Là-haut, l’air est plus pur. Sous les nuages, la France de tout en bas, celle des terrains évacués et des chasses privées, celle des retraites sabrées et du bouclier fiscal, celle d’une Révolution effacée et d’un Ancien Régime restauré, un pays où, méthodiquement, le pouvoir en place aujourd’hui, Sarkozy et consorts, arase les libertés, écrête l’égalité et ratiboise les fraternités. Le week-end dernier, des dizaines d’alpinistes, professionnels de la montagne ou amateurs, femmes et hommes, jeunes ou vieux, ont escaladé plusieurs montagnes emblématiques des Alpes et des Pyrénées pour contester au sommet des politiques du gouvernement contraires aux valeurs essentielles de la République. Du Mont-Blanc (4 810 mètres) au pic du Midi d’Ossau (2 885 mètres) en passant par la Meije (3 983 mètres), la dent Parrachée (3 697 mètres), le Grépon (3 482 mètres), l’aiguille de la République (3 305 mètres), bien sûr, et d’autres cols encore, les participants à ces « ascensions républicaines » ont voulu souffler au pays, depuis ses cimes, la devise « Liberté, Égalité, Fraternité » pour dissiper les vents mauvais.
Traque des Roms, crise économique, contre-réformes sociales, affaire Woerth-Bettencourt étouffée... C’est à la fin du mois d’août que l’idée a germé dans la tête de Yannick Vallençant. Diplômé d’écoles de commerce, d’ingénieurs et de journalisme, aujourd’hui consultant et guide de haute montagne dans les Alpes, l’homme, « toujours un peu à contre-courant », revendique-t-il, ne décolère pas devant les politiques de Nicolas Sarkozy depuis son élection à la présidence de la République en mai 2007. « Je ne suis pas membre d’un parti, mais je suis assez politisé, raconte-t-il. Je m’efforce de réfléchir comme citoyen et à cet égard, je suis révolté par Nicolas Sarkozy, pas simplement depuis cet été, mais depuis des années ! Les politiques qu’il mène, sa non-exemplarité, ses coups de com, sa vulgarité... Je suis opposé à toutes ses options et, plus grave, je considère qu’il bafoue les valeurs républicaines les plus élémentaires. Traditionnellement, le milieu de la montagne cherche à se dégager de la politique, mais là, la proposition d’action citoyenne a bien pris, et vite ! Ce projet d’ascensions républicaines a été accueilli comme un appel d’air. Enfin ! On n’est pas obligés de subir ces atteintes à nos valeurs sans réagir. L’énergie collective qui se dégage nous regonfle pour la suite. »
Les opérations se montent en quelques jours, sans budget mais avec toutes les bonnes volontés. Et les 11 et 12 septembre, deux semaines après avoir été imaginées, les « ascensions républicaines » ont lieu. Le mouvement s’étend même aux Pyrénées où quelques guides envisagent d’organiser un pique-nique républicain et de déployer une banderole au sommet de l’Ossau. Mais à la veille de l’événement, la direction du parc national des Pyrénées interdit la « manifestation » au motif assez piquant que la devise « Liberté, Égalité, Fraternité » pourrait être assimilée à une « publicité ». Dans la République des Pyrénées, le directeur du parc naturel, qui affirme n’avoir subi aucune pression politique, prétend « ne pas vouloir créer de précédent » : « Imaginez que la prochaine fois que d’autres veuillent se servir du parc pour lancer un message de haine ! » Le jour venu, les alpinistes pyrénéens prennent le parti de désobéir et, au sommet de l’Ossau, ils affichent leur message sans porter de banderole... « Nous sommes des montagnards d’horizons différents, tous là à titre individuel, explique Rémi Thivel, un des guides. Pour moi, c’est le discours de Grenoble qui a tout déclenché. Je ne me reconnais pas dans le pays que Nicolas Sarkozy façonne. Et ma vie, mon domaine, c’est la montagne : du coup, pour nous, c’est naturel de nous exprimer aussi là-haut ! Que les autorités aient voulu interdire un message aussi républicain que “Liberté, Égalité, Fraternité”, c’est tout de même assez invraisemblable ! »
Dans les Alpes, après avoir reconstitué, samedi matin, la scène de La Liberté guidant le peuple, le tableau de Delacroix, sur la mer de Glace dans le massif du Mont-Blanc (l’image a déjà été diffusée dans notre édition de lundi), les alpinistes citoyens sont partis dimanche à l’assaut des différents sommets. Membre de l’association Citoyens résistants d’hier et d’aujourd’hui (CRHA) qui organise chaque année un rassemblement sur le plateau des Glières (lire l’Humanité du 17 mai 2010), Isabelle Velarde s’est retrouvée, tout en haut du mont Blanc, à brandir une banderole avec un copain, un guide et ses clients qui ont tenu à s’associer à l’initiative. « C’est une occasion de discuter dans un froid de canard, avec un vent de 60 km/h, témoigne-t-elle. C’est ce qui est intéressant dans cette affaire : d’un coup, on permet à tout le monde de s’engager physiquement, de se faire entendre face à l’inacceptable. » Pour Yannick Vallençant, qui a gravi, avec une cordée de neuf alpinistes et dans des conditions dantesques, l’aiguille de la République, ces « ascensions républicaines » ont une autre vertu. « Alors qu’Éric Woerth ou Christian Estrosi médiatisent leurs virées en montagne afin de récupérer l’imaginaire de la montagne pour leur propre propagande, nous voulons défendre les valeurs profondes de la pratique de l’alpinisme. C’est une activité qui exige des qualités humaines comme la solidarité, le courage et l’altruisme, qui fait partie de ces expériences extrêmes, hors normes, un peu à l’instar de la Résistance. L’alpinisme offre l’occasion à l’homme de donner le meilleur de lui-même, de grandir en humanité, en développant des qualités morales essentielles. L’éthique et l’élégance sont au cœur de cette activité, quand elle est bien pratiquée. Je refuse ainsi viscéralement de voir la symbolique de la montagne et de l’alpinisme constamment récupérée par les acteurs d’une action politique médiocre, vile, voire inhumaine. »
Photos Rémi Thivel, article l'Humanité
Pour visualiser quelques-unes des images des "ascensions républicaines", cliquez ici.
Thomas Lemahieu