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29/08/2017

Le capitalisme est incompatible avec la survie de la planète

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Humanite.fr, Jean-Jacques Régibier

Alors que les études se succèdent pour démontrer la gravité et l’étendue des atteintes à l’environnement, peut-on faire confiance au capitalisme pour réparer ce qu’il a produit ?
Non, répondent des scientifiques, militants environnementaux et eurodéputés réunis à Bruxelles par la Gauche Unitaire Européenne (1). Ils proposent d’autres alternatives.
Les mauvaises nouvelles sur le réchauffement climatique et la dégradation de l’environnement s’accumulent à un rythme alarmant depuis le début de l’été sous forme d’une avalanche d’études scientifiques qui aboutissent toutes au même diagnostic : si des mesures drastiques ne sont pas prises très vite à l’échelle mondiale, une partie de la planète risque de devenir invivable dans un délai assez bref. Certaines études concluent même qu’il est déjà trop tard pour redresser la barre.
 
Florilège non exhaustif de ces chroniques estivales d’une catastrophe planétaire annoncée :
 
- Dans la revue Nature, le climatologue français Jean Jouzel et un groupe de scientifiques, prévoient que si d’ici 3 ans les émissions de gaz à effet de serre ne sont pas stabilisées, la planète passera dans un autre type climat aux conséquences « catastrophiques » : recrudescence des décès dus à la chaleur ( certaines régions de France connaitraient des températures supérieures à 50° ), des incendies, accroissement des réfugiés climatiques venant de régions particulièrement touchées comme la Corne de l’Afrique, le Moyen-Orient, le Pakistan ou l’Iran ( on compte déjà actuellement 65 millions de réfugiés climatiques sur la planète ), baisse des rendements agricoles, etc...
 
- Un rapport établi par plus de 500 scientifiques dans plus de 60 pays, (2) montre que 2016 aura été l’année de tous les records en matière de températures, d’émissions de gaz à effet de serre, de montée des océans et de terres soumises à la sécheresse.
 
- Selon le climatologue américain Michael Oppenheimer, avec le retrait des Etats-Unis de l’accord de Paris, les chances de réussir à le mettre en œuvre ne dépassent pas 10% ( d’autres chercheurs parlent de 5% de chances.)
 
- Selon une étude réalisées par les chercheurs du Massachusets Institut of Technology ( MIT ) et de l’Université Loyola Marymount, la chaleur risque de rendre l’Asie du Sud-Est invivable d’ici 2100.
 
- Une évaluation scientifique effectuée en avril dernier par l’Unesco conclut que si les émissions de gaz à effet de serre ne sont pas réduites très rapidement, les 24 sites coralliens classés au patrimoine mondial  auront disparu d’ici à 2100. C’est déjà le cas pour 20% d’entre eux.
 
- Début juillet, une étude menée par des chercheurs américains et mexicains (3) montre que les espèces de vertébrés reculent de manière massive sur terre, à un rythme inégalé depuis la disparition des dinosaures il y a plus de 60 millions d’années. Les chercheurs parlent de « sixième extinction de masse des animaux » et analysent les conséquences « catastrophiques » de cette « défaunation » aussi bien sur les écosystèmes que sur l’économie et la société en général.
 
- Selon article de la revue Science Advances, la fonte des glaces du Groenland, région qui se réchauffe deux fois plus vite que le reste de la planète, va s’accélérer dans les prochaines années. Selon l’un des auteurs de cette étude, Bernd Kulessa ( Collège des sciences de l’université britannique de Swansea ), si les glaces devaient disparaître complètement, le niveau des océans monterait de 7 mètres.
Comme pour le confirmer, il y a quelques jours, un méthanier de 300 mètres battant pavillon du groupe Total, franchit le passage du Nord-Est habituellement obstrué par la banquise, sans l’aide d’un brise-glace. Ce rêve de relier l’Atlantique au Pacifique par le Détroit de Bering que caressaient depuis longtemps les pétroliers, mais aussi des états comme la Russie, est désormais une réalité.
 
- Pour couronner le tout, un institut de recherche international  travaillant sur les données fournies par l’ONU (4), nous apprend que depuis la fin du mois de juillet, la planète vit « à crédit », c’est-à-dire que l’humanité a consommé en 7 mois, toutes les ressources que la terre peut produire en une année. Circonstance aggravante : cette date fatidique arrive désormais de plus en plus tôt.
En prime, toujours au chapitre de la consommation, une autre étude nous indique que si tous les habitants du monde voulaient vivre comme un Français, il faudrait trois planètes terre pour assurer leurs besoins.
 
Le capitalisme responsable
Si toutes ces études se recoupent et se complètent sur les constats, elles s’accordent également sur leurs causes : c’est bien le développement explosif de la production et l’exploitation sans limite des ressources de la planète depuis le début de « l’ère industrielle », qui est la cause de la catastrophe en cours. Le fait que la situation se soit dégradée à très grande vitesse au cours des dernières décennies en est une preuve supplémentaire. Cette accélération est liée directement au développement du capitalisme dans les pays émergents, et plus généralement à l’extension hégémonique de ce mode de production à l’ensemble de la planète. Rappelons que la Chine, premier pays émergent, est aussi le premier pays émetteur de gaz à effet de serre, juste devant les Etats-Unis, première puissance capitaliste mondiale. « La logique de la croissance va vers l’autodestruction du système, voilà ce qui se passe quand on confie la gestion des ressources de l’humanité à des privés », juge le député européen espagnol Xabier Benito ( GUE-GVN .)
C’est également l’avis de Daniel Tanuro qui rappelle que le but du système capitaliste étant de produire de la survaleur, il n’y a pas d’autre solution que de remplacer le travail vivant par du travail mort pour lutter contre la baisse du taux de profit, donc « d’accroître de plus en plus vite la masse des marchandises, ce qui amène à consommer de plus en plus de ressources et d’énergie. » Et l’écosocialiste le répète : « la croissance capitaliste est la cause de la crise écologique, dont le chômage massif permanent est l’autre aspect.» C’est pourquoi, pour Daniel Tanuro, il est indispensable de  lier les combats sociaux et environnementaux.
Pas d’illusion non plus à se faire du côté du « capitalisme vert » promu notamment par l’Union européenne au niveau international. Pour Daniel Tanuro qui y a consacré un livre, « capitalisme vert est un oxymore. » Ce que l’on constate aujourd’hui dans les destructions qu’il opère partout sur la planète, c’est bien au contraire sa violence, dit Eleonera Forenza, qui explique par exemple comment le sud de l’Italie est ainsi devenu la décharge du Nord.
 
Quelles alternatives ?
Une fois reconnu que la voie préconisant la « modernisation » du capitalisme, son « verdissement », est une impasse ( de même que la promotion des valeurs « post-matérialistes » ou « post-classes » qui l’accompagnent ), il faut poser clairement, analyse l’historienne Stefania Barca, que « le capitalisme est le problème, » et pensez la politique a partir de cet axiome, dans des termes nouveaux par rapport à ceux du XXème siècle. « Où est-ce qu’on peut bloquer le capitalisme ? » devient une question politique centrale, explique Dorothée Haussermann, de Ende Gelände, un vaste collectif d’organisations environnementales et de groupes politiques qui concentre ses actions sur le blocage des mines de lignite et de charbon en Allemagne. « Le charbon fait partie du problème du réchauffement climatique, on doit en empêcher la production. Il faut commencer quelque part, c’est à nous de prendre les choses en mains, » explique Dorothée Haussermann.
 
En matière de changement climatique, ce n’est pas l’information qui nous manque, fait remarquer Rikard Warlenhus ( Left Party, Suède ), mais on a l’impression que changer les choses est au delà de nos possibilités. C’est, pour les raisons que l’on vient de voir, parce qu’au fond, remarque l’eurodéputé Ernest Cornelia ( GUE / Die Linke ), « imaginer la fin du capitalisme est impossible. » Pour lui, la question devient donc : « comment passer du stade actuel à l’étape suivante ? » Cette question est d’autant plus centrale que, comme l’explique Rikard Warlenhus, « les dossiers climatiques ont tendance à nous diviser. » Par exemple, explique Dorothée Häussermann, « le mouvement environnemental peut être conçu comme une menace à l’emploi.» C’est la raison pour laquelle une partie du mouvement syndical est converti au « capitalisme vert », bien qu’il soit évident que le chômage continue à augmenter, ou que de nombreux syndicats soutiennent les énergies fossiles. « Une difficulté à mettre sur le compte de 3 décennies de déclin du mouvement ouvrier », analyse l’historienne Stefana Barca, dont il faut être conscient qu’elle provoque des divisions. C’est pourquoi, ajoute-t-elle, il faut concevoir le combat pour l’environnement comme « une forme de lutte des classes au niveau planétaire entre forces du travail et capital. »
 
Constatant la vitalité des combats pour l’environnement menés partout dans le monde sous des formes et par des acteurs très différents, les intervenants insistent tous sur la nécessité de promouvoir des articulations entre tous ces mouvements et des acteurs institutionnels quand ils existent ( des villes, des régions, par exemple ), ou des syndicats, des partis, et ce, au niveau mondial. L’objectif est de se situer « à la même échelle d’action que notre adversaire », explique Rikard Warlenhus « parce que le capital dépasse la structure de l’Etat national. »
 
Le rôle crucial des femmes
De nombreux analystes soulignent également comme un point central, le rôle des femmes dans le combat écologique et social. Il ne s’agit pas de dire qu’il est bien que les femmes y participent à égalité avec les hommes ( l’égalité homme-femme est un leitmotiv  consensuel de nos sociétés, en général jamais respecté ), mais bien de repérer l’apport spécifique, déterminant et innovateur des femmes, en tant que femmes, dans les nouvelles formes de combat. La députée italienne Eleonora Forenza ( GUE-GVN ) voit dans les mobilisations qui ont suivi la catastrophe de Seveso en juillet 1976, l’événement fondateur de cet éco-féminisme. « Ce sont les femmes qui ont joué un rôle essentiel en exigeant que soient menées des études médicales, car les femmes enceintes risquaient de donner naissance à des enfants malformés. Ce sont également elles qui ont lancé les premiers appels pour l’IVG en Italie. » ( L’IVG a été légalisé en 1978, mais il est toujours très difficile de la faire appliquer, ndlr.) Cet apport des femmes au combat écologique est également majeur pour Daniel Tanuro qui explique que « la place que le patriarcat donne aux femmes, leur procure une conscience particulière. » Il rappelle que 90% de la production vivrière dans les pays du Sud est assurée par des femmes, faisant d’elles le fer de lance de tous les combats actuels liés à l’agriculture, à la propriété de la terre, aux pollutions ou au climat.
 
(1) Colloque au Parlement européen, 27 mars 2017, Bruxelles publiées dans les Proceedings of the Natural Academy of Science ( PNAS )
(3) publié en juillet par l’Agence américaine océanique et atmosphérique ( NOAA ) et L’American Meteorological Society ( AMS ),
(4) Le Global Foodprint Network, Oakland ( Californie )
(5) Daniel Tanuro, « L’impossible capitalisme vert », La Découverte.
 

04/03/2017

« Macron, c’est Tony Blair avec 20 ans de retard »

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Propos recueillis pas Lola Ruscio, Humanite.fr

Entretien avec l’économiste Frédéric Farah, co-auteur de l’ouvrage « Introduction inquiète à la Macron-économie » et professeur d’économie à l’université Paris III.
 
Quelle est votre appréciation de son programme économique dévoilé intégralement jeudi ?

Frédéric Farah : Macron est vendu comme du neuf, mais ce qu’il propose est poussiéreux. Il s’inscrit dans la continuité avec la ligne social-libérale du gouvernement tout en appuyant sur l’accélérateur.  On pourrait croire que la nouveauté se trouve dans sa réforme du marché du travail ou de l’assurance-chômage, mais elles sont directement inspirées du modèle anglais.  Alors que l'assurance-chômage est aujourd'hui financée par les cotisations salariales et patronales, il veut que ce système soit financé par l’impôt. Ce qui va engendrer un Etat social au rabais : tout le monde va bénéficier d’un minimum chômage, mais les indemnités vont être tirées vers le bas, comme c’est le cas en Grande-Bretagne. Pareil sur l’arrêt du versement des allocations chômage en cas de refus après des offres d’emploi, elles aussi inspirées par Margaret Thatcher. Autant de mesures qui ne combattent pas le chômage, mais les chômeurs.

Il s’inspire aussi de la flexisécurité danoise, initiée dans les années 1990, qui repose sur un marché du travail « flexible » et sur des facilités à licencier et embaucher, en assurant aux personnes une allocation modulable dans le temps et un accès à la formation. Dans ce sillage, Macron pense qu’accorder plus de flexibilité  sur le marché du travail revient à créer automatiquement des emplois. L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), qui préconisait cette recette en 1994, concédait en 2004,  qu’il n’y a pas de corrélation entre la création d’emplois et la  flexibilité.  Au bout de la logique libérale, la flexibilité conduit à la modération salariale : le salaire est perçu comme un coût à comprimer pour gagner en compétitivité.
 
En ce sens, son projet s’inscrit-il dans les politiques d’austérité mises en œuvre en Europe ?
Oui. Emmanuel Macron est euro-compatible : il promet un plan de relance de 50 milliards et une réduction des dépenses publiques à hauteur de 60 milliards d’euros, en restant très flou sur la manière dont il va le faire. Comme il ne veut pas changer de cadre européen, il va davantage libéraliser, miser sur la  formation et la  mobilité en espérant que ça marche,  accroître le contrôle des chômeurs… Il reste dans cette logique qui consiste à traquer la dépense publique, comme si elle était improductive par nature. A l’instar des élites françaises, le candidat souhaite amplifier les réformes structurelles pour obtenir les faveurs de l’Allemagne. C'est-à-dire réformer le droit du travail et la protection sociale et ne trouve rien à redire sur l’euro ou les règles budgétaires. Sans sortir de ces règles européennes, une seule orientation politique est possible, qui repose sur un élargissement de la concurrence et un renforcement des mécanismes de marché.
 
L’alternative pour sortir de l’austérité est européenne ?
Oui, mais pas dans l’Europe que nous connaissons. Depuis le tournant de la rigueur sous Mitterrand, et plus que dans les décennies précédentes, la France a choisi d’associer son avenir au sein de la construction européenne. Personne n’a remis en cause cette idée, qui a été reprise par les majorités gouvernementales successives. Mais, aujourd’hui, les candidats devraient débattre sur notre rapport à l’Europe. Il appartient à la France de redonner vie au couple franco-allemand, non pas en se soumettant à son modèle, mais en lui expliquant qu’elle a intérêt à redevenir une Allemagne européenne, comme ce fût le cas pendant la guerre froide, et non plus une Europe allemande, comme c’est le cas aujourd’hui.
Concernant la zone euro, même le FMI, qui n’est pourtant pas une organisation altermondialiste, explique que la monnaie européenne est surévaluée pour l’économie française et sous-évalué pour l’économie allemande. Emmanuel Macron a choisi de ne pas s’emparer de ce débat. Pourtant la solution est européenne. 

12/02/2017

Syrie. Des combattantes arabes contre Daech

combattante syrie.jpgJusque-là, il n’y avait que les femmes kurdes qui avaient pris les armes contre les djihadistes. Mais depuis quelques temps, dans cette région du nord est-syrien, près de Raqqa, elles sont de plus en plus nombreuses, ces jeunes femmes arabes à imiter l’exemple de leurs consœurs kurdes et à rejoindre les rangs des « Unités de protection de la femme », au sein des Forces démocratiques syriennes (FDS, coalition arabo-kurde). Lesquelles ont fait montre d’une redoutable efficacité en s’emparant de plus de 200 villages à proximité de Raqqa, le fief de Daeh. 

L’engagement de ces jeunes femmes arabes dans les rangs des FDS constitue une révolution dans cette région conservatrice du nord-est syrien traversée par l’Euphrate, une région où de tout temps, y compris sous le régime du parti Baas, les femmes sont confrontées à la persistance du poids dominant des traditions et de l’archaïsme bédouin et religieux. Elles assument pleinement leur nouveau statut : « Mon but est de libérer la femme de l'oppression de Daech mais aussi de l'oppression de la société » affirme l’une d’elles. 
 
Le nombre de combattantes arabes ayant rejoint les FDS s'élève actuellement à plus de 1.000, assure la kurde Jihan Cheikh Ahmad, une des porte-parole des YPG (Unités de protection du peuple). Les victoires remportées contre l'EI les ont encouragées à se rallier aux FDS. En 2014, l’Algérienne Linda Chalabi, mariée à un kurde syrien, était la première femme non kurde à s’engager dans les rangs des « Unités de protection de la femme » à Kobané. Elle semblait être une exception. « Je vis ici depuis 7 ans, mon mari est ici, je me suis habituée aux gens ici.
C'est mon deuxième pays, je me sens comme si j'étais en Algérie, pas dans un pays étranger. Je ne peux pas abandonner Kobané simplement » témoignait-elle en décembre 2014 sur la chaîne privée algérienne KBC, propriété du journal arabophone algérien El-Khabar.
 
Depuis, d’autres femmes non kurdes l’ont donc rejointe. 
Raqqa est le principal objectif des FDS appuyées par la Coalition internationale. Ces jeunes femmes arabes et kurdes seront sans doute en première ligne aux côtés de leurs homologues hommes face aux djihadistes de Daech, terrés dans leur capitale autoproclamée. 

11:41 Publié dans Connaissances, International | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : syrie, combattantes | |  del.icio.us |  Imprimer | | Digg! Digg |  Facebook | | Pin it!

27/01/2017

André Orléan : « Pour Keynes, le capitalisme est un moment transitoire dans l’histoire »

Entretien réalisé par Dominique Sicot, Humanité Dimanche

orlean.jpgL’œuvre de John Maynard Keynes (1883-1946) est entrée le 1er janvier dans le domaine public. Mais si l’économiste britannique demeure relativement connu du grand public pour avoir inspiré les politiques publiques de l’après-Seconde Guerre mondiale dans bon nombre de pays occidentaux, ses écrits, rarement traduits en français, sont peu accessibles aux non-spécialistes. A l’exception peut-être de sa « Lettre à nos petits enfants », que viennent de publier Les Liens qui libèrent. André Orléan, directeur d’études à l’EHESS, qui en a rédigé la préface, met en évidence le regard très original que ce libéral « hérétique » portait sur le capitalisme et les ruptures conceptuelles qu’il a opérées.

Vous avez écrit une préface au texte de Keynes, « Lettre à nos petits-enfants », réédité par Les liens qui libèrent. Etes-vous à l’initiative de cette réédition ?

André Orléan. L’initiative vient de l’éditeur qui m’a sollicité pour la préface. Je ne suis pas keynésien, je suis marxiste. Mais j’apprécie beaucoup Keynes- et ce texte en particulier. Même si Keynes n’a aucune estime pour Marx ! Il a des phrases très dures contre le marxisme, parlant d’ « une doctrine dont la bible […] est un manuel d’économie périmé »*.

Pourquoi relire ce texte aujourd’hui ?

André Orléan. C’est à l’origine un article publié en 1930. Il y est question de rareté et d’abondance, thèmes aujourd’hui d’actualité en raison de la crise écologique. On y retrouve le regard original de Keynes sur le capitalisme.

Si Keynes se dit lui-même libéral, il s’est souvent opposé aux idées du libéralisme. Pour les libéraux, l’organisation économique que nous connaissons est la bonne, elle permet de produire de manière efficace, d’assurer la liberté d’entreprendre. Et il n’y a pas de raison que cela cesse. Le capitalisme, pour Adam Smith par exemple, est un fait de nature, puisqu’il est dans la nature de l’être humain d’échanger.

Or, dans ce texte, Keynes rompt radicalement avec cette vision. Pour lui, le capitalisme est un moment nécessaire mais transitoire dans l’histoire de l’humanité - ce qui le rapproche de Marx.  La mission historique du capitalisme est d’en finir avec la rareté de façon à ce que l’être humain, libéré de la lutte pour la subsistance, puisse enfin exprimer la plénitude de ses potentialités. Pour Keynes, cette disparition à venir du capitalisme est tout à fait souhaitable parce que les valeurs qui fondent ce régime économique sont, à ses yeux, éminemment condamnables. Deux d’entre elles sont particulièrement visées dans ce texte : l’amour de l’argent, et « l’intentionnalité », la propension à être plus intéressé par demain que par aujourd’hui. Cette condamnation vigoureuse des fausses valeurs du capitalisme fait de Keynes un libéral tout à fait à part.

Ce texte date de 1930, en pleine crise économique. Il est pourtant optimiste

André Orléan. Oui, puisqu’il y est écrit que dans 100 ans, autrement dit en 2030, la production des pays développés aura été multipliée entre quatre et huit fois. C’est une forme d’optimisme. Et de lucidité, puisqu’en effet, la crise des années 1930 a fini par être surmontée.

Malgré tout, Keynes fait une grosse erreur d’analyse en estimant que le principe d’existence du capitalisme serait de satisfaire les besoins - idée très commune dans la pensée libérale. Même s’il comprend bien qu’il existe des faux besoins, globalement il pensait qu’une fois que le capitalisme aurait permis de satisfaire les besoins essentiels de l’individu, il serait amené à disparaître.

Il ne voit pas que pour fonctionner, le capitalisme doit créer perpétuellement des besoins, sans lesquels, faute de demande, il meurt. Autrement dit, la rareté est au principe même du capitalisme. Elle lui est indispensable. Pour faire du profit, il faut inventer constamment de nouveaux besoins.

Ce processus entre aujourd’hui en contradiction violente avec la finitude du monde. La sobriété est devenue un impératif incontournable. Le capitalisme ne sachant pas être sobre, la seule solution passe par une rupture avec le capitalisme et ses fausses valeurs.

Keynes a eu l’intuition du désir d’accumulation qui est au centre du capitalisme, mais sans voir que la recherche du profit en est le moteur. N’est-ce pas contradictoire ?

André Orléan. Keynes, qui se disait lui-même « hérétique », était très opposé au libéralisme du « laisser-faire ». Il ne croit pas à l’auto-ajustement du système de marché. Et le lie à la question de la monnaie. Pour la théorie libérale, la monnaie est essentiellement un moyen de transaction, qui facilite les échanges. Pour Keynes, elle est beaucoup plus problématique, parce que le désir de monnaie, en soi, est perturbateur. Il affaiblit la propension à consommer et sans consommation, pas de profit, pas de croissance, et, en conséquence du chômage qui est le problème essentiel qu’affronte Keynes dans les années 1930. Keynes voit aussi que ce désir d’argent a une dimension perverse et irrationnelle. Dans ce texte, il parle même de « pulsion mi-criminelle mi pathologique » que l’on « laisse en frissonnant aux spécialistes des maladies mentales ».

Aussi, plutôt que la question du profit, c’est celle du caractère perturbateur de la monnaie que pose Keynes. Une de ses forces, c’est de comprendre la puissance néfaste de la monnaie et d’essayer de l’analyser.

Vous souligniez que Keynes a sans doute sous-estimé les besoins secondaires, créés sans cesse par le capitalisme. Depuis son époque, le capitalisme a poursuivi la marchandisation du monde. Dans vos propres travaux, vous faites référence aux résistances qu’il y a à cette marchandisation continue

André Orléan. La marchandisation est une question cruciale. Il s’agit d’un processus qui vise à étendre toujours plus loin l’emprise de la valeur économique dans le but de créer de nouveaux espaces de rentabilisation pour le capital. Ses deux formes dominantes aujourd’hui sont la brevetabilité du vivant et l’ubérisation. La pensée libérale justifie cette évolution en faisant valoir les gains d’utilité qu’en retirent les consommateurs. C’est là une analyse tout à fait insuffisante. Il faut plutôt considérer que la marchandisation produit un délitement moral parce qu’elle détruit les formes traditionnelles de la solidarité en les noyant « dans les eaux glacées du calcul égoïste ».

Dans un livre récent, « Ce que l’argent ne saurait acheter » (Seuil), le philosophe Michael Sandel montre bien comment « le marché évince la morale ». Pour illustrer sa thèse, il cite l’exemple d’une crèche où certains parents arrivaient trop souvent en retard pour reprendre leurs enfants. La crèche réagit et pense résoudre le problème en infligeant des sanctions monétaires aux retardataires. Le résultat fût à l’exact opposé. On assista à une multiplication des retards. En effet, dès lors que le retard se monnaye, on change le système de valeurs qui règle la relation des parents à la crèche. Avant, les parents se sentaient liés par un contrat moral. Être en retard les mettait dans une situation fort inconfortable : ils se savaient en dette à l’égard des personnels de la crèche sans avoir aucun moyen simple pour se libérer de cette dette. Cependant, dès lors qu’ils sont autorisés à payer, la situation se transforme radicalement. La dette peut être annulée. Cet exemple montre bien que la marchandisation véhicule certaines valeurs qui viennent se substituer aux valeurs antérieures. Keynes, dans ce texte, montre qu’il est parfaitement averti de l’importance de ces questions éthiques. Le capitalisme, à ses yeux, n’est pas simplement une manière performante de produire. Ces performances ne sont possibles qu’en vertu d’une certaine hiérarchie de valeurs dont il souligne le caractère déplaisant. D’ailleurs, Keynes a toujours défendu l’idée selon laquelle l’économie est une science morale.

Historiquement, la marchandisation de la terre a été une étape décisive dans l’émergence du capitalisme. Ce sont les fameuses « enclosures » auxquelles Marx consacre dans Le Capital d’importants développements. Il s’est agi de détruire la propriété communale « dans le but de faire de la terre un article de commerce ».

 

Marx n’avait-il pas plus l’intuition de la finitude de la nature que Keynes ?

André Orléan. Il me semble que cette question de la limitation des ressources est une question récente. Certes, dans son œuvre, Marx est tout à fait attentif aux ravages que le capitalisme inflige à la nature. Mais on ne trouve pas chez lui, ni chez Keynes, l’idée selon laquelle la finitude de la nature condamnerait le capitalisme. En fait, il faut attendre les années 70 pour que cette question s’impose véritablement.

 

Keynes dit vouloir mettre les économistes « sur la banquette arrière ». Pourquoi ce mépris? 

André Orléan. Cela revient souvent chez Keynes : l’économiste sur la banquette arrière ou, dans ce texte, la comparaison avec le dentiste. Cette dévalorisation de l’économiste découle directement de sa vision négative du capitalisme, régime transitoire fondée sur des fausses valeurs. Pour Keynes, ce qui est important est ailleurs. Il fait preuve à cet égard d’un élitisme certain. Rappelons que, dans sa formation intellectuelle, il a donné beaucoup de place aux principes éthiques de George Edward Moore, un philosophe qui a développé une conception exigeante du bien, étroitement associé au plaisir esthétique. Par rapport à cet ensemble de valeurs, l’économie est tout à fait en bas de l’échelle.

Mais tout ceci est d’une très grande hypocrisie car Keynes a pour son propre rôle d’économiste  la plus haute considération. N’oublions pas que c’est un homme étroitement lié à l’appareil d’État et au gouvernement anglais. C’est lui qui ira négocier à Bretton-Woods en 1944. Il pense que les questions économiques qu’il affronte sont des questions extrêmement difficiles, que très peu de gens sont capables de maîtriser et que lui-même fait partie de ces « happy fews ». Néanmoins, ses convictions éthiques ont joué un grand rôle par le fait qu’elles lui ont permis de développer un regard distancié et critique à l’égard de la réussite économique et des valeurs bourgeoises. D’où l’originalité de ses conceptions.