09/04/2020
L'INVISIBLE : Le contre-journal de confinement de Maryam Madjidi
Prix Goncourt du premier roman pour « Marx et la poupée », professeur de français pour mineurs étrangers isolés, Maryam Madjidi raconte une histoire qui illustre, entre grandeur et lâcheté, comment la période met l’humanité à nu.
Je vous écris pour vous raconter une histoire. Une histoire simple qui s’est passée le 31 mars 2020.
C’est l’histoire d’une femme âgée de 60 ans qui travaille dans un Ehpad à Bagnolet. Elle est infirmière.
Chaque jour, elle se lève tôt, prend sa voiture et va au travail. Là-bas, elle soulage la douleur des personnes âgées dépendantes. En ce moment, il s’agit plus de soulager la douleur mentale de ces personnes vulnérables que leur douleur physique.
Souvent quand elle entre dans une chambre, la personne alitée à la peau ridée et au corps frêle lui demande doucement de lui prendre la main. L’infirmière hésite un instant mais ne peut refuser une telle demande. Elle a le cœur qui se serre et s’approche du lit. Elle enlève son gant, et prend cette main dans la sienne. Elle rassure, soulage, panse avec un seul remède : son humanité.
Ensuite elle va scrupuleusement se laver les mains et remet ses gants pour retourner travailler. Elle sourit derrière son masque. On le voit à ses yeux qui se plissent légèrement et se mouillent d’émotion.
Les résidents de cet Ehpad ne reçoivent plus de visites depuis environ un mois. Ces personnes sont totalement isolées, confinées dans leur chambre individuelle, dans une solitude et une détresse qui grandit jour après jour.
Une solitude pire que le virus
Depuis le début de la pandémie, il y a eu une quinzaine de morts atteints du Covid-19 dans cet établissement.
Ces morts ne sont même pas comptabilisés. On ne les compte pas. Ils ne comptent pas. Ils ne comptaient pas avant. Ils sont les invisibles de cette société.
Mais l’infirmière qui les accompagne dans cette dernière étape de la vie connaît chaque visage, retient chaque nom, appelle chaque famille, trouve toujours quelques mots doux à leur dire.
Elle fait son travail. C’est tout.
D’ailleurs, depuis quelques semaines, elle ne travaille plus en Ehpad mais dans une morgue à retardement. Les couloirs de cet établissement sont des couloirs où la mort plane dans chaque chambre, s’allonge dans chaque lit et attend patiemment en caressant les cheveux blancs d’une tête qu’elle fauchera méthodiquement un peu plus tard.
Elle ne se plaint pas. Elle ne l’a jamais fait. Elle fait son travail. C’est tout. Elle le fait depuis des années. Les conditions n’ont jamais été bonnes. Mais le travail doit être accompli avec la plus grande douceur, la plus grande compassion, la plus grande vigilance.
Elle n’est pas une héroïne. Elle est une infirmière en Ehpad en Seine-Saint-Denis. Elle ne supporte pas le mot « héroïsme ».
Un jour de repos, mardi 31 mars 2020, l’infirmière sort de chez elle pour faire ses courses. Elle pense à mille choses dans sa tête. Elle pense à ses parents dans un autre pays durement frappé aussi par la pandémie. Elle pense à ses petits-enfants et à cet avenir inquiétant que nous leur avons fabriqué à coups d’aveuglement, de cupidité et d’ignorance. Elle pense à ces résidents et au nombre de décès qu’elle va découvrir en retournant au travail jeudi. Elle est prise d’un vertige en pensant au nombre de morts en Italie, en Espagne, en France, tous ces chiffres qui grossissent les rangs de la mort dans le monde entier. Elle imagine Azraël, l’ange de la mort, particulièrement affairé en ce moment, débordé par tous les morts qu’il faut enlever à la vie. Elle n’aurait jamais imaginé une crise sanitaire de cette ampleur en France. La France, ce pays qu’elle a choisi comme refuge en 1986, ne lui assure plus la protection dont elle a besoin aujourd’hui, non plus comme réfugiée politique (elle ne l’est plus depuis longtemps) mais simplement comme infirmière, simplement comme citoyenne.
Elle oublie même qu’elle est en train de marcher sur un trottoir. Elle oublie de mettre un pied devant l’autre. Et elle tombe.
Elle tombe sur le trottoir, se déchire le jean et saigne du genou.
Devant elle, sur le même trottoir, avant qu’elle ne tombe, elle avait vu deux hommes qui marchaient et une femme derrière elle également.
Après sa chute, les deux hommes et la femme ont couru sur le trottoir d’en face et ont déguerpi, la laissant seule, par terre, avec ses courses étalées sur le sol et son genou qui saigne.
Madame, vous allez bien ?
Elle a éclaté en sanglots. Elle a pleuré non pas parce qu’elle avait mal à son genou. Elle n’a même pas senti la douleur. Elle a pleuré parce que personne n’est venu vers elle, même en se tenant à distance, la distance sociale, la distance de sécurité, juste pour lui poser à 1,50 m de distance sociale, 1,50 m de distance de sécurité, cette simple question : madame, vous allez bien ?
Non, ils ont fui. Ils ont fui parce qu’ils ont eu peur. Ils ont fui parce que la peur les rend inhumains.
L’infirmière s’est relevée. Elle a ramassé ses courses. Elle est rentrée chez elle.
Puisque aujourd’hui les premiers de cordée sont devenus invisibles et parfaitement inutiles à la nation, puisque aujourd’hui toutes celles et ceux que le gouvernement méprise maintiennent debout ce pays, alors je te nomme toi, l’infirmière de Seine-Saint-Denis, pour te faire sortir de l’ombre : Mithra Madjidi, ma mère.
Mercredi 1er avril 2020
10:11 Publié dans Histoire, Point de vue, Société | Lien permanent | Commentaires (0) | | del.icio.us | Imprimer | | Digg | Facebook | |
13/03/2020
Coronakrach par Frédéric London
Donc c’est reparti pour un tour ? En réalité, avec la mondialisation financière, on sait bien que le manège ne connaît pas la pause : la convulsion y est de droit et la tranquillité d’intervalle. Depuis belle lurette on voit venir la crise d’après — elle est désormais la crise présente. Il ne faut cependant pas se tromper quant à sa nature.
Dans la plupart des cas, les krachs proprement boursiers (c’est-à-dire n’impliquant que le compartiment des actions) sont davantage à grand spectacle qu’à grands effets. Celui de 1987 avait été absorbé comme une fleur, celui de la bulle Internet en 2001 était passé moins facilement, mais sans commune mesure avec les dévastations d’une crise de dette comme celle des subprimes. Au reste, sauf à tout confondre, la dégringolade des valeurs bancaires (c’est-à-dire du cours de leurs actions) n’a en soi aucune conséquence sérieuse : elle n’affecte que les détenteurs de ces valeurs, sans avoir en tant que telle le moindre effet sur la conduite des opérations des banques — et donc n’est, en soi, l’indice d’aucune nécessité de « sauver les banques ». Que BNP Paribas perde 50 % en trois semaines, c’est totalement anecdotique, et n’inquiète que la direction qui voit sa boutique tellement dévalorisée en Bourse qu’elle en devient une cible affriolante pour une OPA.
Dans les marchés d’action ou dans les marchés de taux ?
Une crise financière ne devient réellement sérieuse que lorsqu’elle gagne les marchés de taux, les marchés de la dette (qu’on appelle aussi, à tort mais de manière parlante, les marchés de gros du crédit (1), où elle initie une vague de défauts en chaîne qui remonte immanquablement aux banques — puisqu’elles sont les principales créancières. Là, on peut commencer à paniquer. Le canal du crédit est atteint : les banques réagissent dans la crise avec la brutalité symétrique de leur laxisme dans le boom : elles prêtaient n’importe comment, elles ferment le robinet n’importe comment, dès qu’elles réalisent combien leurs créances sont douteuses, et restreignent toutes les lignes de financement dont la continuité est vitale pour les entreprises. Mais plus encore, les banques sont unies entre elles par des liens de dettes-créances d’une densité sans équivalent dans le reste de l’économie, si bien que la propagation des défauts de paiement au sein de cet isolat particulier prend immédiatement des proportions nucléaires.
Un risque systémique est matérialisé sitôt qu’une banque se trouve mise en défaut, qui, à elle seule, peut faire diverger tout le réacteur du marché interbancaire, puis tous les marchés de gros du crédit, et sans même avoir besoin d’être très grosse — par sa taille de bilan, Lehman (2) était une entité relativement modeste, on connaît la suite (car ce n’est pas la taille, mais le degré d’interconnexion qui fait le plus à l’affaire). Or le risque systémique est, à part l’hyperinflation, la forme maximale du désastre économique. Car, indépendamment de toute transmission à l’économie de production par le canal du crédit, ce sont les banques qui conservent les encaisses monétaires du public et gèrent l’infrastructure des paiements. Il s’en suit, si le système bancaire va à terre (et le problème est qu’à son niveau d’interconnexion interne, il y va, non pas par morceaux mais dans un bel ensemble) : plus de liquide au distributeur, plus d’accès à ses comptes, plus de paiement par chèque, retour au potager pour ceux qui en ont un et au stock de pâtes pour les autres. Indice parfait de ce que les élites néolibérales sont déterminées à ignorer les leçons les plus évidentes et les plus violentes de la réalité pour aller au bout du bout du profit, déterminées à ignorer le désastre environnemental qui vient comme le désastre financier qui revient, on se voit aujourd’hui à réécrire exactement ce qu’on écrivait il y a douze ans au moment de la crise des subprimes…
Pour l’heure nous n’en sommes pas là, très bien. Mais « l’heure », c’est combien de temps ? Ça n’était pas pour des nèfles que fleurissaient dès avant le virus les anticipations de crise bien cognée. Pour faire simple : la situation d’ensemble de la finance est la même qu’en 2007 en pire. Les volumes de liquidité en circulation sur les marchés n’ont cessé de croître depuis, les bulles ont enflé comme il fallait, merci ; les bilans bancaires sont loin d’avoir été tous nettoyés des suites des subprimes (en Italie, en Allemagne…), il reste donc de fameux points de fragilité au cœur de la race des seigneurs (Deutsche Bank notamment) ; le mouvement de « consolidation » (reprises et fusions…) post-2008 dans le secteur bancaire laisse les régulateurs avec sur les bras des institutions financières privées encore plus too big to fail.
Là-dessus, l’aberration des taux zéro (ou négatifs), ajoute au charme général de la situation : car les taux zéros sont la condition du soutien à bout de bras des marchés financiers… mais ne laissent, du coup, aux investisseurs que des rendements misérables — or on veut être soutenu et faire son beurre : on est fonds de pension, on doit servir des retraites capitalisées, et tout ce qu’on trouve autour, c’est du 1 %, comment on fait ? Eh bien on fait comme d’habitude : l’acrobate. Ici l’acrobatie consiste d’une part à aller chercher les titres risqués (ceux qui offrent les plus hauts rendements), et d’autre part à pratiquer plus intensivement la leviérisation, équivalent des stéroïdes pour la rentabilité financière (voir l’encadré en fin de texte). Or les titres risqués sont certes plus rentables, mais ils sont… plus risqués. Quant à la leviérisation, elle consiste à mettre beaucoup de dette dans le financement des opérations spéculatives, évidemment sous l’hypothèse que celles-ci tourneront bien et qu’on remboursera à l’aise — mais si elles tournent mal ? Si elles tournent mal, il y aura défaut de paiement, puisque les actifs acquis se mettent à moins valoir que la dette qui a permis de les acquérir — défaut à encaisser par la banque qui avait aimablement proposé ses services pour leviériser (prêter).
Propagation des crises de liquidité
La question est maintenant de savoir combien d’agents financiers vont se retrouver incapables de rembourser leurs leviers — et, à l’autre bout, combien de banques le bec dans l’eau et pour quels montants. La réponse dépendra en grande partie de la suite de la conjoncture boursière, du volume des pertes, de l’horizon temporel où elles pourraient être rattrapées, et de la capacité des agents spéculateurs à refinancer entre temps leurs impasses… c’est-à-dire (plutôt) du bon vouloir des banques, compte-tenu de leurs propres anticipations et de la décision qu’elles prendront en conséquence : soit prendre le parti de voir au-delà de la fluctuation et d’accorder les crédits-relais à qui de besoin, soit estimer, vu la suite probable des événements, qu’il vaut mieux arrêter les frais et prendre ses pertes avant que tout ne s’écroule (et, arrêtant les frais, entraîner que tout s’écroule — délicieuses logiques de la finance).
Il est vrai que, question suite des événements, le gosse se présente par le siège. Car les tensions de liquidités vont apparaître dans tous les coins : pas seulement les agents exposés de la finance, mais aussi (surtout ?) ceux de l’économie réelle, et à tous ses étages. Celui de l’activité de proximité évidemment, commerces, PME, mais aussi l’étage « haut » de l’échange international. Où la mondialisation, en quatre décennies, a consisté en un immense processus de restructuration de la division internationale du travail, avec redistribution géographique des spécialisations et des activités, et repolarisations régionales — ainsi de la Chine, devenue sous-traitant industriel mondial. Mais précisément : si le sous-traitant est en carafe ? Les donneurs d’ordre restent avec leurs ordres sur les bras — des dépenses engagées mais rien à vendre à la fin. Par le jeu des répercussions de proche en proche, le potentiel de désorganisation de l’activité mondiale est considérable.
Là encore toute la question est celle de la durée de la fluctuation. Tant qu’elle dure, les trésoreries vont être mises à rude épreuve, et leurs demandes de refinancement vont venir se totaliser dans le système bancaire qui lui-même n’est pas exactement flambard — devant déjà faire face à celles qui proviennent des marchés d’action… et aussi des marchés de matières premières, pétrole notamment, où tout va également pour le mieux. Comme de juste, les tensions sur la liquidité des agents non-bancaires sont adressées aux banques, par là converties en tension sur la liquidité bancaire, elle-même allant chercher sa résolution auprès de l’institut d’émission, prêteur en dernier ressort. En d’autres termes, les demandes de refinancement, dans un premier temps concentrées dans le système bancaire privé sont redirigées pour validation ultime à la banque centrale.
Il est difficile d’imaginer que cette dernière ne s’y prête pas. Pour autant, toute marge de manœuvre épuisée du côté des taux, il ne lui reste plus que le registre des mesures quantitatives : augmentation des volumes de refinancement, extension de leurs échéances, détente des critères d’éligibilité des collatéraux (3) — bref, tout doucement, nous voyons se profiler à nouveau les mesures pudiquement dites « non conventionnelles » qui avaient fait les riches heures de la crise des subprimes… Si l’épidémie a le bon goût de ne pas trop durer et de serrer un peu dans le temps son échelonnement géographique, ça peut passer sans trop de casse.
Mais ça peut aussi ne pas. Car si le choc en lui-même est théoriquement absorbable, il survient sur une structure financière globale très dégradée et déjà structurellement instable. Nul ne connaît la carte des engagements des banques, et nul ne peut exclure qu’il ne s’en trouve certaines en des points du treillis où viennent se cumuler des défauts de toutes sortes (spéculateurs leviérisés dans les marchés spéculatifs, agents de l’économie réelle) qui les mettront bientôt en situation d’illiquidité. Dans les marchés de gros du crédit, où elles sont très actives, et plus encore dans ce compartiment réservé qu’on appelle le marché interbancaire, on commencera bientôt à se regarder de travers pour jauger le risque de crédit, et plus largement le risque de contrepartie de chacun, c’est-à-dire pour supputer avec qui on peut dealer et avec qui on ne peut pas.
Mais la suspicion quand elle se réveille finit toujours par se trouver un objet. Sitôt que la rumeur soupçonneuse convergera sur l’un, comme ça avait été le cas avec Bear Stearns puis Lehman, le malheureux n’échappera pas aux rendements croissants de la mouscaille : on lui facturera le crédit plus cher, lui demandera davantage de collatéraux dans les appels de marge, bref on lui fera la vie cumulativement plus difficile à mesure qu’elle lui est déjà difficile ! Quand il est pris dans le feu croisé des soupçons, l’intéressé est cuit : certain d’aller à terre, car rien ne peut s’opposer à une opinion polarisée déchaînée, qui plus est se donnant raison à elle-même — puisque toute la réaction collective à une situation individuelle dégradée a pour effet de la dégrader encore davantage (délicieuses logiques etc.)
C’est alors que commencent les grandes catastrophes — comme celle de 2007. Inutile de s’imaginer protégés par une régulation qui aurait depuis tiré-toutes-les-leçons-plus-jamais-ça. Le chouïa de re-réglementation symbolique consentie à la suite des subprimes est totalement incapable de faire face au tsunami s’il se produit ; on se souvient avec quel talent la « loi de séparation bancaire » de Hollande n’a rien séparé du tout (il s’agissait de cloisonner banques d’investissement et banques de dépôts), de sorte qu’à nouveau les encaisses du public se trouveront exposées ; quant aux rêves en couleur de « l’union bancaire européenne », ils étaient surtout fait pour enjoliver les nuits eurocroyantes, et le fonds de garantie des dépôts, institué par cette union, a levé à peine quelques dizaines de milliards d’euros quand les montants à garantir sont de l’ordre du millier de milliards… Tout. Va. Bien.
Vers un krach général ?
Jusqu’à présent cependant, les crises financières se présentaient comme des événements propres à leur sphère seulement — la sphère des marchés, des banques, etc. Or la situation présente offre ce caractère remarquable, et inédit, que la crise financière y est, non pas « isolée », mais comme la métonymie d’une multitude de crises sectorielles arrivant à synchronisation : les crises du néolibéralisme, en cours de fusion-totalisation ; l’ensemble de la construction au bord du syndrome chinois. L’hôpital, l’école, la recherche : tout comme à propos de la finance, on peut dire que le virus est le choc de trop survenant sur des institutions tellement démolies — par le néolibéralisme — qu’un supplément de tension les menace d’effondrement. S’il y a coronakrach, il ne s’agira pas « simplement » de krach financier : mais de krach général : tout était déjà au bord de craquer, tout va craquer pour de bon.
C’est bien sûr l’hôpital, en avance sur la finance, qui offre le spectacle le plus saisissant du krach général. Le néolibéralisme y a concentré ce qu’il avait de meilleur. La désorganisation est totale, la rationalité néomanagériale à son sommet d’irrationalité, tout a été méthodiquement détruit. Comme l’explique une tribune récemment parue, le bed management dont s’enorgueillissait Agnès Buzyn il y a peu encore, qui soumet l’organisation au seul critère des flux tendus et du zéro-lit-libre — comme une entreprise lean recherche le zéro-stock, puisqu’il est de soi que gérer des flux de malades (les malades sont des particules de flux) ou de pièces détachées, c’est idem —, le bed management, donc, fait connaître toutes ses vertus : lean mais incapable de reprendre le moindre choc de charge. Bien avant le virus, le monde hospitalier se criait déjà au bord de l’effondrement ; on imagine avec. Il ne faut pas se faire la moindre illusion : le gouvernement ne récupérera ni les 3 milliards d’ISF ni quelque partie des 10 milliards de CICE pour les donner à l’hôpital, mais on peut parier tout au contraire que, l’épidémie passée, et quelques tapes dans le dos distribuées devant les caméras, l’agonie managériale reprendra son cours à l’identique.
Le cas de la recherche, bien sûr est différent, mais pas moins illustratif : on a pu lire ce témoignage de Bruno Canard, spécialiste au CNRS des coronavirus (4), qui raconte les merveilles de la gestion de la recherche « par projet » : incapable de continuité de long terme, soumise aux aléas des sujets « sexy » et aux fluctuations de la mode, soumettant les chercheurs à l’inepte bureaucratie des appels d’offre. Bref : sa recherche sur les coronavirus entamée au début des années 2000 a été mise en cale sèche, privée de financement par le revirement des tendances du glamour académique-institutionnel. En matière de recherche, par définition, on ne sait jamais quoi débouche quand comment, mais on se dit tout de même qu’avec quinze ans de continuité on en saurait un peu plus. Comme à l’hôpital : sitôt la parenthèse fermée, la destruction managériale poursuivra, c’est-à-dire : on surréagira en mettant le paquet sur les coronavirus, mais en asséchant d’autres recherches dont l’utilité perdue n’éclatera que dans une décennie.
L’école, c’est encore autre chose. Normalement lieu de l’éducation à la prophylaxie en temps d’épidémie, les enseignants s’interrogent pour savoir si ce serait trop demander que de disposer de savon et d’essuie-main… À propos de lavage de mains, on pense aux injonctions médiatiques quotidiennes, alors qu’il n’y a plus nulle part un flacon de gel hydro-alcoolique, la main invisible du marché doit avoir momentanément de l’arthrite, ou alors avoir été requise ailleurs. Pendant ce temps le gouvernement se refuse à fermer les écoles, quitte à ce que les mioches porteurs sains aillent répandre le virus un peu partout, et non pas parce qu’il importe de maintenir la vie sociale dans une approximation de normalité mais parce qu’il importe surtout que les salariés restent rivés à leur poste, exposés ou pas, malades ou pas, ça n’est pas la question. Moyennant quoi Blanquer explique benoîtement devant des journalistes qui ont le répondant d’une chambre à air que les écoles restent ouvertes « parce qu’il faut que les infirmières puissent aller soigner les gens » — les infirmières : 2% de la population active, bravo Jean-Michel.
Coronakrach, le roi de tous les krachs
C’est l’état de démolition générale qui a installé depuis longtemps les conditions du krach général. On attendait juste la secousse, la voilà. Sans doute, comme à son habitude, la finance se distinguera-t-elle dans l’ampleur des destructions. Mais cette fois elle pourrait ne pas tomber seule, et l’ensemble fera alors un joli spectacle. Entre le scandale des candidats à la réa recalés faute de respirateur, et celui d’un nouveau sauvetage des banques à douze ans d’intervalle, la population ne manquera pas d’occasions de méditer sur les bienfaits de quatre décennies néolibérales. Et sur ses bienfaiteurs aussi.
En tous les sens du terme le coronavirus est un accusateur. Il accuse — révèle, souligne — les effets des politiques néolibérales, leur nuisance désorganisatrice, leur toxicité générale. Mais il accuse également, au sens plus courant du terme, tous ceux qui les ont conduites, et spécialement ceux qui les conduisent aujourd’hui — sans mauvais jeu de mots : à tombeau ouvert. Ceux-là, qui ont porté l’ignominie politique à des niveaux inédits, ne perdent rien pour attendre. Il est vrai que le coronavirus leur achète un peu de temps. Car l’épidémie ne disloque pas que les institutions : également les conditions élémentaires de la politique de combat qui, comme toute politique, et même plus encore, suppose la coprésence compacte des corps. Cette dislocation-là heureusement n’est qu’une parenthèse. Bientôt nous en sortirons, la tête pleine de souvenirs très frais et piquants… Joie de reprendre sans réserve l’espace public — et de tous ces nouveaux lieux à visiter, où adresser la note : sièges bancaires, salles de marché, ministères aux portes encore vierges, médias de service. L’Élysée bien sûr, toujours.
Ici on pense immanquablement à La guerre des mondes où de terribles puissances extraterrestres mettent l’humanité et la planète à sac, résistent aux armes les plus sophistiquées, mais sont vaincues sans crier gare par d’infimes créatures : microbes et virus précisément. Se peut-il que le coronavirus, son pouvoir accusateur, son potentiel de scandale, soit l’agent inattendu de la chute du monstre ? Coronakrach, le krach couronné, le roi des krachs, pourrait-il être d’une généralité qui étende son pouvoir de destruction jusqu’à emporter les destructeurs ?
Effet de levier
On appelle leviérisation la stratégie qui consiste à s’endetter pour financer une opération spéculative afin d’en obtenir une rentabilité financière démultipliée.
Soit un actif A = 100 de rentabilité intrinsèque ri = 10%. Cet actif livre donc un profit intrinsèque de 10.
Il est possible de financer pour partie l’acquisition de A moyennant une dette D, par exemple 80, elle-même contractée au taux d’intérêt t = 5%. La rentabilité financière rf, se distingue de la rentabilité ri en ce qu’elle rapporte le profit net — net des charges d’intérêt — non à la valeur totale de l’actif (100), mais à celle seulement des capitaux propres entrés dans son financement, soit 100-80 = 20. Les charges d’intérêt étant de 80 x 5% = 4. Le profit net est donc 10-4 = 6. La rentabilité financière vaut alors 6/20 = 30%.
À partir d’un actif de rentabilité intrinsèque 10%, la leviérisation a permis de dégager une rentabilité financière (rentabilité des capitaux propres) de 30% (magique!).
Source: Le Monde Diplomatique
19:15 Publié dans Actualités, Connaissances, Point de vue | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : frédéric london, coronavirus | | del.icio.us | Imprimer | | Digg | Facebook | |
19/02/2020
Philippe Martinez : « Sur la réforme des retraites, rien n’est encore joué »
Entretien
Le secrétaire général de la CGT Philippe Martinez assure dans La Croix que rien n’est encore joué dans le combat contre le projet de système universel des retraites. La CGT, qui peut faire preuve de « dogmatisme », doit mieux prendre en compte les nouvelles formes de travail.
La Croix : La CGT est clairement opposée au projet de réforme des retraites. Quelle serait votre alternative ?
Philippe Martinez : Notre projet est assez clair, contrairement à celui du gouvernement : améliorer le système actuel qui souffre de réformes qui ont affaibli les ressources dédiées à la Sécurité sociale. Il faut inverser cette tendance et rouvrir le robinet.
Pour financer un système de retraite plus solidaire, il faut d’abord être plus solidaire dans le travail. Régler le problème de l’inégalité salariale entre les femmes et hommes, par exemple, représenterait 6,5 milliards d’euros de cotisations supplémentaires. On pourrait aussi augmenter globalement les salaires, ce qui augmente naturellement les cotisations. Augmenter la masse salariale rien que de 1 % dans le privé, cela rapporte 3,6 milliards d’euros de cotisations sociales supplémentaires.
Peut-être faut-il aussi revoir les exonérations pour les employeurs sur les bas salaires. Les patrons ne payent pas de cotisations jusqu’à 1,6 fois le Smic, avec un double effet : pas de rentrée d’argent pour la Sécurité sociale et pas d’intérêt à vous augmenter pour rester sous le plafond. Il faut évaluer ce système, savoir s’il permet vraiment de créer de l’emploi.
Enfin, peut-être pourrait-on élargir l’assiette des cotisations, en intégrant les rémunérations aujourd’hui exonérées comme les primes d’intéressement et de performance, ou encore les transactions financières. Nous souhaitons aussi que tout le monde cotise de la même façon, quel que soit son revenu, et non pas dans la limite de plafonds comme le prévoit le projet de loi pour les hauts salaires.
Vous souhaitez aussi que les gens partent plus tôt à la retraite ?
P. M. : L’âge légal doit être ramené à 60 ans. Attention cela ne veut pas dire un départ obligatoire à 60 ans ! La formule d’Ambroise Croizat (ministre du travail et de la sécurité sociale en 1945, NDLR) reste le meilleur symbole d’un système de retraite pour nous : « Je cotise selon mes moyens, je reçois selon mes besoins. »
La vraie question est celle de la répartition des richesses créées, et c’est un choix de société. Soit on considère que la protection sociale est un marqueur d’une société solidaire et fraternelle, soit on considère que c’est un coût. Ces deux conceptions s’opposent.
Siégerez-vous à la gouvernance du futur système s’il est mis en place ?
P. M. : Le problème, c’est que le gouvernement veut une gouvernance où l’État a son mot à dire. Les cotisations, ce n’est pas l’argent de l’État. Elles sont liées au travail et appartiennent à ceux qui cotisent. Quand le gouvernement s’en mêle, c’est forcément pour réduire les dépenses, comme pour l’assurance-chômage. Cette future gouvernance aura toujours la pression de mesures économiques qui l’emporteront sur des mesures sociales.
Vous ne participerez donc pas ?
P. M. : Vous avez une idée de comment se passera ce comité, vous ? Moi pas, et ce que j’en sais ne m’inspire pas confiance. Après, je ne décide pas tout seul et nous verrons le moment venu.
La mobilisation n’a pas vraiment pris dans le secteur privé. Quelles leçons en tirez-vous ?
P. M. : Dire que le privé ne s’est pas mobilisé, c’est un point de vue… Dans l’agroalimentaire, 100 000 salariés font grève en moyenne à chaque journée d’action. Dans le commerce, certains font une heure de grève. Il y a des grèves. Pas au niveau où je le souhaiterais, mais il y en a. Après je comprends tous ceux qui n’arrivent pas à boucler leur fin de mois et pour qui une heure de grève, c’est un chariot moins rempli à la fin du mois.
La grève est-elle le bon outil pour combattre un projet ?
P. M. : C’est l’un des meilleurs outils de mobilisation mais c’en est un parmi d’autres. Je suis agréablement surpris par ce qui se passe dans ce pays. J’étais à Perpignan récemment, 2 500 personnes ont défilé aux flambeaux dans les rues, c’était magnifique. Le lendemain à l’hôpital, des agents ont jeté leur blouse, tout cela est nouveau. Il y a une créativité et une originalité dans ce mouvement.
Ces dernières années, les mobilisations nationales ont rarement atteint leur but. Cela remet-il en question votre stratégie syndicale ?
P. M. : Sur la réforme des retraites, rien n’est encore joué. Plus on avance, moins cette réforme est claire et les débats au Parlement sont loin d’être finis.
Sur la place du syndicalisme, il est vrai que le monde du travail change. Nous nous sommes intéressés à ceux qui avaient un contrat de travail, or de plus en plus de travailleurs n’en ont pas ! Nous avons pris du retard sur ce terrain. Nous sommes parfois un peu trop dogmatiques. Si nous sommes contre le travail du dimanche, cela ne doit pas nous empêcher de défendre ceux qui travaillent le dimanche. Je suis contre l’ubérisation mais elle existe et nous devons écouter ces travailleurs. Notre responsabilité en tant que syndicalistes est de nous occuper de toutes celles et tous ceux qui travaillent.
Il faut nous battre pour un syndicalisme de proximité. Dans la majorité des lieux où les syndicats sont présents, l’image des syndicalistes est meilleure et les droits des travailleurs, aussi. On ne peut pas passer notre vie avec des ministres, au risque de devenir soi-même une institution. L’essence de notre syndicalisme est d’être à côté des salariés et de les écouter pour connaître la réalité. Je dis souvent en interne : on a une bouche et deux oreilles, qu’est-ce qui doit servir deux fois plus ?
Le climat social vous semble-t-il plus tendu aujourd’hui ?
P. M. : La situation se dégrade, à force de dénigrer les corps intermédiaires et de ne pas être à l’écoute. Le président de la République et la majorité ont une attitude méprisante. Je n’ai trouvé personne qui ait trouvé du boulot en traversant la rue ! Alors oui, une partie des salariés me disent : « T’es gentil, Martinez, avec tes grèves, mais il faut faire autre chose maintenant. » Certains en ont marre. Le respect et l’écoute sont dégradés. Mais ce n’est pas à moi de m’excuser, je ne suis pas à l’origine du mépris qui mène aux débordements.
Le « respect » et « l’écoute », cela vaut-il pour les militants de la CGT qui ont investi les locaux de la CFDT ?
P. M. : Ce qui s’est passé à la CFDT est inacceptable. La condamnation a été claire. Ce genre d’actions ne correspond pas à ma vision de la démocratie. Je ne suis pas d’accord avec la CFDT ; ils ont le droit d’avoir un avis, même si je ne le partage pas.
20:48 Publié dans Actualités, Entretiens, Point de vue | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : philippe martinez, cgt, entretien | | del.icio.us | Imprimer | | Digg | Facebook | |
24/10/2019
Polémique sur le voile : Leila Bekhti est "effarée par la haine et le rejet"
Le voile revient au coeur des débats en France. Et à mesure que la polémique enfle, les célébrités aussi réagissent en nombre. Après le commentaire de l'ancienne star du rap Diam's , c'est au tour de Leila Bekhti de publier un message sur les réseaux sociaux.
Actuellement à l'affiche de "La lutte des classes", "J'irai ou tu iras" et "Chanson douce", l'actrice de 35 ans, d'origine algérienne a publié ce 23 octobre une lettre manuscrite sur son compte Instagram. Elle y explique : "Je n'ai pas pour habitude de m'exprimer sur les sujets de société ni de commenter les polémiques. Peut-être que je ne sais pas peut-être que je considère que ce n'est pas mon meilleur rôle.
Seulement il m'est difficile de me taire au milieu de cette atmosphère pesante". Tout est parti de la publication le 11 octobre dernier d'une vidéo sur Twitter qui est rapidement devenue virale. On y voyait Julien Odoul, membre du Rassemblement national , demander à une femme voilée qui accompagnait des enfants en visite au Conseil régional de Bourgogne-Franche-Comté, de retirer son voile.
Par rapport à cet extrait et aux commentaires qui fusent depuis, Leila Bekhti déplore : "Je suis effarée par la haine et le rejet de l'autre qui se propagent dans la société. Je ne veux plus que les femmes soient rejetées parce qu'elles portent un voile ou non, que des hommes soient regardés avec méfiance à cause de leur nom, de leur foi, de leur couleur de peau". "La voix du vivre-ensemble existe"
Par ailleurs, la femme de l'acteur Tahar Rahim, maman de leur petit Souleiman a également confié : "Je n'ai pas forcément la solution on pourra me taxer de naïveté, mais n'en déplaise aux porteurs de haine, la voix du vivre-ensemble existe. A nous de la propager". Sous ce message publié en fin de soirée Leila Bekhti a préféré ne pas autoriser les commentaires.
Une publication partagée par Leila Bekhti (@leilabekhti) le 23 Oct. 2019
13:02 Publié dans Actualités, Point de vue | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : voile, lilia bekhti | | del.icio.us | Imprimer | | Digg | Facebook | |