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21/02/2010

UNE FEMME EN COLERE ET LIBRE !

MalalaiJoya1.jpgMalalai Joya est une femme en colère. En colère contre la guerre que mène la coalition internationale en Afghanistan, son pays, en colère contre les bombes de l’Otan qui tuent les civils dans les villages, en colère contre l’appel à la réconciliation avec les talibans et les seigneurs de guerre. « Faites cesser les massacres dans mon pays, faites retirer les troupes étrangères pour que s’arrête la talibanisation ! » lance la jeune députée afghane aux opinions publiques occidentales.

La conférence de Londres, qui s’est tenue fi n janvier, a officialisé une négociation avec les dirigeants de l’ancien régime taliban. Que peut-il se passer ?
Malalai Joya. Des millions de dollars ont été promis au régime de Karzai pour que les insurgés déposent les armes alors que des millions d’Afghans meurent de pauvreté. Cela va conduire à la réhabilitation des talibans, ils vont prendre le contrôle de la Loya Jirga, l’assemblée des anciens et des représentants des tribus qui doit se réunir prochainement. Croit-on pouvoir établir la démocratie avec de tels réactionnaires ? Mais les talibans ne sont pas les seuls intégristes. Quand les États- Unis et leurs alliés ont renversé le régime du mollah Omar, ils ont installé à sa place d’autres fondamentalistes, des seigneurs de guerre alliés à l’Alliance du Nord, que dirigeait Massoud. Ce groupe ressemble aux talibans sur le plan des croyances. Au cours des dernières années, il y a eu toute une série de lois et de décisions de justice scandaleuses. Sous prétexte de réconciliation nationale, on a accordé l’immunité aux seigneurs de guerre et autres criminels de guerre connus, dont plusieurs siègent au Parlement. Ces anciens seigneurs de guerre ont des postes élevés, ils sont au Parlement, dans les ministères, l’administration judiciaire, et ils sont tous corrompus. Et voilà maintenant que l’ONU elle-même biffe de sa « liste noire » les noms d’anciens dirigeants talibans. Est-ce avec de tels actes que l’on construit l’avenir d’un peuple ? À moins de lui faire croire que c’est l’usine Coca-Cola, inaugurée par le président Karzai dans la banlieue de Kaboul, dans notre pays pauvre où l’eau est une denrée précieuse, qui doit servir d’emblème des bienfaits du progrès occidental…

Vous avez été élue au Parlement en 2005. Dix-huit mois plus tard, vous en étiez expulsée, pourquoi ?
Malalai Joya. Lors de la cérémonie d’ouverture de la session parlementaire, j’ai présenté « mes condoléances au peuple afghan ». Ce qui évidemment n’a pas plu à de nombreux députés, qui se sont plaints d’être offensés. Ce sont ces seigneurs de guerre qui ont voulu mon exclusion. J’avais rappelé qu’ils avaient saccagé Kaboul pendant la guerre civile qui s’est déroulée de 1992 à 1996 et qu’ils étaient responsables de la mort de dizaines de milliers de personnes. J’ai dit qu’ils devaient être traînés devant les tribunaux internationaux. J’ai aussi dénoncé la corruption, alimentée par les milliards versés par la communauté internationale au nom de la reconstruction. Très vite je n’ai même plus pu. Ils coupaient aussitôt mon micro quand je demandais la parole et je devais crier à pleins poumons sous les insultes et les menaces. Des députés m’ont défendue, des hommes, des femmes, mais ils étaient peu nombreux. On m’a traitée de communiste et d’infidèle. Des injures suprêmes à leurs yeux. J’ai fini par comparer, lors d’un entretien télévisé, le Parlement à un zoo ! Pire qu’une étable car, au moins, il y a des animaux qui servent à quelque chose.

À quoi vont servir les renforts de troupes annoncés par Obama ?
Malalai Joya. La guerre ne visait pas à apporter la démocratie et la justice ou à déraciner des groupes terroristes, elle a servi à pérenniser l’occupation, installer des bases militaires et à garder la mainmise sur la région où se trouvent de grandes ressources naturelles. Obama est comme Bush, voire pire puisqu’il intensifie la guerre, et la porte au Pakistan. Le gouvernement américain maintient une situation dangereuse pour rester plus longtemps en Afghanistan, et surveiller ainsi plus facilement des pays voisins comme l’Iran, le Pakistan, la Russie, l’Ouzbékistan. Si Obama ne retire pas ses soldats, il y aura plus de sang et plus de désastres. Regardez les bombardements de l’Otan. Dans ma province de Farah, en mai (2009 – NDLR) plus de 150 civils ont été tués. Ce massacre permet au monde d’entrevoir les horreurs auxquelles notre peuple fait face. Mais veut-on vraiment les voir ? J’ai organisé une conférence de presse, un homme du village de Geranai, accablé de douleur, est venu expliquer qu’il avait perdu 20 membres de sa famille dans le massacre. N’aura-t-il pas envie, lui ou d’autres jeunes gens, de rejoindre les insurgés, même s’ils sont des intégristes ?

Le sort réservé aux femmes sous le régime taliban avait fi ni par émouvoir l’opinion publique internationale. Qu’en est-il aujourd’hui ?
Malalai Joya. La Constitution afghane contient des clauses concernant les droits des femmes. J’étais l’une des nombreuses déléguées, à la Loya Jirga de 2003, qui ont poussé fort pour leur inclusion, mais elle est marquée par la forte influence des fondamentalistes avec lesquels Karzai et l’Occident ont fait des compromis. Le texte fondamental a beau déclarer l’égalité entre les hommes et les femmes, le pays est régi selon la charia. La soidisant démocratie de la Constitution officielle est bafouée systématiquement. Elle ne sert que de faire-valoir pour attirer les deniers de l’assistance internationale, généralement détournés. L’Afghanistan est aujourd’hui un pays où les femmes, souvent des gamines de quatorze ou quinze ans, qui fuient le domicile conjugal à cause de l’extrême violence, sont considérées comme criminelles et emprisonnées. On peut, certes, constater un retour des filles à l’école, mais les chiffres ne tiennent pas compte du nombre d’entre elles qui sont obligées de la quitter à cause des menaces pour leur sécurité et des pressions familiales pour se marier. Le suicide est devenu l’ultime arme des jeunes femmes désespérées, qui sont conscientes d’alternatives, mais qui savent qu’elles n’y auront jamais droit.

Et quelles sont, justement, ces alternatives ?
Malalai Joya. Toutes les troupes étrangères doivent partir et les milices des seigneurs de guerre démantelées. La démocratie ne peut être établie par une occupation qui ne fait qu’étendre et renforcer la talibanisation de mon pays. Et c’est mon peuple qui en souffre. Si les États-Unis et les troupes de l’Otan qui occupent notre pays ne quittent pas volontairement l’Afghanistan dans un délai raisonnable, ils vont être confrontés à encore plus de résistance de la part des Afghans. Volontairement, les gouvernements occidentaux ne veulent pas voir que des gens se battent pour reconstruire leur pays dans la paix et la sécurité, en respect des droits de chacun et de chacune. Des partis, des associations démocratiques luttent le plus souvent dans la clandestinité. N’oublions pas que la Constitution interdit l’existence de partis laïcs qui ne se réfèrent pas au Coran. Les manifestations étudiantes contre les plus récents bombardements, tout comme les protestations de centaines de femmes, le mois dernier à Kaboul, montrent au monde la voie vers une réelle démocratie en Afghanistan. Il y a beaucoup de héros et d’héroïnes obscurs. Ils luttent dans leurs ville et village. Pourquoi aucun dirigeant occidental ne veut reconnaître l’existence même d’une force progressiste qui pourrait émerger et jouer un véritable rôle ? Je ne perds pas espoir, nous avons besoin de l’aide des opinions publiques occidentales et, au cours de mes voyages, je me rends compte qu’elles bougent. Il y a eu des manifestations contre l’envoi de renforts, on ne croit plus à une « guerre juste ». La pression doit monter pour faire fléchir les gouvernements bellicistes.

Entretien réalisé par Dominique Bari pour l'Humanité

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07/02/2010

Haïti. Marcel Dorigny « Aux origines de la misère haïtienne »

haiti2.jpgHistorien, professeur 
à l’université 
Paris-VIII, 
Marcel Dorigny 
retrace l’histoire du pays, de son indépendance 
à nos jours.

Le terrible séisme qui a frappé Haïti, le 12 janvier dernier, a exposé au monde entier la misère quotidienne qui sévit dans ce pays depuis des siècles… Et pourtant, il s’agit de la première nation à s’être affranchie de l’esclavage et à avoir acquis sa souveraineté, il y a deux cents ans. Comment expliquer qu’une telle situation de pauvreté et d’instabilité persiste dans cette île  ?

Marcel Dorigny. Pour comprendre les origines de la misère à Haïti, il faut revenir aux origines de son indépendance. À la fin du XVIIIe siècle, Haïti était l’ancienne colonie française de Saint-Domingue, la plus riche et la plus prospère, au moment de la Révolution française. La Saint-Domingue française concentrait le nombre le plus important d’esclaves de toute l’Amérique  ! Elle possédait une main-d’œuvre composée de 550 000 esclaves – ce qui est démesuré pour cette petite île. Dans les dix années précédant la Révolution française, quand la traite négrière a atteint son apogée, 40 000 esclaves débarquaient chaque année sur l’île. Ainsi environ un esclave sur deux qui quittait les côtes d’Afrique était vendu à Saint-Domingue.

C’est énorme… Que faisaient ces esclaves dans cette colonie  ?

dorigny.jpgMarcel Dorigny. Cette main-d’œuvre servile produisait essentiellement du sucre. De ce fait, cette colonie était le premier producteur mondial et la France en tirait évidemment des bénéfices substantiels en exportant cette denrée à travers toute l’Europe. Mais, à entasser autant de personnes pour « travailler » dans des conditions aussi effroyables – l’espérance de vie d’un esclave était au plus de quinze ans sur les exploitations –, cette « machine » à produire du sucre a généré tout le contraire de ce que les colons espéraient  : la révolution des esclaves. Le point de départ d’Haïti, c’est donc l’insurrection générale des esclaves.

Dans quel contexte s’est produite la révolution des esclaves  ?

Marcel Dorigny. On ne peut séparer cette révolution de la Révolution française. Sans 1789, il est probable que ce soulèvement des esclaves n’aurait jamais été victorieux, car la Révolution française a déstabilisé la société coloniale. Puis les idéaux de la Révolution, portés à leur paroxysme – puisqu’il n’avait jamais été question d’abolir l’esclavage – ont favorisé l’abolition de l’esclavage par les esclaves eux-mêmes, les armes à la main. Cette situation est unique au monde. Les autres formes de suppression de l’esclavage ont été accordées, en quelque sorte, par les grandes puissances, certes de façon plus ou moins forcée par les situations géopolitiques et sociales dans leurs colonies et la diffusion des idéaux abolitionnistes dans les métropoles. Or, Haïti est né d’une première guerre des esclaves, puis d’une seconde, la même en quelque sorte, lorsqu’en 1802 Napoléon a voulu rétablir l’esclavage dans les colonies. Plus de 40 000 soldats ont alors été envoyés à Saint-Domingue pour rétablir l’esclavage mais, vaincus, ils ont été obligés de capituler après la défaite de Vertières, le 18 novembre 1803. C’est ainsi que la République d’Haïti est née, le 1er janvier 1804, dans le contexte de la révolte des esclaves, pour l’abolition de l’esclavage par les esclaves eux-mêmes, d’une guerre de libération contre les troupes napoléoniennes. Cette indépendance acquise par les armes n’a été reconnue par la France qu’en 1825, sous la condition du paiement d’une indemnisation des colons français qui avaient perdu leurs propriétés. Ainsi, l’existence d’Haïti relève de conditions historiques particulières, dont les conséquences perdurent jusqu’à nos jours.

Justement, quel poids a joué la première dette d’Haïti, en 1825, dans son développement économique  ?

Marcel Dorigny. La dette de 1825 a contraint Haïti à mettre le doigt dans l’engrenage de l’endettement international. En 1804, lorsque Haïti se proclame indépendant, personne ne reconnaît cette indépendance. De ce fait, en 1818, le président haïtien Alexandre Pétion propose lui-même d’indemniser les colons en échange de la renonciation définitive à l’île par la France  ! En avril 1825, le roi de France, Charles X, décide de signer une charte de reconnaissance de l’indépendance d’Haïti. Enfin, plus exactement de la partie française de Saint-Domingue car le mot Haïti n’est pas écrit ; et en contrepartie, il exige le paiement d’une indemnité de 150 millions de francs or, une somme colossale. Craignant un débarquement militaire, le nouveau président d’Haïti, Jean-Pierre Boyer, accepte… Alors que, à l’époque – les Haïtiens n’en avaient pas conscience –, il aurait été impossible pour la France de recoloniser militairement l’île, elle n’avait ni les moyens, ni le soutien international pour le faire  ! Ainsi, Haïti signe la charte de Charles X. C’était une somme démesurée que le pays devait payer en cinq ans, soit 30 millions par an. La première annuité a été payée dans les temps grâce à un emprunt international, mais ensuite Haïti n’a plus pu s’acquitter de sa dette.

Pourtant, Haïti a payé sa dette jusqu’au bout  ; comment a-t-il fait dans ces conditions  ?

Marcel Dorigny. En 1838, le gouvernement de Louis-Philippe a négocié avec Haïti deux traités séparés. Le premier reconnaissait l’indépendance d’Haïti, sans aucune condition  ; le second était financier, et ramenait la dette à 90 millions de francs or payables sur trente ans. Donc tout aurait dû être réglé en 1868, mais, en fait, Haïti ne pouvait pas débourser une telle somme sur cette durée. Le pays a continué de payer la France en étant obligé d’emprunter, avec des intérêts, bien sûr, aux banques, dont la majorité étaient françaises  ! C’est le serpent qui se mord la queue. Donc, la dette a perduré jusqu’en 1883, mais restait alors à régler les emprunts souscrits auprès des banques pour payer la France  ; en 1915, quand les Américains ont débarqué à Haïti, le pays payait encore et toujours une dette extérieure.

Mis à part cette dette originelle colossale, en quoi les conditions de l’indépendance d’Haïti ont-elles influencé durablement l’évolution du pays  ?

haiti.gifMarcel Dorigny. Quand Haïti devient indépendant en 1804, une structure étatique s’était déjà mise en place. Elle était aux mains d’une nouvelle bourgeoisie, constituée d’anciens libres de couleur, eux-mêmes propriétaires d’esclaves ayant basculé du côté de l’abolition, et de chefs militaires, officiers et généraux noirs, qui avaient joué un rôle déterminant dans la guerre d’indépendance. Or, le drame d’Haïti découle sûrement de cet éclatement de la société en deux. Puisque d’un côté, il y a la nouvelle classe dirigeante qui se partage le pouvoir, les richesses, les propriétés et continue de développer ses activités vers l’extérieur selon le schéma colonial qui avait fait la richesse de l’île. Son gouvernement ne fait que prolonger celui de la colonisation, même s’il est entre les mains d’anciens dominés. Et, d’un autre côté, il y a la masse des anciens esclaves et leurs descendants, ceux que l’on va appeler, dans le vocabulaire postcolonial, soit les « cultivateurs », soit les « Africains », ce qui est assez révélateur.

Quelle est la place de ces anciens esclaves dans ce nouveau contexte politique  ?

Marcel Dorigny. Cette masse de la population va être obligée de travailler dans des conditions misérables dans les campagnes jusqu’à la fin du XXe siècle. C’est le phénomène que l’on appelle, pour reprendre le titre d’un important livre de Gérard Barthélemy, Le Pays en dehors. Une formule qui désigne la masse rurale pauvre, n’ayant pas accès à l’école, à l’alphabétisation, à la société urbaine, qui est celle de Port-au-Prince. Il y a d’un côté la « République de Port-au-Prince », de l’autre, « le pays en dehors », ceux qui sont à l’intérieur des terres, mais à l’extérieur de leur propre nation. Ces anciens esclaves refusent, dès le départ, de travailler contre salaire sur les plantations, où ils étaient esclaves précédemment… Or l’objectif des nouveaux dirigeants est de continuer la production sucrière pour l’exporter vers l’Europe et les grandes puissances  ! C’est ainsi que démarre alors un processus essentiel pour comprendre Haïti  : les anciens esclaves n’appliquent pas la loi qui les oblige à travailler et désertent les plantations pour aller s’installer dans les montagnes où ils défrichent les terres et créent une agriculture paysanne. Haïti est la seule société des Antilles où s’est constituée une véritable paysannerie.

Comment vivent alors ces nouveaux paysans  ?

Marcel Dorigny. L’esclave haïtien, devenu paysan, s’installe avec sa famille sur une terre et la cultive pour subvenir à ses propres besoins. L’abolition de l’esclavage et de la colonie est synonyme pour cette masse rurale d’indépendance économique, d’autosubsistance. Les paysans ne produisent plus pour le marché, ou le moins possible. Ce système agraire unique a permis à la population de vivre pendant au moins un siècle et demi. Mais une croissance démographique extrême a engendré une surpopulation rurale telle que les paysans, devenus misérables avec leurs minuscules lopins de terre, ont dû fuir vers les villes. Or, l’infrastructure n’était pas pensée pour accueillir autant de personnes. Ils ont donc été obligés, pour une grande partie d’entre eux, de s’entasser dans des bidonvilles, et, pour d’autres, d’émigrer vers l’étranger. Le drame d’Haïti, c’est cette fracture dans la société entre une masse rurale misérable, à 80 % analphabète aujourd’hui, qui vit en dehors de la société, n’a pas accès à l’eau, aux soins, à l’école… et son élite dirigeante, branchée sur les grands réseaux mondiaux, qui a un pied aux États-Unis, au Canada, en France…

Quelles sont les autres conséquences de cette dichotomie entre l’élite et la masse rurale pour la situation politique du pays  ?

Marcel Dorigny. La conséquence majeure c’est que, en Haïti, l’État n’existe quasiment pas. Certes, il y a un gouvernement, il y a même eu des gouvernements dictatoriaux et corrompus, au XIXe comme au XXe siècle, sous les Duvalier, puis Aristide, mais il n’y a toujours pas d’État  : à savoir un État qui assure son rôle dans les domaines des infrastructures routières, des télécommunications, de l’assainissement, de l’électrification, et bien entendu des services publics pour la santé, l’école…

Doit-on compter, comme y a invité le premier ministre haïtien, Jean-Max Bellerive, sur le retour de la diaspora pour (re)construire l’État et le pays  ?

Marcel Dorigny. En effet, on peut regretter la fuite des cerveaux. Une bonne partie des Haïtiens formés sont partis, sous les Duvalier et sous le régime d’Aristide, exercer leurs talents ailleurs, en raison d’insécurité quotidienne, de répression politique, mais aussi de mauvaises conditions de vie. Et quand on est parti, le retour est très difficile. Mais le problème est d’autant plus complexe que la diaspora est très utile à Haïti, car elle envoie beaucoup d’argent à la famille restée sur place. Ces capitaux envoyés par la diaspora représentent deux fois l’aide internationale, c’est énorme. On peut toujours inciter cette diaspora à revenir, mais on ne peut la contraindre  ! Lors de la chute des Duvalier, en 1986, certains Haïtiens avaient choisi de rentrer pour contribuer à la reconstruction du pays, puis des troubles ont suivi et finalement la dérive du régime d’Aristide les a découragés. Alors la diaspora ne rentrera massivement que si les conditions s’améliorent vraiment, se stabilisent, et si elle peut bénéficier d’un bon cadre de vie. Mais, actuellement, la tendance est inverse  : ceux qui le peuvent quittent Haïti. L’idéal serait que ceux qui sont partis reviennent construire leur pays, mais peut-on se mettre à leur place  ? Il paraît plus crédible aujourd’hui de compter sur les 10 millions d’habitants présents – dont certains sont tout de même enseignants, médecins, ingénieurs – et sur l’aide internationale pour reconstruire l’État et le pays.

L’annulation de la dette d’Haïti, qui s’élève à plus de 1 milliard d’euros, ne fait-elle pas partie des solutions pour aider à sortir le pays de l’impass ?

Marcel Dorigny. C’est une question complexe. Haïti a toujours payé sa dette, c’est un pays solvable, ce qui lui permet de trouver des prêteurs, que ce soient des États ou des institutions internationales. Donc l’annulation de la dette pose un gros problème à moyen terme  : un État dont la dette est annulée se voit considéré comme un État non solvable, or Haïti a besoin de beaucoup de capitaux pour se reconstruire. De plus, une partie de l’aide internationale s’effectuera sous forme de crédit  ; donc, si on annule la dette d’Haïti, il lui sera très difficile de souscrire de nouveaux emprunts. Le premier ministre haïtien a d’ailleurs dit lors de la conférence de Montréal, le 25 janvier dernier, que l’annulation de la dette était certes utile mais qu’elle ne constituait pas la solution la plus favorable pour Haïti à long terme. Certes, cette solution paraît simple, mais il ne faut pas oublier qu’ensuite les bailleurs de fonds (États, grandes institutions internationales ou banques) hésiteront beaucoup à prêter.

Entretien réalisé par Anne Musso, pour l'Humanité

Petite Biographie

- Les recherches de Marcel Dorigny portent principalement sur la place de l’esclavage dans les doctrines libérales du XVIIIe siècle et de la première moitié du XIXe siècle. L’historien a également travaillé sur les courants antiesclavagistes et abolitionnistes, de la Société des amis des Noirs (1788-1799) à la Société française pour l’abolition de l’esclavage (1834-1850) et sur les processus d’abolition de l’esclavage dans les colonies d’Amérique. Publications récentes  : la Traite négrière coloniale (dir.), Paris, Éditions Cercle d’art, 2009  ; Atlas des esclavages. Traites négrières, sociétés coloniales, abolition de l’Antiquité à nos jours, avec Bernard Gainot, Paris, Éditions Autrement, 2006 (réédition en 2007)  ; Haïti, première République noire (dir.), Paris, Société française d’histoire d’Outre-mer, 2004

11:14 Publié dans Entretiens | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : haiti, marcel dorigny | |  del.icio.us |  Imprimer | | Digg! Digg |  Facebook | | Pin it!

26/12/2009

"Ce que Sarkozy propose, c'est la haine de l'autre"

Detodd.jpgémographe et historien, Emmanuel Todd, 58 ans, est ingénieur de recherche à l'Institut national d'études démographiques (INED). 

 Inspirateur du thème de la fracture sociale, repris par Jacques Chirac lors de sa campagne présidentielle de 1995, il observe depuis longtemps la coupure entre élites et classes populaires. Il livre pour la première fois son analyse du débat sur l'identité nationale. Sans dissimuler sa colère. "Si vous êtes au pouvoir et que vous n'arrivez à rien sur le plan économique, la recherche de boucs émissaires à tout prix devient comme une seconde nature", estime-t-il.

Que vous inspire le débat sur l'identité nationale ?

Je m'en suis tenu à l'écart autant que possible, car ce débat est, à mes yeux, vraiment pervers. Le gouvernement, à l'approche d'une échéance électorale, propose, je dirais même impose, une thématique de la nation contre l'islam. Je suis révulsé comme citoyen. En tant qu'historien, j'observe comment cette thématique de l'identité nationale a été activée par en haut, comme un projet assez cynique.

Quelle est votre analyse des enjeux de ce débat ?

Le Front national a commencé à s'incruster dans le monde ouvrier en 1986, à une époque où les élites refusaient de s'intéresser aux problèmes posés par l'intégration des populations immigrées.

On a alors senti une anxiété qui venait du bas de la société, qui a permis au Front national d'exister jusqu'en 2007. Comme je l'ai souligné dans mon livre, Le Destin des immigrés (Seuil), en 1994, la carte du vote FN était statistiquement déterminée par la présence d'immigrés d'origine maghrébine, qui cristallisaient une anxiété spécifique en raison de problèmes anthropologiques réels, liés à des différences de système de moeurs ou de statut de la femme. Depuis, les tensions se sont apaisées. Tous les sondages d'opinion le montrent : les thématiques de l'immigration, de l'islam sont en chute libre et sont passées largement derrière les inquiétudes économiques.

La réalité de la France est qu'elle est en train de réussir son processus d'intégration. Les populations d'origine musulmane de France sont globalement les plus laïcisées et les plus intégrées d'Europe, grâce à un taux élevé de mariages mixtes. Pour moi, le signe de cet apaisement est précisément l'effondrement du Front national.

On estime généralement que c'est la politique conduite par Nicolas Sarkozy qui a fait perdre des voix au Front national...

Les sarkozystes pensent qu'ils ont récupéré l'électorat du Front national parce qu'ils ont mené cette politique de provocation, parce que Nicolas Sarkozy a mis le feu aux banlieues, et que les appels du pied au FN ont été payants. Mais c'est une erreur d'interprétation. La poussée à droite de 2007, à la suite des émeutes de banlieue de 2005, n'était pas une confrontation sur l'immigration, mais davantage un ressentiment anti-jeunes exprimé par une population qui vieillit. N'oublions pas que Sarkozy est l'élu des vieux.

Comment qualifiez-vous cette droite ?

Je n'ose plus dire une droite de gouvernement. Ce n'est plus la droite, ce n'est pas juste la droite... Extrême droite, ultra-droite ? C'est quelque chose d'autre. Je n'ai pas de mot. Je pense de plus en plus que le sarkozysme est une pathologie sociale et relève d'une analyse durkheimienne - en termes d'anomie, de désintégration religieuse, de suicide - autant que d'une analyse marxiste - en termes de classes, avec des concepts de capital-socialisme ou d'émergence oligarchique.

Le chef de l'Etat a assuré qu'il s'efforçait de ne pas être "sourd aux cris du peuple". Qu'en pensez-vous ?

sarkoland.jpgPour moi, c'est un pur mensonge. Dans sa tribune au Monde, Sarkozy se gargarise du mot "peuple", il parle du peuple, au peuple. Mais ce qu'il propose aux Français parce qu'il n'arrive pas à résoudre les problèmes économiques du pays, c'est la haine de l'autre.

La société est très perdue mais je ne pense pas que les gens aient de grands doutes sur leur appartenance à la France. Je suis plutôt optimiste : quand on va vraiment au fond des choses et dans la durée, le tempérament égalitaire des Français fait qu'ils n'en ont rien à foutre des questions de couleur et d'origine ethnique ou religieuse !

Pourquoi, dans ces conditions, le gouvernement continue-t-il à reprendre à son compte une thématique de l'extrême droite ?

On est dans le registre de l'habitude. Sarkozy a un comportement et un vocabulaire extrêmement brutaux vis-à-vis des gamins de banlieue ; il les avait utilisés durant la campagne présidentielle tandis qu'il exprimait son hostilité à l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne dans un langage codé pour activer le sentiment antimusulman. Il pense que cela pourrait marcher à nouveau.

Je me demande même si la stratégie de confrontation avec les pays musulmans - comme en Afghanistan ou sur l'Iran - n'est pas pour lui un élément du jeu intérieur. Peut-être que les relations entre les Hauts-de-Seine et la Seine-Saint-Denis, c'est déjà pour lui de la politique extérieure ? On peut se poser la question...

Si vous êtes au pouvoir et que vous n'arrivez à rien sur le plan économique, la recherche de boucs émissaires à tout prix devient comme une seconde nature. Comme un réflexe conditionné. Mais quand on est confronté à un pouvoir qui active les tensions entre les catégories de citoyens français, on est quand même forcé de penser à la recherche de boucs émissaires telle qu'elle a été pratiquée avant-guerre.

Quels sont les points de comparaison avec cette période ?

Un ministre a lui-même - c'est le retour du refoulé, c'est l'inconscient - fait référence au nazisme. (Christian Estrosi, le 26 novembre, a déclaré : "Si, à la veille du second conflit mondial, dans un temps où la crise économique envahissait tout, le peuple allemand avait entrepris d'interroger sur ce qui fonde réellement l'identité allemande, héritière des Lumières, patrie de Goethe et du romantisme, alors peut-être, aurions-nous évité l'atroce et douloureux naufrage de la civilisation européenne.") En manifestant d'ailleurs une ignorance de l'histoire tout à fait extraordinaire. Car la réalité de l'histoire allemande de l'entre-deux-guerres, c'est que ce n'était pas qu'un débat sur l'identité nationale. La différence était que les nazis étaient vraiment antisémites. Ils y croyaient et ils l'ont montré. La France n'est pas du tout dans ce schéma.

Il ne faut pas faire de confusion, mais on est quand même contraint de faire des comparaisons avec les extrêmes droites d'avant-guerre. Il y a toutes sortes de comportements qui sont nouveaux mais qui renvoient au passé. L'Etat se mettant à ce point au service du capital, c'est le fascisme. L'anti-intellectualisme, la haine du système d'enseignement, la chasse au nombre de profs, c'est aussi dans l'histoire du fascisme. De même que la capacité à dire tout et son contraire, cette caractéristique du sarkozysme.

La comparaison avec le fascisme, n'est-ce pas excessif ?

Il ne s'agit pas du tout de dire que c'est la même chose. Il y a de grandes différences. Mais on est en train d'entrer dans un système social et politique nouveau, qui correspond à une dérive vers la droite du système, dont certains traits rappellent la montée au pouvoir de l'extrême droite en Europe.

C'est pourtant Nicolas Sarkozy qui a nommé à des postes-clés plusieurs représentantes des filles d'immigrés...

L'habileté du sarkozysme est de fonctionner sur deux pôles : d'un côté la haine, le ressentiment ; de l'autre la mise en scène d'actes en faveur du culte musulman ou les nominations de Rachida Dati ou de Rama Yade au gouvernement. La réalité, c'est que dans tous les cas la thématique ethnique est utilisée pour faire oublier les thématiques de classe.

Propos recueillis par Jean-Baptiste de Montvalon et Sylvia Zappi

Article paru dans l'édition du Monde du 27.12.09

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01/12/2009

Renaud. Vagabondage irlandais

renaud2.jpgDepuis la Ballade nord-irlandaise, 
en 1991, on savait que Renaud aimait l’Irlande. Aujourd’hui, il sort l’album Molly Malone, 
et nous invite 
à une promenade 
en terres celtes 
en reprenant treize chansons traditionnelles témoignant de l’histoire de ce pays.

Vous sortez, Molly Malone, un album entièrement consacré aux musiques irlandaises. À quand remonte votre passion pour l’Irlande  ?

Renaud. Cela doit faire plus de vingt ans, quand je suis allé avec une équipe de Canal Plus tourner une émission dans le Connemara. J’ai été bouleversé par les paysages, séduit par les gens. C’est un des peuples les plus sympathiques d’Europe. Cette fraternité, cette joie de vivre. On l’a vu notamment récemment à l’occasion d’un match de football où d’autres supporters qu’eux auraient tout cassé, semé la terreur dans la banlieue du stade de France, à Saint-Denis. Je connais l’histoire et un peu la géographie de ce pays, mais ce qui m’a guidé là-bas, c’est son folklore et ses chansons traditionnelles.

Qu’aimez-vous précisément 
de la culture irlandaise  ?

Renaud. Elle est très riche. Quand je vais là-bas, je sens que les gens sont attachés à leur terre, leur patrie, leur pays, leurs racines, à leurs légendes. Cela me touche infiniment.

Vous avez failli vous installer 
à Londres. Pourriez-vous vivre en Irlande  ?

Renaud. Je crois que, définitivement, je suis fait pour vivre en France, quitte à voyager à l’occasion en pays étranger. Je suis attaché, moi aussi, au moins à ma ville.

Quand on écoute votre nouvel album on se dit que vous auriez pu naître dans ces terres de vent, de bruyère, de tourbe et de bière tellement vous vous êtes imprégné de ces ambiances…

Renaud. Parce que j’aime ces chansons traditionnelles que j’ai écoutées pendant vingt ans. Il y avait plus de trois cents chansons en stock, j’en ai gardé treize. Quand j’étais à Londres en 1991 pour l’album Marchand de cailloux, j’ai écumé les disquaires au rayon musiques irlandaises. J’allais des plus anciens aux plus modernes, des Pogues jusqu’aux Dubliners. J’ai découvert des joyaux et j’en ai délaissé certains. Mon répertoire n’est pas très éloigné de la chanson irlandaise, laquelle a émigré aux États-Unis pour devenir le folksong et un peu la country. Tous ces répertoires ont influencé le mien dans une certaine mesure. Qu’est-ce qui vous fait vibrer dans 
les musiques celtiques  ? Renaud. À la fois la mélancolie et la joie de vivre qui s’en dégagent. Quand les Irlandais ont l’occasion de jouer en public, la fraternité autour d’une Guinness pour écouter cette musique et chanter en chœur, c’est formidable.

Vous avez d’ailleurs eu l’occasion 
de jouer là-bas dans des pubs…

Renaud. J’ai produit moi-même financièrement une tournée qui m’a coûté les yeux de la tête, avec sept musiciens, la sono, les voyages, les hôtels, les cachets. Je suis parti en 1997 pour quinze jours en Irlande, une douzaine de villes dont Shannon, Cork, Galway, Limerick, Dublin, Belfast… Un souvenir inoubliable. Chanter dans des pubs archibondés, noirs de monde irlandais. J’avais tout à offrir et à démontrer, alors que quand je chante ici, j’ai un public plutôt acquis d’avance, même si ce n’est jamais le cas. Là-bas, j’avais tout à prouver et je me suis décarcassé sur des scènes improbables, parfois sans estrade où on chantait au ras du sol, avec des gens presque assis sur nos genoux. Vous chantiez en français  ?

Renaud. Oui et je faisais les présentations en anglais dans mon anglais approximatif avec l’accent de Maurice Chevalier  ! (rires)

renaud.jpgComment avez-vous adapté 
ces chansons traditionnelles pour 
les traduire au mieux  ?

Renaud. Les traductions sont d’Henri Loevenbruck, un ami écrivain qui a travaillé sur les textes, une trentaine. Moi, j’ai choisi les musiques qui me séduisaient le plus. J’en ai délaissé des magiques. C’est toujours un choix difficile car choisir, c’est renoncer. Il fallait ensuite que le sujet m’inspire soit en restant fidèle aux paroles, soit en dérivant vers d’autres sujets.

En quoi ces chansons traditionnelles restent-elles d’actualité  ?

Renaud. Elles sont d’actualité parce qu’elles parlent du chômage, de l’exil, d’émigration, de difficultés économiques, de misère, de conflits, d’antimilitarisme, notamment dans Willie McBride, une chanson sur la guerre de 1914-1918. Je ne sais pas toujours de quand elles datent, si elles sont du XIXe ou du XXe siècle ou plus anciennes pour certaines, mais je trouve que ce disque est vraiment les deux pieds dans l’actualité, très marqué par son époque.

Avec toujours un côté insoumis 
que l’on retrouve dans vos choix…

Renaud. Dans les chansons irlandaises, s’il est un peuple insoumis, c’est bien le peuple irlandais. Mais il y a aussi des chansons d’amour, Je reviendrai, la Fille de Cavan, Molly Malone…

Qui est Molly Malone  ?

Renaud. Une figure légendaire, mythique de Dublin, qui a sa statue dans cette ville. C’était une marchande de poissons qui vendait des coques et des moules à la criée sur un chariot. Une femme qui vendait aussi ses charmes à l’occasion, qui est morte d’une maladie d’amour.

Vous qui venez d’un milieu relativement privilégié, comment expliquez-vous que vous chantiez avec autant de justesse les gens 
du peuple, le monde ouvrier, 
les usines qui ferment  ?

Renaud. Parce que j’y suis sensible, parce que ça me touche infiniment, me bouleverse. Cela me révolte de voir des pans entiers d’industries, les filatures, les chantiers navals, les mines de charbon, les aciéries, qui ferment, licencient et mettent sur le carreau et à la rue des familles entières, des milliers d’individus. Je viens des classes moyennes, mais je suis sensible au destin parfois tragique de la classe ouvrière.

Vous sentez-vous une âme 
de « vagabond », à l’image 
de la chanson qui ouvre l’opus  ?

Renaud. Non, mais j’ai de l’admiration pour ces gens qui marchent le long des voies ferrées, prennent des trains au hasard pour aller de ville en ville, espérant trouver un emploi. Les vagabonds, les sans-emploi, les migrants, les routards de la misère…

Comment l’auteur d’Hexagone ressent-il le débat sur l’identité nationale  ?

Renaud. Je n’y comprends rien. Je ne saurais même pas dire ce que c’est que l’identité nationale, à mes yeux. À part vivre ici et avoir du respect pour son prochain. J’ai l’impression que ce débat a été ouvert par la droite, par un ex-mec de gauche qui plus est, pour séduire l’électorat du Front national aux prochaines échéances électorales. C’est une spécialité sarkozyenne. Je trouve que le problème ne se pose pas. Ce n’est pas l’immigration qui pose un problème à l’identité nationale. Je ne crois pas que dans les autres pays d’Europe, il y ait de tels projets de loi. Il y a des relents de xénophobie. Chasser les immigrés, chasser les sans-papiers, les sans-abri – et dieu sait s’ils sont nombreux –, se refermer sur soi-même au lieu de s’ouvrir aux autres. C’est un rejet absolu de ce que j’aimais en France, cette tradition de terre d’asile et d’exil pour les réfugiés économiques ou politiques du monde entier.

Des sujets qui pourraient faire l’objet d’un prochain album  ?

Renaud. Probablement d’une chanson. Mais les chansons, je les espère touchant des sujets plus universels que des problèmes franco-français. Je suis plus sensible au problème du milliard d’individus qui n’ont pas accès à l’eau potable qu’au problème de l’identité nationale. Mais, au passage d’un couplet ou d’un refrain, j’aurai sûrement quelques coups de griffes à adresser à ce gouvernement.

Justement, vous parlez dans Vagabonds d’un système qui détruit 
nos rêves…

Renaud. Un système qui s’écroule aujourd’hui et fait s’écrouler les rêves de toute une vie. Il y a huit millions de personnes en France, près de 15 % de la population, qui vivent en dessous du seuil de pauvreté. Je trouve ça scandaleux. Dans un pays riche, moderne, huit millions de personnes sans emploi, sans avenir, des gens qui du jour au lendemain perdent leur emploi et, qui faute de pouvoir honorer des crédits, se retrouvent dans une caravane ou dans une voiture. Je vois ça à travers le prisme de ma télévision et ça me choque, me met en colère, me bouleverse.

Vous reprenez une nouvelle fois 
la Ballade nord-irlandaise, qu’est-ce qu’elle dit au fond, cette chanson  ?

Renaud. Elle parle de fraternité, notamment dans le conflit qui oppose protestants et catholiques en Irlande du Nord, elle parle d’amour à travers le symbole d’un arbre (un oranger) qui symboliserait la liberté, comme on en a planté un à la Révolution française.

Envisagez-vous des concerts dans 
les pubs  ?

Renaud. Je l’ai fait avec mes chansons, mais avec les leurs, j’ai peur qu’ils ne fassent trop la comparaison. Le seul regret que j’ai avec cet album, même si je me fais reprocher de-ci, de-là sur des blogs ma voix pourrie alors qu’elle ne l’est pas tant que ça, c’est que ces chansons, elles sonnent infiniment mieux en anglais qu’en français. La langue anglaise est plus mélodique. C’est comme si un chanteur irlandais inconnu venait en France interpréter Brassens en français. Je n’ai pas prévu avec cet album de faire de scène. Le public est toujours fidèle et amoureux des anciennes chansons. Il réclame Hexagone et Mistral gagnant. Je vais attendre que ces chansons irlandaises fassent partie de leur mémoire, qu’elles renvoient à des souvenirs de leur vie et qu’elles soient bien ancrées dans leur cœur. Pour qu’ils aient du bonheur à les écouter et qu’il les chante en chœur avec moi plutôt que de les applaudir du bout du doigt poliment parce que ce sont de nouvelles.

Vous dites que vous vous faites accrocher sur votre voix…

Renaud. Violemment. Je n’ai jamais été un grand chanteur, mais qu’est-ce que je dérouille  !

Comment vivez-vous cela  ?

Renaud. Je sais que j’ai des problèmes vocaux, je dois avoir une inflammation des cordes vocales, même quand je parle. C’est comme à la télévision où le trac tétanise mes cordes vocales. Je vis assez mal les critiques sur ma voix. Quand on dit que je chante moyennement, c’est supportable, mais dire que je chante « atrocement mal », je trouve ça dégueulasse, surtout dans cet album-là où j’ai vraiment fait des efforts. J’ai travaillé et retravaillé, chanté et rechanté à l’aide parfois de cures de cortisone pour dégager les cordes vocales. Je trouve cet album tout à fait audible et vocal. C’est ma voix, et en plus c’est exactement les chansons interprétées en chœur dans les pubs.

Entretien réalisé par Victor Hache, pour l'Humanité

14:10 Publié dans Entretiens | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : renaud, ballade irlandaise | |  del.icio.us |  Imprimer | | Digg! Digg |  Facebook | | Pin it!