « valorisant ». Cette offre idéologique peut prospérer là où le vide social, culturel et politique se creuse, dans un pays dit islamique mais aussi au-delà, comme en France.
Le voile islamique n’est donc pas qu’un simple vêtement ?
Chahla Chafiq Diverses raisons peuvent expliquer qu’une femme se voile. Mais ce geste banalise un signe sexuel et symbolise une féminité soumise au regard de l’homme. Le corps des femmes est ainsi marqué, comme objet de la convoitise sexuelle. Cela va avec la diabolisation de la libération des femmes, présentée dans la propagande islamiste comme source de dépravation des mœurs et de dislocation des familles. L’islamisme labélise la libération des femmes comme le fruit de l’« Occident impie » et transforme le voile en un rempart contre ses prétendus dangers.
De nombreuses femmes le portent par choix…
Chahla Chafiq La question est bien évidemment différente selon qu’on le porte par choix ou par contrainte. Derrière chaque voile, on ne trouve pas une femme islamiste. Mais le dialogue ne doit pas s’arrêter à la question du choix. Au contraire, il doit continuer en explorant la trajectoire de la personne concernée, l’ambiance dans laquelle elle vit et l’évolution sociale et politique de son environnement. Certains sociologues et intellectuels estiment que le libre choix clôt le sujet. Or, le choix du voile n’est pas équivalent au choix d’un rouge à lèvres. On impose aux femmes, au nom du dieu, un rapport sexiste avec leur propre corps. Celui-ci devient un lieu de péché et de tentation. Dans le même mouvement, les hommes apparaissent comme porteurs d’une virilité non maîtrisable. Tout cela conduit à bannir la mixité comme dangereuse. Les rapports de sexe s’en trouvent aussi diabolisés. Quelles en sont les conséquences en termes d’égalité de sexe et de liberté des femmes ? C’est à cette interrogation que l’on doit répondre.
Pourquoi les islamistes s’intéressent-ils tant au corps des femmes ?
Chahla Chafiq La double image de la femme, celle de la putain et de la mère, persiste dans la culture patriarcale de manière générale. La mère est aimée, protégée dans le cadre familial. La femme libre est identifiée à la putain et la liberté sexuelle est confondue avec la prostitution. Le fait qu’une femme maîtrise son corps a été mal vu dans toutes les cultures patriarcales. Les islamistes propagent cette confusion pour imposer leur ordre régressif dans lequel chacun et chacune a une place prédéterminée par le Tout-Puissant. Ce qui permet d’instaurer un ordre total et totalitaire au nom du divin. La hiérarchisation des sexes offre à l’islamisme la colonne vertébrale d’un ordre fondé sur l’obéissance.
Tous les intégrismes religieux adoptent la même attitude envers le corps des femmes, non ?
Chahla Chafiq Effectivement. Nous retrouvons cette ligne chez tous les extrémistes religieux. Ce fameux « ordre moral » est au centre des projets des mouvements néoconservateurs qui s’appuient sur l’idéologisation religieuse. Le sexisme et l’homophobie sont les éléments fondateurs de leurs idéologies. Leur rejet de la liberté des femmes, des droits des homosexuels s’explique par le désordre que créent ces acquis au regard de l’ordre régressif qu’ils veulent instaurer. Tous diabolisent le corps des femmes et leur refusent la liberté sexuelle. Nous assistons par exemple à une contre-offensive sur le droit à l’avortement dans divers pays. La France a eu une histoire tumultueuse avec l’Église, qui a abouti à la laïcité. Celle-ci a soutenu la possibilité de revendiquer des droits égaux dans la famille. Et beaucoup de catholiques, des deux sexes, en ont été soulagés. Quant aux intégristes juifs, on retrouve chez eux le même refus obsessionnel de la mixité hommes-femmes. On se souvient du scandale provoqué, en Israël, par la revendication de séparer les femmes et les hommes dans les bus.
Pourquoi les islamistes ne parlent plus de peuple, mais d’oumma, cette communauté des croyants ?
Chahla Chafiq Ils ont idéologisé certains concepts religieux, comme celui de l’oumma, qui devient une communauté homogène devant remplacer la notion de « peuple ». C’est une des bases de leur stratégie pour instaurer un régime politique islamiste. Dans ce modèle, le pouvoir affirme sa force au nom de l’autorité divine et soumet les membres de la communauté à un ordre venant de l’au-delà. Dans la citoyenneté démocratique, le peuple est perçu comme une assemblée d’individus libres et égaux, alors que l’oumma islamiste est conçue comme une communauté unie socialement et politiquement par et dans l’islam. Les islamistes s’autoproclament représentants de Dieu sur terre.
Les femmes sont-elles l’avenir de cette oumma ?
Chahla Chafiq Non, elles n’en sont pas l’avenir, mais les gardiennes. Toutes les cultures patriarcales comptent sur les femmes pour perpétuer les traditions au sein du foyer. Ce sont elles qui éduquent les enfants. C’est une immense responsabilité puisque la famille est la cellule de base de l’oumma. C’est commun à l’ensemble des intégristes, la preuve avec la Manif pour tous, où, d’ailleurs, tous y défilent la main dans la main, sans complexe.
Y a-t-il un renouvellement du discours islamiste à l’égard des femmes ?
Chahla Chafiq L’islamisme a en face de lui des femmes qui ont gagné leurs droits à faire des études ou à travailler. Certains courants de l’islamisme (qui est une idéologie pluritendance allant des libéraux aux radicaux) prennent en considération ce mouvement irréversible. Pour ces derniers, le port du voile ne rime pas forcément avec l’enfermement des femmes dans l’espace domestique ni avec leur exclusion des espaces publics et de la société, du savoir et du travail. Dans leurs propagandes, ils mettent en avant l’image d’une collectivité qui met les hommes et les femmes à l’abri des tentations malsaines pour qu’ils puissent agir conjointement en vue de construire une famille et une société selon les normes et lois islamiques. Dans cette optique, la propagande pour le voile se fait plutôt en le présentant, d’une part, comme un rempart contre le désordre sexuel et moral, et d’autre part, comme un moyen de restituer la dignité des femmes en les sortant de la position d’objet sexuel. Le voile devient aussi une condition licite d’accès des femmes musulmanes à l’espace public. D’où les inventions comme le burkini. Comme le disent Tariq Ramadan et ses adeptes : « Le voile est le passeport des femmes musulmanes pour devenir citoyennes. » Mais pourquoi devraient-elles se munir d’un passeport pour accéder à l’espace citoyen ? La réalité est que les femmes ont acquis des droits, et les islamistes essaient d’adapter leur stratégie à cette évolution majeure, ils veulent canaliser leur force dans le sens de leur projet.
Pourquoi le combat pour la liberté des femmes est-il si difficile ?
Chahla Chafiq Les féministes savent que l’émancipation ne peut se réaliser sans l’articulation de l’égalité des droits et de la liberté. Elles savent que sans cela les réformes obtenues se heurtent à des pesanteurs sociales et culturelles, car l’histoire des femmes est sujette à l’histoire des mentalités. La loi doit changer mais les mentalités aussi pour entrevoir l’émancipation. Le droit à l’avortement, par exemple, ne peut être vraiment acquis qu’accompagné d’une éducation conséquente sur l’égalité des sexes et sur les droits sexuels. La liberté individuelle est indispensable à l’avancée de cette éducation, d’autant qu’elle touche à des questions intimes, tels que le corps, la sexualité, l’érotisme et l’amour. Comment travailler sur ces sujets sans reconnaître la liberté comme une valeur commune ? La condition des femmes est en lien dialectique avec cette liberté, et celle-ci interroge le modèle social. Le changement de la condition des femmes questionne radicalement le système social et politique.
Chahla Chafiq est l’auteure d’un premier roman, Demande au Miroir, sorti en 2015 aux éditions l’Age d’homme (19 euros). Docteure en sociologie, elle a publié plusieurs essais sur l’islamisme aux Éditions du Félin et aux Presses universitaires de France (PUF), entre 1991 et 2011. Son dernier essai, Islam politique, sexe et genre (2016, PUF, 24,50 euros), a reçu le prix le Monde de la recherche universitaire. Exilée politique iranienne, elle vit en France depuis 1982. Elle figure parmi les rares spécialistes du monde dit musulman qui décortiquent l’histoire longue de l’islamisme en en montrant les contradictions.
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21/09/2016
Aïcha Ech-Chenna, celle qui a permis de légaliser l’avortement au Maroc
Aïcha Ech-Chenna soutient depuis trente ans les filles mères du Maroc. Il y a quelques mois, elle a contribué à convaincre le roi de légaliser l’ avortement sous conditions. Retour sur un engagement courageux.
Ce mardi de printemps est un jour de chance pour Aïcha Ech-Chenna. Elle a croisé dans un supermarché de Casablanca une inconnue qui lui a remis 100 euros. Comme ça, juste pour dire merci. Et pour l’aider dans son long combat en faveur de celles qui incarnent la honte absolue au Maroc : les mères célibataires. Puis, à peine arrive-t-elle dans la villa de son association, Solidarité féminine, qu’elle s’étonne de voir défiler des hommes chargés de colis. Ils tapissent les murs de son bureau de cartons étiquetés : jouets, vêtements, couches... Ses yeux noirs cerclés de gris sourient. Les bienfaitrices, deux jolies trentenaires qui ont collecté ces dons via un groupe sur Facebook, lui tombent dans les bras. L’une d’elles, Ihssane Benbel, présente le journal télévisé du soir en français de la chaîne 2M. « Elle est un exemple pour beaucoup de femmes, commente la journaliste, séduite. Elle a réussi à imposer le respect dû aux mères célibataires et a été une des premières à casser le tabou sur l’avortement. On l’appelle la Mère Courage. »
Avec son allure de grand-mère gâteau et ses blouses fleuries, Aïcha Ech-Chenna ne ressemble pas à une féministe au poing levé. Il ne faut pas s’y tromper. Elle est au Maroc une des plus ardentes militantes pour le droit des femmes. Reconnue dans la rue, soutenue par ses concitoyens, appréciée des médias, elle devient de plus en plus populaire. A 73 ans, elle savoure ce succès. Elle n’a pas oublié qu’en 2000, après avoir parlé de sujets tabous (l’inceste, les mères célibataires) sur la chaîne Al Jazeera, une fatwa avait été émise contre elle. Les marques de reconnaissance lui sont d’autant plus chères : l’Opus Prize (prestigieux prix humanitaire) aux Etats-Unis en 2009, le titre de chevalier de la Légion d’honneur en France en 2013, et le 12 mai, à Washington, un prix de la Banque mondiale… « Elle mérite le Nobel de la paix », a même déclaré le Nobel de littérature J.M.G. Le Clézio, en septembre, dans une interview au « Monde ». Depuis peu, l’actualité accroît encore sa notoriété. En mars, le roi Mohammed VI a demandé au gouvernement de revoir l’interdiction de l’avortement.
Le Maroc autorise l’avortement dans les cas de viol, d’inceste, et de graves malformations du fœtus
Au Maroc, une femme qui interrompt volontairement sa grossesse encourt une peine de six mois à deux ans de prison. Opposée à cette loi, Aïcha Ech-Chenna a longtemps prêché dans le désert. Désormais consultée officiellement, elle a appelé à la légalisation de l’avortement dans les cas extrêmes (viol, malformations). Des religieux lui reprochent « de toucher à la vie ». D’autres la jugent « trop prudente », comme le médecin Chafik Chraïbi. Gynécologue à Rabat, il est à l’origine de l’actuel débat après avoir participé à un reportage de France 2 sur les avortements clandestins. « Les cas dont parle Aïcha Ech-Chenna ne représentent que 5 à 10 % des grossesses non désirées, nous explique-t-il. Cela ne réglera pas le problème des 600 à 800 avortements clandestins quotidiens. Mais je la comprends, elle connaît la réalité marocaine. » Le roi a tranché. Il a demandé le 15 mai que le Maroc autorise l’avortement dans les cas de viol, d’inceste, et de graves malformations du fœtus. Une législation timide, qui ravit la militante : « C’est une première étape ! »
Aussi déterminée que bavarde, Aïcha Ech-Chenna est intarissable quand elle raconte son combat. La fondatrice de Solidarité féminine s’identifie aisément aux femmes en détresse. Elle aussi a vécu des années chaotiques. Son père, chef de chantier à Marrakech, meurt de la tuberculose quand elle a 3 ans, puis c’est au tour de sa sœur de 18 mois. Elle se retrouve seule avec sa mère, qui se remarie avec un notable.
Elle a 12 ans quand son beau-père – pourtant « très gentil » – lui demande de porter un voile couvrant son visage et d’abandonner l’école pour la couture. Sa mère se rebelle contre le diktat masculin.
Elle envoie sa fille seule en bus chez sa tante près de Casablanca. La petite Aïcha ira à l’école française. Mais, à 16 ans, à la suite de problèmes familiaux, elle doit prendre sa mère en charge et travailler pour la faire vivre. « La peur de se retrouver à la rue, je connais », commente-t-elle. Elle obtient un diplôme d’infirmière. Tandis qu’elle parle de ses multiples postes, elle regarde sa montre. Il est 13 heures, elle n’en est qu’aux années 70. La matinée est trop courte pour sa vie. Elle poursuit autour d’un rfissa, plat de fête à base de galettes, de lentilles et de poulet, cuisiné par de jeunes mères de l’association.
500 femmes par an aidées
A 40 ans, elle décide brutalement de se consacrer aux mères répudiées. C’est un soir de 1981. Après la naissance de son quatrième enfant, elle vient de reprendre son travail d’éducatrice sanitaire et sociale. Dans le bureau de sa collègue assistante sociale, une jeune femme contrainte d’abandonner son bébé donne le sein. « Au moment où l’assistante sociale lui demande de poser son empreinte sur l’acte d’abandon, la mère retire son sein d’un geste rageur, se souvient Aïcha. Le nourrisson crie, le lait asperge son visage. Une voiture le conduira à la maison des enfants abandonnés.
Je n’en dors pas de la nuit, j’y pense en allaitant mon bébé. Je décide de réagir. » Elle découvre les endroits insalubres où sont relégués les enfants nés hors mariage, appelés « ould el haram » (bâtards). « Ils y meurent par paquets », soupire-t-elle. Avec l’appui d’une sœur française, elle crée une garderie pour permettre aux mères célibataires de garder leur bébé, puis, en 1985, elle fonde Solidarité féminine avec une priorité : rendre les femmes autonomes. Elles ont trois ans pour suivre une formation à des métiers tels que la restauration, la coiffure, les soins esthétiques. Les enfants grandissent en crèche, sur place. Aujourd’hui, l’association accueille une trentaine de femmes et compte 35 salariés ou vacataires, sur trois lieux de formation : deux restaurants et un hammam, ouverts au public. Solidarité féminine aide aussi, par téléphone, 500 femmes par an, souvent pour des questions juridiques.
Cette structure a changé la vie de Saadia, 39 ans. Elle a été placée par ses parents à 4 ans comme « petite bonne » dans des familles. Elle a été maltraitée, ses bras sont couverts de cicatrices. A 27 ans, elle est tombée enceinte d’un homme qui n’a pas daigné l’épouser. Orientée vers l’association, elle y a appris à lire et à faire la cuisine. Aujourd’hui, Saadia élève son fils de 11 ans. Elle tient un kiosque épicerie à Casablanca et emploie une femme pour l’aider. La petite bonne est devenue patronne. « Mme Ech-Chenna m’a appris à ne plus me laisser piétiner, explique-t-elle. Elle m’a rendu ma fierté. » Ce n’était pas gagné.
En 2000, sa tête était mise à prix
La morale séculaire assimile les mères célibataires à des prostituées. « Elle m’a aidée à accepter ma situation et à ne pas abandonner mon fils », renchérit Karima, 24 ans, après sa journée de formation. « Elle m’a appris à ne plus avoir honte », sourit Amal, ex-étudiante de 23 ans, qui craint tout de même de révéler à son frère qu’elle a une petite fille. Le seul homme de sa famille n’a pourtant que 14 ans… Malgré le sourire de ces femmes, Aïcha Ech Chenna pense souvent tout arrêter. Elle souffre des critiques, traverse des dépressions – des « burn-out », dirait-on aujourd’hui –, un cancer en 2007.
A chaque fois, elle se relève. Elle, qui s’est toujours gardée de faire de la politique dans cette monarchie autoritaire, semble désormais avoir le soutien du roi. En 2000, alors que sa tête était mise à prix, celui-ci l’a appelée. « Il m’a donné sa bénédiction », confie-t-elle. Ses problèmes de budget aussi se résolvent. Elle a signé en février un partenariat avec la fondation de la Société marocaine des tabacs. Elle va pouvoir accueillir dix mères supplémentaires. D’autres entreprises pourraient se joindre au projet. Madame la présidente est ravie. « C’est un mauvais tour que je joue aux esprits chagrins et aux extrémistes, lance-t-elle, l’air espiègle. Je passe le virus. » Mère Courage n’abandonne jamais.
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