À la suite de la publication d’un recueil de textes reprenant l’essentiel de ses prises de parole au cours du mouvement Occupy Wall Street, Noam Chomsky revient sur le sens de ses interventions et leurs perspectives.
Vous écrivez dans votre livre que le mouvement Occupy Wall Street n’a trouvé que peu d’écho parmi
les médias aux États-Unis. La même constatation a pu être faite de ce côté-ci de l’Atlantique. Pourtant vous soulignez qu’il s’agit, aux États-Unis, du mouvement de remise en question le plus important du consensus néolibéral qui a prévalu depuis trente ans. Pourquoi
les grands médias ont-ils été si discrets à son propos ?
Noam Chomsky. Que sont les médias de masse ? De manière écrasante, d’énormes entreprises, elles-mêmes souvent parties de plus larges méga-entreprises. Qui les finance ? De manière écrasante, le monde des affaires. Que sont les cercles des classes managériales et éditoriales ? La réponse est dans la question. Pourquoi être surpris qu’ils n’aient aucune sympathie à l’égard de mouvements populaires qui font face à l’oppression de classe ? Qu’ils n’en aient aucune compréhension ? C’est vrai, ce n’est pas 100 % d’entre eux. Il y a d’autres facteurs. Certains aboutissent aux mêmes résultats. Mais c’est assez massif et la documentation sur les effets de cette situation est écrasante.
Le mouvement Occupy a popularisé l’idée que la concentration des richesses dans les mains du 1 % était intolérable dans une société écrasée par le chômage de masse et la précarité. En lisant votre livre, on s’aperçoit que les États-Unis se trouvent dans une situation sociale et économique critique.
Depuis la France, l’Oncle Sam ne semble pas si mal en point. Comment expliquer la timidité des faiseurs d’opinion européens à l’égard de
ce qu’ils continuent à présenter comme un modèle ?
Noam Chomsky. À propos du modèle américain de capitalisme monopoliste d’État financiarisé ? Il me semble qu’ils essayent de l’imiter.
Les manifestations d’étudiants au Chili et au Québec, les Indignados d’Espagne et du Portugal, les grèves et les mouvements sociaux en Grèce, le mouvement Occupy aux États-Unis, d’un côté, depuis plus de trois ans maintenant et l’annonce de la fin de la crise financière internationale, les mobilisations se sont multipliées dans les pays capitalistes dits « avancés ». D’un autre côté,
les indices boursiers de Wall Street et de Francfort retrouvent leurs sommets d’avant l’automne 2008. N’est-ce pas cela qui compte ? Si une nouvelle crise financière se déclenche, pourquoi ne pas utiliser les mêmes remèdes qui ont été utilisés et laisser les États,
les peuples et les travailleurs régler la note ?
Noam Chomsky. Du point de vue des maîtres, c’est tout à fait la bonne idée.
Vous évoquez à de nombreuses reprises l’idée de classes sociales et de luttes de classes. Ces idées qui semblaient avoir reflué jusqu’à maintenant refont surface dans
la conscience sociale. Comment
en faire des facteurs de progrès ?
Noam Chomsky. La lutte de classes n’est jamais cachée. Aux États-Unis, la classe des affaires est une classe hautement consciente de ses intérêts et mène toujours une âpre guerre sociale. Il y a quelques réactions, comme celles que vous évoquez, et si elles grandissent, cette guerre de classe ne sera plus aussi unilatérale et des avancées pourront être obtenues.
La contestation de l’ordre économique est associée, dans toutes les mobilisations actuelles,
à une contestation de l’ordre politique. Dans le même temps que l’ordre néolibéral du capitalisme, c’est la démocratie représentative qui se trouve mise en question. Comment faire avancer la pratique
de la démocratie dans les limites d’un régime qui concentre le pouvoir dans les mains des plus riches ?
Noam Chomsky. La principale question à propos de la démocratie représentative est celle-ci : jusqu’à quelle extension existe-t-elle ? Prenez les États-Unis. Il y a d’excellentes recherches en sciences politiques qui montrent que les 70 % les moins riches, aussi bien en termes de salaires que de patrimoine, n’ont aucune influence sur les décisions gouvernementales. Cette influence n’augmente que lentement jusqu’au sommet de la pyramide de la richesse, qui en obtient tout ce qu’elle veut. Est-ce là une démocratie représentative ? C’est un exemple parmi de nombreux autres.
Faire l’histoire « d’en bas »
Constitué d’une série de conférences données par Noam Chomsky au cours du mouvement Occupy Wall Street, son livre Occupy nous plonge dans cette mobilisation même qui, commencée au centre de la Big Apple, s’est propagée, d’est en ouest, à plusieurs dizaines de villes des États-Unis. Le livre est précédé d’un hommage de l’auteur aux manifestants.
Il évoque cette femme interpellée pour avoir lancé des pétales de fleurs sur le Capitole, siège du Congrès des États-Unis. Au lendemain du discours sur l’État de l’Union, au cours duquel a été tracée l’esquisse d’un New Deal d’inspiration rooseveltienne, cette publication a tout d’abord le mérite de rappeler l’efficace, par son écho mondial aussi, d’un mouvement qui a porté en son foyer la contestation d’un ordre mondial financiarisé.
Elle témoigne aussi de l’engagement d’un intellectuel qui n’a pas hésité à s’inscrire dans la mêlée d’un mouvement social et de s’en faire participant. L’hommage final rendu à la mémoire d’Howard Zinn, acteur de premier plan du mouvement des droits civiques et du courant pacifiste aux États-Unis, historien « d’en bas » et auteur, notamment, de Marx à Soho, est dans le droit fil de cet engagement de la communauté qu’il appelle lui-même.
Entretien réalisé par Jérôme Skalski pour l'Humanité