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30/07/2013

Slavoj Zizek : "Le mariage éternel entre capitalisme et démocratie est fini"

 	communisme, philosophie, entretien, capitalisme, slavoj zizek, séries d'été, penser un monde nouveau,Les séries d'été de l'Humanité : Penser un monde nouveau . Entretien avec Slavoj Zizek, philosophe et psychanalyste slovène. Selon lui, la période historique 
du capitalisme touche à sa fin. Il ne faut 
pas s’interdire d’utiliser le mot communisme comme horizon de nos espoirs.

Formé notamment en France, c’est à Ljubljana, ville qui l’a vu naître en 1949, qu’il s’est installé pour réaliser ses recherches. C’est également dans cette ville que le plus iconoclaste des Slovènes rédige, lorsqu’il n’est pas sollicité à travers le monde, la plupart de ses essais, traduits dans une vingtaine de langues. Son œuvre, polymorphe, puise aussi bien dans Lacan, Hegel que Marx – pensées dont il considère que leur combinaison nous donne une grille de lecture indépassable des antagonismes qui travaillent la société – pour s’attaquer aux réalités contemporaines qui font durablement problème : la mondialisation, le capitalisme, le couple liberté-servitude, le politiquement correct, le marxisme, le postmodernisme, la démocratie, l’écologie…
Personnalité que ses détracteurs (de droite comme de gauche) présentent volontiers comme truculente, incontrôlable, Zizek est surtout un penseur qui ne s’accommode pas des conventions et des modes intellectuelles. Ses constructions conceptuelles sont enracinées dans un marxisme « vivant » (reprenant ici les mots bien trouvés de Sartre), une passion lacanienne et un tropisme hégélien. Cette construction réside pour partie dans les digressions qu’il s’autorise pour approcher au plus près les tensions du réel, ses nœuds et sa complexité.

Vous écrivez dans votre dernier essai que « les prises de pouvoir d’État 
ont misérablement échoué » 
et vous considérez que « la gauche devra se vouer à la transformation directe de la texture même de la vie sociale ». Ces deux mouvements ne peuvent-ils pas
être imbriqués ?

Slavoj Zizek. J’ai de grands conflits avec plusieurs de mes amis, notamment d’Amérique latine, qui considèrent que la prise du pouvoir ne doit plus être à l’ordre du jour, qu’il faudrait abandonner le paradigme bolchevik ou « jacobin » (autrement dit, une prise de pouvoir directe d’État) au profit des bouleversements à opérer au sein des communautés locales. Il y a même l’illusion que l’État disparaîtrait de lui-même. Ma position est tout autre. On doit rester marxiste. L’antagonisme social de base ne se situe pas au niveau du pouvoir, de la gouvernance, c’est l’antagonisme économique qui exprime le plus directement le paradoxe du capitalisme. La solution ne réside pas dans un mouvement de résistance envers l’État. Ce n’est pas le grand ennemi. Il est faux de croire que le salut consiste à se tenir à distance de l’État, le capital est déjà à distance de l’État ! L’ennemi, pour moi, c’est cette société dans son fonctionnement actuel et la domination économique qu’elle met en œuvre.

C’est donc davantage la fonction attribuée à l’État qui vous questionne, plutôt que l’opposition hypothétique entre la société 
civile et l’État ?

Slavoj Zizek. Se priver d’État peut laisser place aux pires dérives. Un théoricien des lois légaliste de gauche m’a raconté qu’il a regardé aux États-Unis toutes les cartes où il y a un conflit entre la société civile et l’État. Le mouvement civil néoconservateur revendique que l’État ne se mêle pas des affaires civiles. Les groupes réactionnaires sont ainsi parvenus à bannir l’homosexualité dans les écoles, pour ne parler que de cela. Y compris aux États-Unis, c’est l’État qui défend quelques libertés fondamentales contre les pressions locales ou civiles néoconservatrices.

Vous entendez par là que la société civile n’est pas nécessairement mue de bonnes intentions, à vocation universaliste… Qu’une des fonctions de l’État peut être de contenir, voire d’outrepasser les dogmatismes autoritaires ?

Slavoj Zizek. Oui, on ne doit pas oublier tous les mouvements fascistes… Aujourd’hui, le grand mouvement antimigrants né du patriotisme est un fait de la société civile. Le conflit le plus radical n’est pas entre les dominés et l’État, c’est un conflit économique qui peut être dominé par l’État. Garder une distance vis-à-vis de l’État cela veut dire qu’on laisse la gestion de l’État à l’adversaire. C’est vrai que, dans la forme même d’État, une domination est inscrite. Cela ne doit pas nous empêcher de considérer qu’on peut faire beaucoup de choses avec. L’instrument est ambigu, il peut être dangereux, mais il peut aussi être un instrument de la transformation sociale.

Vous semblez parfois sceptique vis-à-vis des grandes mobilisations de masse. Pensez-vous que ces « groupes en fusion », pour reprendre l’expression de Sartre, sont incapables de transformer radicalement le cours des choses ?

Slavoj Zizek. Les récents mouvements de masse dont nous avons été spectateurs, aussi bien ceux de la place Tahrir qu’à Athènes… ressemblent pour moi à une extase pathétique. Ce qui m’importe le plus, c’est le jour d’après, le matin qui vient. Ces événements m’évoquent la sensation qu’on éprouve lorsqu’on se réveille avec un mauvais mal de tête après une soirée d’ivresse. La difficulté majeure réside dans ce moment crucial, où les choses retournent à leur état normal, quand la vie quotidienne repart.

Si certaines promesses de révolution ont été confisquées, ne participent-elles pas à faire l’histoire, à la précipiter du moins ?

Slavoj Zizek. Oui, mais que va-t-il rester du grand événement ? Le succès de ces grands mouvements extatiques doit être évalué sur la base de ce qu’il en reste une fois qu’ils sont passés. Sinon nous sommes dans ce romantisme soixante-huitard. L’après, c’est cela qui m’intéresse. L’unique problème est de savoir ce qu’on fait concrètement aujourd’hui ? C’est pourquoi j’ai admiré l’efficacité d’Hugo Chavez. On parle d’auto-mobilisation continue des masses, moi je ne veux pas vivre dans une société dans laquelle je suis obligé d’être mobilisé politiquement en permanence. Nous avons de plus en plus besoin de grands projets sociaux, avec des effets concrets et durables.

Vous juxtaposez au malaise du capitalisme un malaise écologique. Quel est ce « malaise dans la nature » dont vous traitez longuement dans Pour défendre les causes perdues ?

Slavoj Zizek. Je n’aime pas la mythologie du mouvement écologiste qui porte l’idée d’un équilibre naturel qui aurait été ruiné par l’impérialisme humain ou déstabilisé par l’exploitation de la nature. Je préfère le darwinisme de gauche dont la thèse est que la nature n’existe pas comme un ordre homéostatique, cette mère nourricière dont la balance a été perturbée par la main de l’homme. Il faudrait la rétablir, y retourner. Je pense au contraire que la nature est folle, faite de catastrophes naturelles, c’est un grand chaos. Cela ne veut absolument pas dire qu’il ne faille pas se faire de soucis, la situation est au contraire éminemment inquiétante. Mais il faut sortir de la moralisation écologique et son homéostasie. La théologie dans sa forme traditionnelle ne peut plus remplir sa fonction fondamentale qui est de poser des limites fixes. La référence à Dieu ne fonctionne pas, or la référence à la nature commence à remplir ce lieu. Je n’ai pas de grandes réponses positives mais un premier réflexe utile serait de refuser le « way of life » écologique. Cela individualise le souci écologique, comme en attestent les injonctions au recyclage. Comme si cela suffisait à accomplir son devoir ! Cela ne fait qu’aboutir à une culpabilisation permanente. Je me soucie plus de savoir comment on s’organise pour prévenir les futurs mouvements de population liés à l’immigration et au réchauffement climatique ? La réponse à cette question m’importe plus que les bavardages autour du tri sélectif.

La question démocratique, précisément, 
ne cesse de vous travailler. En vous appuyant aussi bien sur Platon qu’Heidegger, vous 
en démontrez le caractère souvent illusoire 
et fumeux. Est-ce l’occasion de penser 
son renouvellement, ou prônez-vous l’abandon pur et simple de cette idée ?

Slavoj Zizek. Tout dépend de ce qu’on entend par démocratie. La démocratie telle qu’elle fonctionne est de plus en plus remise en cause. C’est une des grandes leçons du mouvement Occupy Wall Street. Même si cette contestation s’est dissipée, il y avait deux intuitions correctes. Premièrement, c’était une mobilisation basée contre « one issue mouvement » : la dénonciation d’un problème concret, le fait qu’il y a quelque chose qui cloche dans le système économique actuel. Deuxièmement, ce mouvement a démontré que notre système politique existant n’est pas assez fort pour lutter efficacement contre ces dérèglements économiques. Or si on laisse le système mondial continuer de se développer ainsi, je m’attends au pire : à de nouveaux apartheids, de nouvelles formes de divisions. Je crois que le mariage éternel entre capitalisme et démocratie est fini. Il n’a plus que quelques années à tenir.

Qu’est-ce qui pourrait alors remplacer 
cette « coquille vide » ?

Slavoj Zizek. Nous avons affaire à une démocratie vidée de signification. Mais je ne suis pas pour abandonner brutalement cette idée. Il y a des situations précises où je peux être pro-démocratique. En ce sens, je ne suis pas pour le rejet systématique des élections. Parfois elles peuvent être heureuses, voyez la Commune de Paris, ou imaginez une victoire de Syriza en Grèce. Ce serait un bel événement démocratique. Mais il y a bien un malaise démocratique à dépasser, souvenons-nous du choc qui a soulevé l’Europe quand Papandréou a proposé un référendum. Les choix électoraux sont régulièrement manipulés de diverses manières, mais il peut arriver que nous puissions faire des choix démocratiques véritables. Je ne suis donc pas a priori contre cette idée.

Vous dénoncez une Europe dénuée de toute « passion idéologique ». Quel est ce mal 
qui fait, selon vous, qu’elle n’est pas désirable dans sa forme actuelle ?

Slavoj Zizek. Il y a trois Europe. L’Europe technocratique n’est pas a priori mauvaise. Mais quand elle n’est que cela, c’est une unité de façade qui se donne seulement les moyens matériels de sa survie. L’Europe du populisme xénophobe est violemment antimigrants. Le plus grand danger réside pour moi dans sa troisième forme, qui est la superposition d’un technocratisme économique (pourtant multiculturel et libéral à la base) et d’un patriotisme idiot. L’Italie de Berlusconi en est un sinistre exemple. Pour autant, je trouve que nous avons tort, en tant qu’Européens, de nous auto-flageller en permanence. Il faut savoir défendre et s’enorgueillir de ce qui fonde l’Europe : ses valeurs enracinées dans l’égalitarisme, le féminisme, la démocratisation radicale. Les grands mouvements anticoloniaux ont été d’inspiration européenne. Notre seule chance est d’insuffler une autre idée de l’Europe.

Vous prônez donc un nouveau volontarisme politique européen ?

Slavoj Zizek. La logique immanente de l’histoire n’est pas de notre côté. Si on la laisse incliner vers sa tendance naturelle, l’histoire continuera d’aller vers l’autoritarisme réactionnaire. En cela les analyses de Marx doivent être notre point de départ. Il faut poursuivre cette ligne tout en s’intéressant à d’autres questions, soulevées par exemple par les autonomistes italiens, dont Maurizio Lazzarato, qui défend l’idée que, dans l’idéologie quotidienne, notre servitude nous est présentée comme notre liberté. Il montre comment nous sommes tous traités comme des capitalistes qui investissons dans notre propre vie. L’endettement remplit une fonction disciplinaire, c’est aujourd’hui une des manières nouvelles de maintenir sous contrôle les individus. Tout en nous donnant l’illusion que cela relève de choix libres. Même la fragilité des parcours professionnels, l’insécurité chronique, nous est présentée comme une chance de pouvoir nous réinventer tous les deux ou trois ans. Et ça fonctionne très bien.

Une série d’intellectuels, dont vous faites partie, défendent l’idée que le communisme n’est pas un concept épuisé. L’idée a-t-elle un avenir en dépit des réductionnismes sauvages 
dont elle fait encore régulièrement l’objet ?

Slavoj Zizek. L’axiome commun à accepter est que nous continuons à utiliser le mot communisme comme l’horizon de nos espoirs. Les anticommunistes libéraux contemporains n’ont même pas d’appareil conceptuel propre pour réaliser une critique véritable du communisme. La théorie de la tentation totalitaire, qui serait inhérente au communisme, est un psychologisme ridicule, non théorisé. C’est ce qui m’a fait dire un jour à Bernard-Henri Lévy qu’il n’était pas assez anticommuniste. On attend toujours une critique éclairée de la catastrophe stalinienne. Every Day Stalinism (le stalinisme ordinaire) est le seul ouvrage à ma connaissance qui fasse une démonstration intéressante et instruite. C’est un fait historique que des régimes horribles se sont légitimés de Marx, il serait trop facile d’opposer à cette réalité que ce n’était pas là un marxisme authentique. Il faut quand même poser la question : comment cela a-t-il été possible ? Cette question ne doit en revanche certainement pas être un prétexte pour abandonner Marx. C’est la condition préalable pour le répéter autrement : renouveler ce geste en changeant la forme et non les prémisses. Le socialisme ne marche pas, Hitler s’est réclamé socialiste. « Une idée vraie est une idée qui divise », comme le répète mon ami Alain Badiou. Mais les erreurs passées doivent nous rendre plus exigeants.

Parution chez Flammarion des deux derniers essais 
de Slavoj Zizek : Vivre la fin des temps et Pour défendre 
les causes perdues.

27/07/2013

HENRI ALLEG, COMMUNISTE ET JOURNALISTE : UN JUSTE PARMI LES JUSTES !

alleghuma.jpgAncien journaliste de l'Humanité, militant communiste et auteur de l'ouvrage "La Question" (1958) qui dénonçait la torture pendant la guerre d'Algérie, décédé à Paris à l'âge de 91 ans. Portrait publié par l'Humanité.

Depuis Alger républicain dont il devient directeur en 1951, le journaliste communiste a fait de sa plume l’arme du combat pour une Algérie libérée du racisme et de l’oppression colonialiste. Son livre la Question a contribué de manière décisive à lever le voile sur les tortures de l’armée française.

«Enfin Alger ! Un quai inondé de soleil, que surplombe le boulevard du front de mer.» Lorsque le jeune Harry Salem débarque pour la première fois à Alger, au mois d’octobre 1939, c’est d’abord ce mythique éclat de la Ville blanche qui l’étreint. Alors que le fascisme étend ses tentacules sur la vieille Europe et fourbit les armes du désastre, le jeune homme, qui rêvait de nouveaux horizons, aurait pu embarquer pour New York, ou pour l’Amérique latine. Le hasard et quelques péripéties l’ont conduit en Afrique du Nord, vers ce qui était alors, encore, un «département français».

Société d'apartheid

Pour le petit Parisien, fils de tailleurs, né à Londres dans une famille de juifs russes et polonais ayant fui les pogroms, la découverte de l’Algérie est un bouleversement. Dans cet autre monde, son rêve algérien prend immédiatement corps. Il se lie avec des Algériens, des gosses déguenillés de la place du Gouvernement jusqu’aux amis rencontrés à l’auberge de jeunesse où il loge, parmi lesquels Mustapha Kateb. Des amitiés contre-nature, dans cette société d’apartheid. Instinctivement, le jeune homme refuse la frontière invisible qui sépare deux mondes, celui des Européens, citoyens français, et celui des indigènes, rendus étrangers à leur propre pays. Alors que les vichystes tiennent Alger, Henri, déjà communiste de cœur, adhère à la Jeunesse communiste clandestine, avant de rejoindre le Parti communiste algérien (PCA). C’est là, dans l’euphorie de la Libération, que son chemin croise celui d’une « sympathisante », Gilberte Serfaty. Elle deviendra une ardente militante et, pour lui, la compagne de toute une vie.

Racisme et oppression coloniale

En Algérie, à ce moment-là, un point de non-retour est franchi, avec les massacres de mai 1945 à Sétif et Guelma, prologue d’une guerre qui devait éclater neuf ans plus tard. Pour Henri Alleg, la plume devient l’arme du combat pour une Algérie libérée du racisme et de l’oppression colonialiste. En novembre 1950, il entre à Alger républicain. Le quotidien a été fondé en 1938 par des hommes de progrès opposés à la toute-puissance du grand colonat. Sans remettre en cause le dogme de l’Algérie française, il témoignait, avant guerre, sous la plume d’Albert Camus et d’autres «libéraux», du sinistre sort reservé aux indigènes. Lorsqu’Henri Alleg prend la direction du journal, en 1951, les communistes y ont déjà acquis une influence prépondérante. La ligne du journal se fait plus résolument anticolonialiste, solidaire des luttes ouvrières, favorable à l’objectif d’indépendance. Ce titre est le seul à échapper au monopole de la presse quotidienne détenue par les grands colons.

Aux côtés d’Alleg, chose inédite et impensable à l’époque, un «indigène», Boualem Khalfa, est promu rédacteur en chef. L’engagement du journal irrite au plus haut point les autorités, qui le censurent et multiplient les saisies au moindre prétexte. Henri Alleg et son équipe tirent de cet acharnement répressif un slogan : «Alger républicain dit la vérité, rien que la vérité, mais Alger républicain ne peut pas dire toute la vérité.» Alleg encourage les plumes acérées, comme celle du jeune Kateb Yacine, dont les analyses politiques, d’une finesse et d’une impertinence insensées, subjuguent jusqu’aux plus aguerris de la rédaction. Lorsqu’éclate l’insurrection, le 1er novembre 1954, Alger républicain est déjà depuis longtemps dans le collimateur des gardiens du temple colonial. Le journal est interdit en 1955.

Clandestinité et censure

Henri Alleg entre dans la clandestinité. Régulièrement, il envoie des articles au journal l’Humanité, interdit sur le sol algérien, cible, à son tour, en France, des ciseaux d’Anastasie. Il est arrêté le 12 juin 1957, alors qu’il se rend au domicile de son ami, le mathématicien Maurice Audin, enlevé la veille par les parachutistes. Torturé à mort, Audin n’est jamais revenu des supplices que lui infligèrent les barbares aux ordres de Massu et Bigeard.

Alleg, lui, est un rescapé de l’enfer. Tous les supplices, tous les noms, tous les lieux, les paroles mêmes se gravent à jamais dans sa mémoire. Il entend tout dire, s’il survit, de ce qui se passe dans cet immeuble investi par la 10e D.P., à El Biar, où fut «suicidé» l’avocat Ali Boumendjel. Son témoignage franchit les murs du camp de Lodi, puis de la prison de Barberousse, sur de minuscules papiers pliés. Son avocat Me Léo Matarasso, le transmet à l’Humanité. L’édition du 30 juillet 1957, qui reprend ce récit glaçant, est saisie.

Au printemps 1958, Jérôme Lindon accepte de le publier aux éditions de Minuit. Le livre, préfacé par Sartre, est aussitôt interdit. Mais la censure provoque l’inverse de l’effet escompté. Deux semaines plus tard, depuis Genève, l’éditeur Nils Andersson prend le relais. La Question passe la frontière dans des valises et circule, en France, sous le manteau. Au total, 150 000 exemplaires clandestins du livre seront diffusés, contribuant de manière décisive à lever le voile sur la torture. Trois ans après son arrestation, Henri Alleg est inculpé d’«atteinte à la sûreté extérieure de l’État». Il écope de dix ans de prison. Transféré à la prison de Rennes, il s’évade, avec la complicité de Gilberte, lors d’un séjour à l’hôpital. Aidé par des militants communistes, il rejoint la Tchécoslovaquie, où il séjourne jusqu’à la signature des accords d’Évian.

Rêve algérien

Lorsqu’il revient à Alger pour superviser la reparution d’Alger républicain, les menaces des « frères » du FLN, prêts à s’entre-tuer pour le pouvoir, sont à peine voilées. Avec Abdelhamid Benzine, Henri Alleg échappe de peu à des hommes en armes. L’équipe, pourtant, se reconstitue. L’appui technique de la Marseillaise rend possible la reparution du journal, qui fait sien le slogan des femmes de la casbah, excédées par la guerre que se livrent les factions du FLN : « Sebâa snin barakat ! » (« Sept ans de guerre, ça suffit ! »). Pourtant, le fossé entre la nouvelle Algérie du FLN et le rêve algérien d’Alleg et de ses camarades est bien là. Il se muera en incommensurable abîme. Après le coup d’État de 1965, il doit prendre la fuite. Les communistes sont pourchassés. Dans l’Arbitraire, un livre témoignant des tortures que lui infligèrent les hommes de la dictature naissante, le dirigeant communiste Bachir Hadj Ali raconte que ses tortionnaires menaçaient de faire d’Alleg, réfugié à Paris, un Ben Barka algérien.

Le combat de sa vie

L’Algérie est pourtant restée, dans le cœur du journaliste, comme le combat de sa vie. «Je suis heureux et fier d’avoir pris part au combat pour l’indépendance», nous confiait-il en mars 2012. À son retour en France, cet homme discret, érudit, d’une gentillesse exquise, a rejoint la rédaction de l’Humanité comme grand reporter, puis en devint le secrétaire général. «J’ai exercé ce métier en militant communiste, animé de convictions, aime-t-il à répéter. Ce fut pour moi un engagement, au sens fort du terme.»

"Henri Alleg lutta pour que la vérité soit dite", souligne François Hollande. "A travers l'ensemble de son oeuvre -jusqu'à son dernier livre, Mémoire algérienne, paru en 2005-, il s'affirma comme un anticolonialiste ardent", a souligné le président de la République dans un communiqué. "Il fut un grand journaliste, d'abord à Alger Républicain, dont il assura la direction, puis à L'Humanité, dont il fut le secrétaire général et auquel il collabora jusqu'en 1980. Son livre, La Question, publié en 1958 aux éditions de Minuit, alerta notre pays sur la réalité de la torture en Algérie", a ajouté François Hollande, en soulignant que "toute sa vie, Henri Alleg lutta pour que la vérité soit dite", en restant "constamment fidèle à ses principes et à ses convictions".

Henri Alleg: His Horizon — Peace, Socialism, and Fraternity Between Men and Between Peoples

alleg.jpgTranslated Tuesday 23 July 2013, by Henry Crapo

Henri Alleg denounced, without exception: imperialist wars, torture, and the logic of apartheid.

How to put words to the sadness that seizes our hearts? Henri Alleg departed as he had arrived, with discretion. He never recovered from the departure of his dear Gilberte, his wife, his comrade in battle, who died in April 2011.

Nevertheless, despite his chagrin, he continued to give testimony, to organise politically. Never tiring. On the occasion of the 50th anniversary of Algerian independence, Henri Alleg made sure he responded to all requests to appear, to participate. But during his public appearances he rarely spoke of the past. A militant journalist, attentive to movements world-wide, he spoke of the present.

He always denounced imperialist wars and those lawless zones such as Guantanamo or the secret prisons of the CIA, put in place by the U.S. administration in order to practice torture with impunity. He spoke of the colonial domination exercised by the state of Israel over the Palestinian people. He spoke of Iraq, of Afghanistan. He spoke of the neocolonialism that asphyxiates Africa. A militant Communist, an internationalist, he had for horizon — peace, Socialism, and fraternity between men and between peoples.

When he evoked the war in Algeria, it was never in order to evoke his own experience of torture — on this, he had said all in his book The Question. Henri Alleg passed into the hands of torturers of the French Army, just as had thousands of Algerian patriots. It is for them, for those shadows reduced to silence, that, throughout his life, he continued his battle for the truth. He knew better than anyone else the open wounds that we have inherited, we, the children and grand-children of Algerians who underwent torture with the gégène [1]. Right to the end, never giving up, he fought the revisionism that the French far right is always ready to exalt as the "positive aspects" of colonialization. For him, colonialism was alway a synonym of apartheid, of exploitation, of theft. In his eyes, the racism rife in France is a deadly heritage of colonization. He had an awakened consciousness of the fractures that the conflicts of memory concerning the war in Algeria continue to leave as imprint on French society. His life, his struggles, at the crossroads of many worlds, were the very antithesis of chauvinism, of colonialism, of logics of exclusion.

Communist to the end, Henri Alleg did not live in the nostalgia of previous socialist experiences; he simply remained faithful to the idea of a world freed from capitalism, liberated from a system that engenders nothing but devastation. "Myself also, I made the point. But I believe that disillusion should not shake our conviction that we can change the world …", he confided to us in 2010. "We should make our own final analysis of historical experience, never rallying peaceably behind the discourse of those who have always combatted us. We see it today: the capitalist system destroys those who take their system to be inevitable. We must must continue this combat for another society. There is no other battle worth its salt." These battles remain. Like the memory of his smiling face and his sly regard.

[1The gégène is military slang, diminutive for "generator", referring to the portable dynamo designed to provide power for telephones in non-electrified regions. It was used for torture, applying an electric current to various parts of the body.(Wikipedia)

23/07/2013

Les trois raisons de la faillite de Detroit

automobile,etats-unis,désindustrialisation,michigan,general motors,aretha franklin,stevie wonder,jackson five,marvin gaye,lyndon johnson,united auto,detroitLa chronique américaine de Christophe Deroubaix dans l'Humanité. Pourquoi la capitale de l'automobile américaine a été placée en faillite.

1903-2013 : RIP Detroit. Avec l’annonce de la déclaration de faillite de la ville, c’est un siècle d’Histoire américaine qui se clôt. Detroit n’était pas seulement le berceau de l’industrie automobile. Elle était également le cœur atomique de la période du New Deal (les « Trente glorieuses américaines »), la capitale du syndicalisme qui y remporta des batailles décisives, la « Motor City » qui enfanta la « motown », le label « soul » (Diana Rosse, Jackson Five, Marvin Gaye, Stevie Wonder et la « reine de la soul » Aretha Franklin). Bref, une partie du « patrimoine » des Etats-Unis que le pays d’apprête à remiser dans ses réserves, sans ciller. Comment en est-on arrivés là? 

  • La désindustrialisation

Le destin de la petite ville au nom français, fondée en 1701 par Antoine de Lamothe-Cadillac, bascule en 1903 quand Henry Ford fonde sa compagnie à Dearborn, dans la banlieue de Detroit. En 1908, c’est General Motors qui est créé. Suivi en 1925 par Chrysler formant ainsi les « big three ». A ce moment-là, avec la sortie du model T et l’instauration du Fordisme (organisation du travail et compromis salaires-productivité), l’industrie automobile est en pleine expansion. Detroit explose : 285.000 habitants en 1900, 465.000 en 1910, 993.000 en 1920, 1,5 million en 1930.

Extrait de « Voyage au bout de la nuit » : « Et j’ai vu en effet des grands bâtiments trapus et vitrés, des sortes de cages à mouches sans fin dans lesquelles on discernait des hommes à remuer, mais à remuer à peine, comme s’ils ne se débattaient plus que faiblement contre je ne sais quoi d’impossible. C’était ça, Ford ? »

Oui, c’était ça Ford, mais des hommes décidèrent de se débattre. En mai 1935, est fondé l’United Auto Workers (UAW). En 1937, après des grèves à Atlanta (Georgie) et Flint (Michigan), General Motors et Chrysler doivent reconnaître le fait syndical. Seul Ford résiste. Le 26 mai 1937, la bataille de l’Overpass, au cours de laquelle, les milices d’Henry Ford agressent les syndicalistes de l’United Auto Workers, devant l’usine de River Rouge à Dearborn, marque un tournant décisif. En 1940, 33 % des ouvriers de l’industrie ont une carte syndicale en poche. Il faudra attendre 1941 pour que la première convention collective soit signée chez Ford.

Vidéo: Sur les chaînes de montage de la Ford T

Après la guerre, le New Deal de Roosevelt règne en maître incontesté, même le républicain Eisenhower n’en conteste pas l’héritage social et réglementaire. L’Etat-Providence est incontournable. Les années 50 La production de masse se trouve à son pic, la consommation de masse commence. Les syndicats sont plus puissants que jamais.

C’est à Detroit encore et toujours qu’est conclu un accord qui passera à la postérité sous le nom de Traité de Detroit. Il est conclu entre les Big Three (Ford, General Motors, Chrysler) et l’UAW: salaires indexés sur les prix et sur la productivité, assurance-maladie et retraites pour les syndiqués qui gagnent ainsi une protection sociale unique aux Etats-Unis en échange de la promesse de jouer « le jeu » (productivité, pas de grèves). C’est ce « compromis » que le patronat commence à remettre en cause dès les années 60 et encore plus dans les années 70, profitant des deux chocs pétroliers. Les compagnies organisent une délocalisation interne aux Etats-Unis en ouvrant des usines dans le Sud, véritable désert syndical.

  • Le « white flight » ou l’exode des classes moyennes

La désindustrialisation organisée rencontre un autre phénomène de société que des sociologues ont baptisé le « white flight » (« le vol blanc »), à savoir : la fuite des classes moyennes blanches des centres villes. Ceci a évidemment à voir avec le mouvement des droits civiques qui se déroule dans le Sud mais aussi dans les grandes villes industrielles du Nord où des centaines de milliers de Noirs pauvres sont arrivés lors de la « grande migration » (années 20 puis début des années 50). Le racisme n’est pas l’apanage des anciens Etats de la confédération. Il résiste également dans les grandes villes, notamment dans la police. En juillet 1967, une descente de police met le feu aux poudres: les émeutes durent cinq jours et fera 43 morts. Le gouverneur du Michigan (George Romney, le père de Mitt) envoie la garde nationale et Lyndon Johnson, le président, dépêche l’armée. Rien de moins. Une « grande peur » s’empare des habitants blancs, d’autant qu’elle est instrumentalisée politiquement par le parti républicain qui a décidé, après la signature de la loi sur les droits civiques par le président Johnson en 1965, de faire des angoisses des Blancs son fonds de commerce …

Suprême ironie de l’Histoire: cet exode est rendu possible par… la voiture. On peut désormais travailler dans une usine de Detroit et habiter dans une banlieue résidentielle à trente kilomètres de là. Dans les autres pays occidentaux, ce mouvement de périurbanisation et d’étalement urbain marquera également les années 70. Mais, nulle part ailleurs qu’aux Etats-Unis, il ne sera aussi fortement « racialisé ». Detroit perd 300.000 habitants durant les années 70, 200.000 autres dans la décennie suivante. Actuellement, elle compte 700.000 habitants contre 1,8 million en 1950. 82% de ses habitants sont Africains-Américains. Un habitant sur trois vit en dessous du seuil de pauvreté.

Carte desrevenus de la population de Detroit:

 

Carte des populations de Detroit:


  • L’inaction de l’Etat du Michigan et du gouvernement fédéral

D’après un porte-parole de la Maison Blanche, l’administration Obama continue « à surveiller de près la situation à Detroit. » Mais pas plus. Alors que la ville a dû se placer sous le chapitre 9 des faillites, elle sait qu’elle n’a rien à attendre de sonnant et trébuchant du côté du gouvernement fédéral. Sauver l’industrie automobile à coups de milliards d’argent public, comme en 2009, oui. Sauver la ville de Detroit, non.

Personne ne nie la réalité des chiffres : 18,5 milliards de dollars de dettes. Ce qui n’a rien d’étonnant dans une ville où les industries puis les contribuables ont pris la fuite laissant la population pauvre se débattre sans emplois ni le sou. Le coup de grâce est venu du gouverneur. Le fait qu’il soit républicain ne relève évidemment pas de l’anecdote. En obligeant Detroit (qui a voté Obama à 98% en novembre dernier !) à se déclarer en faillite, Rick Snyder va pousser à la renégociation des conventions collectives dans les services municipaux. Plutôt que d’engager un débat sur une revitalisation économique et urbaine, on va donc imposer à l’ancienne capitale industrielle du pays une cure d’austérité qui ne guérira pas le malade.

12/07/2013

Fête de l'Humanité. Divertimento, l'orchestre symphonique du 93 qui rend la musique classique populaire

l'humanité,austérité,patric le hyaric,la courneuve,divertimento,musique classique,fête de l'humanité 2013,zahia ziouaniZahia Ziouani est une chef d’orchestre précoce et talentueuse qui, à l’âge de 35 ans, a déjà tenu la baguette d’ensembles illustres.

À la tête du Conservatoire de musique et de danse de Stains, et de Divertimento, orchestre symphonique avec lequel elle revient sur la grande scène de la Fête de l’Humanité 2013, cette jeune femme de conviction s’efforce de démocratiser la musique classique. Entretien.

Vous êtes femme et chef d’orchestre. Chose rare. En tirez-vous une fierté ? Comment êtes-vous perçu dans ce milieu réputé masculin ?
Zahia Ziouani.
La présence de femmes au sein des orchestres philharmoniques est récente. Il y a peu encore, certains orchestres en Europe interdisaient les femmes. L'orchestre philharmonique de Vienne en est le plus grand exemple. Depuis dix, douze ans, les choses évoluent. Très jeune, j'ai été passionnée par ce métier. Ne venant pas de ce milieu, peut-être était-ce par naïveté, mais jamais je n'ai pensé que ce métier m'était impossible. Avec le recul, cela reviendrait à vouloir être cosmonaute ou président de la République! J'ai commencé très jeune et ne souhaitais pas attendre 40 ou 50 ans avant d'exercer. Quand on est jeune et femme, il est vrai que c'est un peu compliqué. L'idée reçue voudrait qu'une femme n'ait pas l'autorité nécessaire pour diriger un orchestre. Pour cela, j'ai créé mon orchestre, Divertimento, afin d'apporter la preuve que j'étais capable de diriger. Aujourd'hui, mon challenge est de convaincre le monde musical que je suis en mesure de diriger de grands orchestres. Sur l'estrade face à l'orchestre, je ne me pose pas la question de savoir si je suis une femme ou un homme. Je veux être un bon chef simplement, être efficace, exigeante et innovante dans mon travail. 

Vos parents ne sont pas du sérail, vous êtes ancrée en Seine-Saint-Denis et venez d'un milieu modeste, comment avez-vous eu accès à la musique classique ?
Zahia Ziouani. Mes parents aimaient la musique classique. C'est un héritage familial. Par ailleurs, j'ai grandi à Pantin, ville à l'époque communiste, où existait une prise de conscience concernant les politiques culturelles à mener pour favoriser l'accès à la culture. J'ai pu devenir chef d'orchestre car j'ai pu grandir dans cette ville. Si j'avais grandi dans une autre ville, je ne suis pas certaine que j'aurais eu accès à la musique. J'ai également eu la chance de rencontrer des professeurs intéressants et exigeants. Dès lors, quand j'ai débuté comme musicienne professionnelle, se posait la question de savoir où et comment. M'installer en Seine-Saint-Denis apparaissait comme une évidence. Il était important d'être utile, d'associer la dimension artistique à la transmission. Il était important de transmettre à mon tour ce que j'avais reçu. C'est un engagement fort que je porte d'être présente sur ce territoire. Petite, pour aller au concert, il fallait se rendre à Paris. Je n'ai plus envie de cela maintenant. Si une famille veut se rendre au concert, il est important qu'elle puisse le faire à Sevran, Stains ou Villiers-le-Bel, qu'il y ait des temps forts de musique classique sur ces territoires. Certains décideurs politiques ne voient la banlieue que par le prisme de la culture urbaine et ne développent les actions culturelles qu'en ce sens. Il est dommage d'opposer les arts entre eux. 

Les concerts de musique classique représentent 7% des pratiques culturelles des Français. Comment amener les catégories populaires à la musique classique ?
Zahia Ziouani. La gratuité a beaucoup été développée pour encourager à la pratique. À mon sens, ce n'est qu'un aspect. L'environnement culturel est très important. Il est nécessaire d'apporter quelque chose de supplémentaire aux aspects pécuniaires, souvent et uniquement mis en place. Il existe des problématiques concrètes qu'il convient de résoudre. Une famille de Stains désireuse de se rendre à Paris pour un opéra, même gratuit, rencontre des difficultés. Après 21 heures, les bus ne circulent plus. Certains quartiers sont enclavés. Puis la France est métissée. Or la musique classique appartient au patrimoine européen. Elle n'est pas forcément leur référence, ce n'est pas un chemin naturel pour eux. Il nous faut prendre le temps d'expliquer. C'est un travail de terrain. La question est de savoir comment nous, musiciens, devons travailler en destination de ces nouveaux publics. Pour ma part, je travaille beaucoup avec les maisons de quartier et les centres socio-éducatifs. Les rencontres entre le public et les musiciens existent peu. Nous allons en amont les rencontrer pour les inciter à venir, pour garantir une diversité culturelle mais aussi sociale. Mon parcours m'amène à penser autrement. Il est d'ailleurs regrettable que l'aspect artistique soit relégué parfois au second plan. Une même symphonie de Beethoven jouée à la Cité de la musique sera reconnue quand, à Stains, ce sera vu comme du travail socioculturel.

Comment expliquez-vous ce distinguo ?

  Zahia Ziouani. Les décideurs politiques, institutionnels et musicaux ne se déplacent pas et restent dans Paris. Ils vont plus facilement aller voir ce qu'il se passe, par exemple, au Venezuela plutôt que de passer le périph et venir observer les projets développés en Seine-Saint-Denis ! Il existe une vraie méconnaissance. Jamais un ministre ne se déplace ici pour un événement culturel. Pour certains, c'est moins glamour de venir à Stains qu'aller à la salle Pleyel. Nous manquons de visibilité, donc notre travail de terrain est peu pris en compte.

Vous avez signé l'appel du 93 (En 2005, suite à la demande des collégiens et du reste de la population de Seine-Saint-Denis qui veulent faire changer les regards sur ce département, le conseil général décide de réunir 93 personnalités du monde sportif et associatif, des artistes, des militants pour mettre en avant la dynamique de solidarité et de fraternité qui existe dans le département. Il a été signé par plus de 2 500 personnalités dont Zahia Ziouani), la musique est-elle aussi une manière de changer le point de vue sur ce département ?

 Zahia Ziouani. Complètement. Cet appel a permis de fédérer. Oui, la Seine-Saint-Denis connaît des difficultés mais il existe des gens de valeur, des musiciens de grand talent. C'est une manière pour moi de valoriser ce département. Il est important de briser l'image et la fatalité.

Vous dirigez aussi un orchestre à Alger, quel rapport entretenez-vous avec l'Algérie?? Est-ce la même démarche que celle que vous menez en Seine-Saint-Denis ?

  Zahia Ziouani. Au départ, ma démarche était personnelle. L'Algérie est le pays de mes origines. Ces visites ont créé un déclic et m'ont permis de développer un univers artistique. En Algérie, nous prenions le soin que la musique classique arabe puisse être également représentée. Il n'y a aucune raison de prioriser. À partir de là, j'ai commencé à travailler sur des musiques classiques extra-européennes et à leur donner une place dans les programmations. Cette année, dans le cadre de Marseille-Provence 2013, nous travaillons autour de la Méditerranée. Nous mêlons musique classique, traditionnelle et contemporaine. Mes origines n'ont cependant aucun rapport là-dedans. Nous travaillons aussi autour du jazz. Un orchestre peut aborder des esthétiques diverses. Pour mon travail sur l'Algérie, il était intéressant de montrer que les rapports avec la France n'ont pas été que compliqués. Ils ont été très riches également. Camille Saint-Saëns, par exemple, a beaucoup puisé dans la musique traditionnelle algérienne pour ses compositions.

Vous qui êtes sensible à la démocratisation de la culture, quel sens accordez-vous à la Fête de la musique ?

 Zahia Ziouani. J'aime l'aspect festif même si j'aimerais que cette fête dure toute l'année. J'aime ce moment de partage et de vivre ensemble. Il s'agit d'un événement festif et populaire mais qui montre ses limites. Il s'agit d'un gros coup d'éclairage quand tout au long de l'année des questions ne sont pas abordées. L'aspect populaire de la musique ne se pose que le jour de cette fête. Or je suis persuadée qu'au même titre que le sport, la musique classique peut fédérer et être populaire.

Cette année sera votre deuxième participation à la Fête de l'Humanité. Que représente-t-elle ?

  Zahia Ziouani. Je trouve courageux que la grande scène accorde de la place à la musique classique à côté du rock, de la chanson ou de la pop. Ces moments sont importants, notamment quand on voit les programmes de télévision de plus en plus mauvais, avec une place toujours plus tardive de la culture dans les grilles. Cette fête populaire rejoint les valeurs que je défends. Jouer une oeuvre classique devant 60.000 personnes est très stimulant. Et pour tout dire, je vais à la Fête de l'Huma tous les ans depuis que je suis petite, alors pouvoir aujourd'hui en devenir acteur est très flatteur.

 

Zahia Ziouani et l’Orchestre Divertimento seront, le 14 septembre, sur la grande scène de la Fête de l’Humanité.