15/11/2017
Lydie Salvayre : « Cette part de nuit, d’étrangeté, est en chacun de nous »
Entretien réalisé par Sophie Joubert, L'Humanité
Prix Goncourt 2014 pour Pas pleurer, Lydie Salvayre signe une tragédie moderne sur le populisme et la haine de l’autre, ancrée dans un village du sud de la France. Entretien.
Tout homme est une nuit est-il né d’un mouvement de colère ?
Lydie Salvayre Je sors d’une période où me sont tombés dessus simultanément le Goncourt et la maladie. Pendant une saison, j’ai été « les cailloux et la boue noire », comme je le dis dans le texte. Le désert, aucun goût pour rien. Je me suis dit que l’impulsion ne reviendrait peut-être pas. Et puis est arrivée la campagne présidentielle. Pas un jour ne passait sans que j’entende une bassesse, une invective, un propos xénophobe ou d’exclusion. Je me suis dit que je ne pouvais pas continuer à faire mes petits romans, comme si de rien n’était. Je ne pouvais pas et ne voulais pas me dérober, même si je tiens en suspicion la littérature qui surfe sur les événements présents pour aller à l’émotion et faire du réalisme à bon compte. Je suis souvent dans le désir du monde et dans le désir de retrait. Cette fois je me suis dit qu’il fallait y aller. À certaines périodes historiques, d’autres l’ont fait : Malraux pendant la guerre d’Espagne, Charles Péguy ou Zola pendant l’affaire Dreyfus… Me sont venues des questions vieilles comme le monde : pourquoi les hommes reportent-ils leurs inquiétudes sur l’intrus, sur l’étranger, plutôt que de s’en prendre à la racine de leur mal ?
Comment traiter aujourd’hui la question archaïque du bouc émissaire ?
Lydie Salvayre Depuis que j’ai terminé le livre, je lis beaucoup sur le populisme. La victime émissaire est légèrement différente des autres, presque conforme mais pas vraiment. Tout est dans le presque. Selon René Girard (1), elle doit présenter des caractères enviables ou odieux. Mon narrateur a les deux, il est enviable car il ne travaille pas, et son teint un peu bronzé le rend haïssable. Ces choses insignifiantes vont devenir peu à peu des preuves irréfutables, à cause d’une espèce de déraison qui s’empare des uns et des autres, un déchaînement des passions. Mais il me ferait horreur d’être dans le camp du bien. J’essaie de semer des indices pour éviter d’opposer le pauvre exclu à l’infâme populiste. Dans le livre, l’étranger n’est pas pure victime, il est enfermé dans des pratiques citadines, qui séparent le public et le privé. Cette barrière est beaucoup moins étanche à la campagne. Mon narrateur s’exprime bien, il peut apparaître comme un érudit, appartenant à l’élite. De l’autre côté, le village se meurt, déserté par l’industrie. Ses habitants ont le sentiment d’être les derniers représentants d’un monde qui s’achève. Ils essaient de faire groupe, tentent de maintenir un collectif.
La construction du roman alterne deux voix, celle du narrateur, l’étranger, sous forme de journal intime et celle des villageois, dans le café. Le personnage d’Augustin, qui arrive plus tard, incarne-t-il une autre voix possible ?
Lydie Salvayre Je ne peux pas écrire tant que je n’ai pas de forme. J’ai tenté la simultanéité, ce qui est impossible en littérature, contrairement à la musique. Augustin n’est ni dans un camp ni dans l’autre. Il représente une France qui ne serait pas dans le ressentiment ou sur la défensive. C’est peut-être une voix idéale, utopique, celle que j’appelle de mes vœux. Il fait partie de ceux que j’appelle les idiots sublimes, un personnage littéraire que j’aime entre tous : le prince Mychkine de Dostoïevski, le brave soldat Schweyk de Brecht, Plume de Michaux, ou le Quichotte. Leur bonté est tellement exceptionnelle qu’elle en paraît incongrue, déconcertante et même scandaleuse. Je ne m’étais jamais autorisé cette figure. Quand Augustin arrive, la logique du roman se poursuit mais ce personnage me permet de respirer entre ces deux camps presque symétriques, qui sont dans un parfait non-dialogue. Un réseau de survie minuscule va se créer et s’avérer efficace face aux déchaînements des passions tristes dont parle Spinoza.
Votre narrateur est, comme vous, d’origine espagnole, et transfuge de classe. Votre histoire de fille d’ouvriers, républicains espagnols arrivés en France pendant la guerre d’Espagne, a-t-elle influencé ce texte ?
Lydie Salvayre Mon narrateur, comme moi, est inscrit dans une histoire familiale qui le rend infiniment sensible à la question de l’étranger. Elle a plusieurs sens : l’étranger dans la cité, parce qu’il est fou ou mal adapté, notre inconscient comme étranger, la maladie comme corps étranger. Le titre du roman dit cette part de nuit, d’étrangeté en chacun de nous. Je suis fille d’ouvriers, d’Espagnols, et comme mon narrateur j’ai ressenti cette honte des origines. Le sentiment que je m’exprimais mal, que mes parents étaient pauvres, que je vivais dans un HLM, était si violent que je n’ai pas pu en faire œuvre jusqu’à ce livre. Il aura fallu soixante-dix ans pour que je m’autorise à en parler. Je me suis tellement battue pour essayer de bien m’exprimer, de bien écrire, de bien me tenir. Nos parents nous ont beaucoup aidées, mes sœurs et moi. Ils voulaient que nous soyons plus républicaines que les républicains, plus laïques que les laïques. Peut-être avons-nous fait tant d’efforts que c’est resté très douloureux, même aujourd’hui. Il y a toujours un angle mort. Je crèverai avec ça.
Votre narrateur dit qu’il est passé maître dans l’art de dissimuler, ses origines et la maladie…
Lydie Salvayre S’arracher aux origines est une entreprise de dissimulation. L’accent, les manières de table sont à vie en nous mais on peut les dissimuler. J’ai vécu dans la communauté des réfugiés politiques espagnols. On entendait des blagues sexuelles à n’en plus finir. J’ai toujours gardé le goût du mauvais goût, de la grossièreté. Quevedo est un exemple parfait de ce qu’est pour moi le baroque : une langue très érudite et extrêmement populaire, voire vulgaire, qui va vers le bas autant que vers le haut. Je crains que, pour quelqu’un de bien né, en ville, cette espèce de vulgarité banale dans laquelle j’ai baigné enfant, celle des cafés de village que je décris dans le roman, soit prise comme une caricature. Tant pis !
Pourquoi ce vers du Cimetière marin de Valéry, qui revient dans le livre : « Le vent se lève, il faut tenter de vivre » ?
Lydie Salvayre Pendant la maladie, on s’accroche à des petites choses. On ne lâche pas. La maladie ne recentre pas, ne fait pas grandir humainement. On est malheureux, c’est tout. Pendant quelque temps, mon narrateur est enfermé par son état. Puis il expérimente qu’il ne peut pas penser seul. On ne pense que parmi les autres, disait Deleuze. C’est la belle théorie du rhizome. L’un de mes personnages dit qu’il voudrait vivre comme Thoreau, au milieu de la nature. Mais si les mots ne se frottent pas à ceux des autres, ils sont ravalés par le cerveau et font une bouillie informe, cette idée m’est assez chère. La parole lie et sépare. Or, dans le café du livre, ils disent tous la même chose et donc ne se parlent pas. La parole est fondée sur l’altérité.
11:24 Publié dans Arts, Connaissances, Entretiens, Livre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : lydie salvayre, tout homme est une nuit | | del.icio.us | Imprimer | | Digg | Facebook | |
29/09/2017
La réforme du code du travail perd son “procès” au tribunal de la fête de l’Huma
“C’est le vrai ou pas ? Il lui ressemble beaucoup quand même!” Dans la foule regroupée sous le chapiteau de l’Agora de la fête de l’Huma, certains participants sont un peu confus. Est-ce vraiment Bernard Thibault, ex-secrétaire général de la CGT qui est en train de s’exprimer – il a pourtant une coupe de cheveux des plus reconnaissables ? Ou bien un acteur, comme bon nombre des personnes présentes des deux côtés de la scène de ce “tribunal” censé statuer sur la réforme du code du travail ? Que le public se rassure : c’était bien le vrai Bernard Thibault, comme toutes les “parties civiles” venues s’exprimer à l’occasion de ce vrai-faux procès des ordonnances Macron, déjà critiquées récemment à l'occasion de la manifestation à l'appel de la CGT, le 12 septembre.
Côté défense, en revanche, “Monsieur Profite, Jean Profite” ou encore “Madame Buse, Elsa Buse” (tsoin tsoin!) ne sont pas réels : ils incarnent les personnages de Pierre Gattaz, patron du Medef, ou d’une représentante de la Commission européenne – avec le discours qui va avec. L’idée de ce simili-procès, notamment animé par la “présidente du Tribunal” – Laurence Mauriaucourt irl, journaliste à l’Huma, qui a revêtu une tenue de juge pour l’occasion ? Faire témoigner toutes les parties prenantes de cette réforme, que ce soit ses détracteurs ou ses partisans. Une façon “moins rébarbative” que les débats classiques d’évoquer la question, dixit les dires d’un festivalier près de nous pendant la conférence, mais aussi de rappeler le contenu – et les potentielles conséquences sur les travailleurs – de ces fameuses ordonnances. Sont évoquées, pêle-mêle : la baisse des indemnités prud’homales en cas de licenciements sans cause réelle et sérieuse, la potentielle fin des accords de branche ou encore la primauté donnée au périmètre hexagonal pour appréhender les difficultés économiques des multinationales licenciant en France.
12:02 Publié dans Cactus, Connaissances, Economie, Société | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : loi travail, procès, l'humanité | | del.icio.us | Imprimer | | Digg | Facebook | |
19/09/2017
Nathalie Peyrebonne Éloge du déraillement
Après une enfance passée au Costa Rica, Nathalie Peyrebonne grandit en banlieue parisienne. Elle a été élève de l'École normale supérieure de Fontenay-Saint-Cloud. Elle est actuellement maître de conférences à l'université Sorbonne Nouvelle.
Spécialiste de l'Espagne du Siècle d'or (XVIe – XVIIe siècles), ses travaux sur la littérature de l'époque sont en lien avec une étude des sociabilités classiques, et notamment des sociabilités alimentaires (le boire et le manger).
Elle est aussi journaliste littéraire pour la revue Délibéré et pour Le Canard enchaîné,
Romans
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Rêve général, Phébus, 2013 (Libretto, 2014) (Prix Botul 2013)
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La silhouette, c'est peu, Phébus, 2015.
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Votre commande a bien été expédiée, Albin Michel, 2017.
REVE GENERAL
Jean-Claude Lebrun, L'Humanité, Jeudi, 4 Avril, 2013
Rêve général, de Nathalie Peyrebonne. Éditions Phébus, 2013, 160 pages, 13 euros, édition Libretto, 7,70 euros
Voici un premier roman joyeux, frais, tonique. Habité par quatre personnages qui sortent de leurs trajectoires et goûtent une liberté nouvelle. Ils s’appellent Louis, Edmond, Céleste et Lucien. Ils sont premier ministre, agent de sécurité dans un bar, conductrice de métro, professeur dans un collège. Et ont en partage de soudain ne plus vouloir jouer le jeu. Comme au tout début du livre, avant qu’eux-mêmes n’entrent en scène, ce footballeur désigné pour tirer un penalty, qui choisit de tourner le dos au ballon et de regagner les vestiaires. Tous, en somme, acteurs d’une manière de révolte douce qui ressemblerait presque à une révolution.
Ce matin du 5 janvier, lendemain inhabituel des vœux du Président (il « n’allait pas écourter ses vacances au soleil pour une allocution télévisée »), Louis a décidé de ne pas sortir de sa chambre à Matignon. Edmond non plus ne se rend pas au travail, il flânera au marché pour assouvir sa passion pour la cuisine. De son côté, Céleste va quitter son poste de conduite, délaisser sa rame à quai et remonter à la surface. Enfin, Lucien plantera en plein cours ses élèves de 4e 3 et partira en balade dans Paris. Un rêve général, qui peut s’entendre aussi comme une grève générale d’un nouveau genre, a pris son essor. Sorte de déraillement délibéré hors des chemins tracés d’avance et des assignations de toutes natures. Tel un refus des règles prétendument naturelles qui régissent nos destinées d’êtres sociaux. L’on suppute en Nathalie Peyrebonne une moderne lectrice de Paul Lafargue et de son Droit à la paresse, paru en 1880. Non pas seulement conteuse des rébellions minuscules, dont les quatre récits peu à peu s’entrecroisent pour composer un véritable roman de l’émancipation, mais critique radicale d’une économie politique et de son idéologie.
Tandis que le Président reprend le vieux refrain des possédants et « s’égosille (...) au boulot, au boulot, au boulot », des êtres renouent sans le savoir avec d’anciennes luttes. Ils partent à la conquête de temps libre, s’arrachent à l’aliénation, montrent qu’il est possible de vivre mieux en travaillant moins. En somme, font revivre la belle idée d’émancipation humaine tant mise à mal par l’ultralibéralisme. « Quelques mythes, quelques rêves, quelques fraternités » retrouvent ici une inespérée vigueur. Car le mouvement rapidement s’élargit, provoquant « comme une grande panne dans le pays ». Un Mai 1968 à la mode contemporaine, sans concertation, sans organisation, sans revendications formulées, sans références historiques. Mais témoignant de la persistance forte d’une aspiration. Nathalie Peyrebonne propose le roman de ce temps inédit, à des années-lumière de la terminologie et des représentations habituelles. Aussi peu conventionnelle que le fut Paul Lafargue à son époque. Un air libertaire souffle ici puissamment.
Le rêve général s’est maintenant installé depuis deux semaines. Plus question de cette rentabilité et de cette efficacité qui tenaient lieu d’uniques caps. On respire, on regarde autour de soi, on se regarde et l’on se parle. Céleste croise ainsi Lucien au moment où, place Vendôme, celui-ci entartre le Président qui porte le prénom de Wolf : ce personnage régressif, porteur de la vieille pensée réactionnaire, ne peut évidemment voir en l’homme qu’un loup pour l’homme. Sous ses allures souriantes, le roman en effet porte loin. Constituant un salutaire précis de rébellion, contre l’idéologie restauratrice plus que jamais à l’œuvre.
13:19 Publié dans Connaissances, Livre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : nicole peyrebonne, écrivain | | del.icio.us | Imprimer | | Digg | Facebook | |
04/09/2017
Crise humanitaire. 300 000 Yéménites souffrent du choléra
Lina Sankari, L'Humanité
La guerre menée par Riyad plonge le pays dans le chaos. La population doit faire face à une épidémie fulgurante dans l’indifférence générale.
Aux massacres de civils lors de « bavures » de l’armée saoudienne – appuyée par les États-Unis –, à l’horreur de la famine est venu s’ajouter le choléra. L’épidémie au Yémen a d’ores et déjà tué 1 600 personnes et contaminé 300 000 autres ; 7 000 nouveaux cas se déclareraient quotidiennement, selon le Comité international de la Croix-Rouge (CICR). Les régions de Sanaa, Hodeïda, Hajja et Amran sont les plus touchées. Le conflit, qui déchire le pays depuis 2014, oppose les forces gouvernementales du président Abd Rabbo Mansour Hadi, repliées à Aden et soutenues par Riyad et sa coalition sunnite, aux rebelles chiites houthis qui ont pris le contrôle du Nord, dont la capitale, Sanaa.
Une économie privée de liquidités
L’insalubrité, l’absence d’accès à l’eau, la famine, les structures médicales débordées, le manque de médicaments et les déplacements massifs de populations ont favorisé la propagation éclair de la maladie. « L’effondrement des systèmes d’assainissement et d’approvisionnement en eau, les hôpitaux à peine fonctionnels et l’économie privée de liquidités font que 27,7 millions de Yéménites font face à une catastrophe humanitaire implacable », souligne Bismarck Swangin, responsable de la communication pour l’Unicef au Yémen. À l’hôpital Al-Sabiine (Sanaa), les patients affluent au rythme d’au moins un par minute. Faute de capacité d’accueil, ils sont répartis dans des tentes ou, à même le sol, dans les couloirs. En outre, ajoute Bismarck Swangin, « les centres de santé ont cessé de fonctionner soit parce qu’ils ont été endommagés, soit parce qu’ils sont à court de carburant et de fournitures, ou encore parce que le personnel a fui ».
Côté responsabilités, Washington est bien placé
À plusieurs reprises, et en totale violation du droit, la coalition a bombardé des hôpitaux dont les coordonnées GPS avaient pourtant été fournies aux belligérants par les organisations humanitaires. En mai, les éboueurs, qui ne percevaient plus leur salaire, comme les salariés du public, se sont mis en grève, accélérant la propagation du choléra. Dans l’échelle des responsabilités, Washington est bien placé. Par leur blocus naval, les États-Unis paralysent les infrastructures du pays. À l’approche de la saison des pluies, l’ONU alerte sur le développement de la pandémie à un rythme « sans précédent ». L’Unicef chiffre ses besoins à 83 millions de dollars afin de stopper la propagation du choléra. Le Haut-Commissariat de l’ONU aux réfugiés (HCR) déplore pour sa part moins de 30 % de l’aide promise.
17:54 Publié dans Actualités, Connaissances, International | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : yemen, choléra | | del.icio.us | Imprimer | | Digg | Facebook | |