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06/12/2008

Bernard Thibault « Le résultat du vote gêne beaucoup de monde »

Pour Bernard Thibault de la CGT, le vote n’exprime pas un divorce avec les syndicats mais un besoin d’agir sans tarder pour faire entendre la voix des salariés.

Vous avez répété pendant la campagne électorale que le vote de la CGT serait le plus observé. Votre syndicat progresse en voix et en sièges. Quelles conclusions en tirez-vous ?

thibaultevry.jpgBernard Thibault. Nous sommes dans un inversement de tendance notable. Pour la première fois dans un scrutin prud’homal, la CGT progresse (voir résultats), et elle le fait dans la grande majorité des départements et tous collèges électoraux confondus. Un mouvement en notre faveur s’exprime comme il existe un mouvement en défaveur d’autres organisations, singulièrement des deux autres grandes confédérations, la CFDT et FO. Outre le fait que le résultat est proportionnel à un investissement important des militants, il témoigne aussi que la CGT est perçue comme portant une démarche claire, revendicative, fidèle à ses valeurs. Ce scrutin montre que la crise ne doit pas être un prétexte pour mettre au second plan les revendications. Notre influence grandissante confirme que de fortes critiques sur la politique du gouvernement s’expriment et qu’il existe des alternatives. Les résultats que nous avons récemment obtenus dans d’autres élections, dans la fonction publique territoriale, à GRDF ou avec les retraités cheminots, font progresser la CGT. Cela montre qu’il s’agit d’une tendance, d’un mouvement de fond.

S’agit-il aussi d’une prime au rassemblement, à l’unité syndicale ?

Bernard Thibault. Oui. Nous n’avons cessé de répéter pendant la campagne que le vote CGT exprimerait une volonté d’unité. Voter CGT ce n’est pas voter contre d’autres, mais promouvoir un syndicalisme plus uni. Les forces syndicales ont maintenant le devoir d’écouter le message délivré. Une partie de la campagne de FO portait le discrédit sur la CGT. Cela a été contre-productif.

Le record d’abstention n’impose-t-il pas un bémol à votre satisfaction ?

Bernard Thibault. Nous ne sommes absolument pas satisfaits du taux de participation. Mais il faut remettre les choses à leur place. Deux acteurs principaux organisent l’élection. Les employeurs d’abord, qui sont chargés de l’inscription des salariés sur les listes. Les défaillances ont été énormes. Les intérimaires ont, par exemple, été systématiquement écartés. L’administration ensuite. Jamais une élection politique n’aura été traitée avec autant d’impréparation et de désinvolture. Des électeurs ont reçu les bulletins de vote d’une autre section que la leur. Dans certains départements, le matériel de vote par correspondance est arrivé quatre jours avant le scrutin. Certains n’ont même pas reçu la carte d’électeur. Sans parler de l’absence d’espaces médiatiques pour évoquer un rendez-vous qui concerne plus de 18 millions de personnes…

N’y a-t-il, dans ce taux d’abstention, aucun signe de prise de distance des salariés avec les syndicats ?

Bernard Thibault. On aurait tort de l’interpréter comme un divorce. Dans la centaine de bureaux de vote existant directement sur les lieux de travail, la participation a été supérieure à 50 %. C’est la raison pour laquelle j’ai demandé, dès mercredi soir, au ministre du Travail d’organiser les prochaines élections dans les entreprises. C’est possible pour toutes celles qui possèdent déjà des élections de délégués du personnel ou de comité d’entreprise. Il n’est pas compliqué de travailler à une solution pour les petites entreprises. Ceux qui analysent cette élection seulement à travers le taux d’abstention cherchent à en minorer le verdict. Le résultat gêne beaucoup de monde, les déçus au plan syndical, le gouvernement et évidemment les employeurs. On ne peut pas faire comme si 5 millions de salariés ne s’étaient pas exprimés. Le minorer, c’est emboîter le pas à ceux qui expliquent que 200 000 manifestants, ça compte pour du beurre. Il va y avoir des réveils douloureux pour ceux qui tiennent ce type de raisonnement, des mobilisations que certains ne vont pas voir venir.

Après ce résultat, comment concevez-vous votre rôle et votre place dans le paysage syndical ?

thibault1906.JPGBernard Thibault. Le scrutin confirme des attentes très fortes vis-à-vis de la CGT, qui nous confèrent des responsabilités nouvelles. Un des enjeux consiste à transformer les soutiens obtenus en forces constituées, et à mener à bien notre réflexion en interne concernant nos formes d’organisations. Nous devons aussi continuer d’être très présents sur le terrain revendicatif et unitaire. De ce point de vue, deux réunions sont programmées au niveau national avec les autres syndicats. La CGT considère qu’il faut agir sans tarder pour faire entendre la voix des salariés dans la crise. Le vote montre qu’il y a urgence. Nous allons donc pousser plus précisément cette perspective d’action unitaire pour début 2009.

Entretien réalisé par Paule Masson, l'Humanité

17:02 Publié dans Entretiens | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : thibault, cgt, élection | |  del.icio.us |  Imprimer | | Digg! Digg |  Facebook | | Pin it!

16/11/2008

Jean Ziegler : « Cet ordre du monde n’est pas seulement meurtrier, il est absurde »

Ziegler.jpgPourfendeur des déséquilibres du monde, dans la Haine de l’Occident, il plaide pour un nouveau contrat social planétaire fondé sur la solidarité et le dialogue entre le Sud et l’Occident.

Ex-rapporteur spécial des nations unies pour le droit à l’alimentation, Jean Ziegler est aujourd’hui membre du comité consultatif du conseil des droits de l’homme de l’ONU. Son dernier livre, la Haine de l’Occident (Albin Michel), est un réquisitoire sans appel contre « le capitalisme globalisé et de l’ordre cannibale qu’il impose à la planète ».

Le débat s’aiguise quant à la nature de la crise. D’aucuns considèrent que, plus qu’une crise du système financier auquel il faudrait apporter des corrections, nous sommes face à une crise pluridimensionnelle, certains la qualifiant même de civilisationnelle. Partagez-vous ce point de vue ?

Jean Ziegler. Oui. C’est le démasquage du capitalisme de la jungle. Il y a, d’une part, la souffrance des travailleurs américains : 25 millions de familles expulsées de leur logement depuis mars auxquels s’ajoutent 10 000 locataires expulsés chaque jour depuis septembre. Des milliers de fonds de pensions sont partis en fumée. En France, le chômage augmente rapidement. Les budgets sociaux vont se réduire. Il faut prendre la mesure de ces désastres inadmissibles qui vont s. Dans le même temps, nous assistons à un fait extraordinaire : les masques du néolibéralisme sont tombés. Les théories de légitimation du capitalisme actuel sont en miettes, à savoir l’autorégulation du marché, la libéralisation de tous les mouvements de capitaux, de services et de marchandises, la privatisation de tous les secteurs publics, la prétention selon laquelle les lois économiques sont des lois de la nature, la diffamation de l’État national et de sa force normative. Cet ultralibéralisme, qui réduit à l’impuissance les travailleurs, est aux abois. Sont apparus les vrais acteurs de la « main invisible » contre laquelle, nous disait-on, nous ne pouvions rien : les prédateurs, les spéculateurs, les oligarchies du marché financier dont le seul moteur est l’avidité, le cynisme, un goût obsessionnel du pouvoir. Ce démasquage ouvre la voie à une prise de conscience sur la véritable nature du capitalisme globalisé et de l’ordre cannibale qu’il impose à la planète.

À vos yeux, a-t-on pris la mesure de l’impact de cette crise sur les pays du Sud ?

Jean Ziegler. « Lorsque les riches maigrissent, les pauvres meurent », dit un proverbe. La faim dans le monde augmente d’une façon vertigineuse. Toutes les cinq secondes un enfant de moins de dix ans meurt de faim dans le monde et 100 000 personnes meurent chaque jour de la faim ou de ses suites immédiates. 923 millions d’êtres humains, plus d’un homme sur six, sont en permanence gravement sous-alimentés. Ce massacre quotidien de la faim s’intensifie. Dans le même temps, le président Nicolas Sarkozy a réduit massivement les aides publiques au développement. En Afrique, les projets sont suspendus. L’ONU a identifié huit tragédies à éliminer prioritairement. Ce sont les objectifs du millénaire à réaliser d’ici à 2015 : éradiquer l’extrême pauvreté et la faim ; assurer à tous les enfants en âge scolaire un enseignement de base ; promouvoir l’égalité entre les sexes et l’autonomie des femmes ; réduire la mortalité infantile, améliorer la santé des mères ; combattre le sida, la malaria et d’autres épidémies ; garantir la protection de l’environnement ; établir un pacte mondial pour le développement. Ces objectifs ont été chiffrés à 82 milliards de dollars annuels sur cinq ans. Depuis 2000, l’Occident dit qu’il n’a pas d’argent. Or, le 12 octobre dernier, à l’Élysée, en trois heures et demie, les 27 pays de l’Union européenne ont libéré 1 700 milliards d’euros pour le crédit interbancaire et pour augmenter le plancher du capital propre des banques de 3 % à 5 %. Pour éliminer les huit tragédies qui frappent les pays du tiers-monde, il suffirait de 1 % de ces 1 700 milliards. Cet ordre du monde n’est pas seulement meurtrier, il est absurde.

Le sommet du G20 à Washington prétend élaborer des réponses à cette crise mondiale. On le sait, les pays du Sud y seront les grands absents. Cette exclusion ne risque-t-elle pas d’accroître « la haine raisonnée » du Sud contre l’Occident que vous évoquez dans votre dernier ouvrage ?

niger-plumply-nut-enfant.jpgJean Ziegler. Sans aucun doute. « Ils ont enlevé le casque mais, en dessous, leur tête est restée coloniale », dit Régis Debray. L’Occident mène une politique suicidaire. Depuis cinq cents ans, les Blancs, qui ne représentent aujourd’hui que 13 % de la population de la planète, ont dominé le monde à travers des systèmes d’oppression successifs : le génocide des Indiens avec la conquête de l’Amérique, le commerce triangulaire des puissances esclavagistes pour le pillage des ressources premières, la déportation de 400 millions d’Africains, puis l’occupation coloniale et ses massacres et, finalement, l’ordre du monde du capitalisme globalisé. Edgar Morin écrit : « La domination de l’Occident est la pire de l’histoire humaine dans sa durée et son extension planétaire. » La haine de l’Occident a essentiellement deux sources. D’abord cette mystérieuse et formidable renaissance mémorielle à laquelle personne ne s’attendait. L’esclavage a été aboli il y a cent vingt ans, le dernier pays à l’avoir fait étant le Brésil en 1888. Le colonialisme également, il y a environ cinquante ans. Et c’est pourtant seulement maintenant que cette mémoire blessée, cette mémoire des horreurs subies, devient conscience. Elle devient revendication de réparation et revendication de repentance. Souvenons-nous de cette scène extraordinaire de décembre de 2007 où Nicolas Sarkozy arrive pour signer un certain nombre de contrats en Algérie. Le président Bouteflika lui dit en préalable : « D’abord vous vous excusez pour Sétif », ce massacre du 8 mai 1945 où des milliers d’Algériens, femmes et enfants, ont été exécutés par l’armée française alors qu’ils manifestaient pacifiquement. Nicolas Sarkozy lui répond qu’il n’est pas venu pour la « nostalgie ». Bouteflika lui rétorque : « La mémoire avant les affaires. » Et les accords ne seront pas signés. Il y a irruption d’une force radicalement nouvelle dans l’histoire : la revendication mémorielle. En Bolivie, en 2006, l’élection démocratique d’un Indien à la présidence pour la première fois depuis cinq siècles est le pur fruit de cette renaissance mémorielle. La deuxième source est le rejet total du capitalisme globalisé dont sont victimes les peuples du Sud. Renaissance mémorielle et refus absolu du dernier système d’oppression sont à l’origine de cette haine raisonnée.

Vous affirmez dans votre livre que « les peuples de l’hémisphère Sud ont décidé de demander des comptes ». À qui vont-ils les adresser ?

Jean Ziegler. À l’Occident bien sûr. Mais l’Occident reste sourd et aveugle aux revendications mémorielles du Sud. Voyez le scandaleux discours de Sarkozy à Dakar en juillet 2007 ou l’échec de la Conférence mondiale sur le racisme à Durban en 2001.

En responsabilisant ainsi l’Occident, cela ne revient-il pas à dédouaner les gouvernements des pays du Sud, qui sont eux aussi acteurs du capitalisme, de leur propre responsabilité ?

Jean Ziegler. Oui, l’exemple de l’effroyable régime nigérian, dont je parle longuement dans mon livre, en atteste. Le Nigeria est le huitième producteur de pétrole au monde, le premier en Afrique. C’est le pays le plus peuplé du continent avec 147 millions d’habitants. L’espérance de vie n’y est que de quarante-sept ans. Plus de 70 % de la population vit dans une situation d’extrême pauvreté. La sous-alimentation est permanente. Il y a absence d’écoles, de services sanitaires. Tout cela en raison de la corruption endémique des dictateurs militaires qui se sont succédé au pouvoir depuis 1966. Le lien de confiance entre les citoyens et l’État est brisé par la corruption et le pillage. Mais les responsabilités sont partagées. Les sociétés pétrolières qui exploitent les immenses richesses du pays, Shell, ELF, Exxon, Texaco, Repsol…, sont les complices actifs des généraux. Les sociétés pétrolières favorisent la corruption parce qu’elle les sert. Lorsqu’on négocie le partage des richesses et des biens, il est infiniment plus favorable d’avoir des corrompus en face de soi qu’un gouvernement démocratiquement élu qui défend l’intérêt public. Je condamne la corruption. Les généraux d’Abuja sont des truands mais, dans le même temps, il convient de voir l’origine du fléau et la manière dont les complices maintiennent en place les corrompus.

Vous affirmez que la barbarie capitaliste montre son vrai visage. Sur quoi cela peut-il déboucher ?

Jean Ziegler. La conscience collective va entrer dans un processus d’apprentissage et d’analyse. La riposte sociale va s’organiser. Nous vivons actuellement une situation très favorable au mouvement. La France est certes socialement injuste, mais c’est une démocratie vivante. L’information circule. La liberté de la presse est garantie. Donc, la raison analytique peut se mettre en marche. Les délocalisations, par exemple, trouvent leur origine dans le dumping social. Face à cela, la réaction des salariés a souvent été la résignation : « On ne peut rien faire, c’est le marché qui décide. » Il y avait une aliénation très profonde des classes travailleuses face à la « main invisible » du marché. Beaucoup de travailleuses et de travailleurs avaient fini par croire inéluctables le chômage, la dérégulation et la flexibilité du travail. Pendant ce temps, ces dix dernières années, la protection sociale des salariés a fondu comme neige au soleil. Or ces mensonges se sont effondrés. La main invisible est finalement devenue visible : c’est celle des prédateurs. Comment va s’organiser cette riposte sociale ? Nous ne le savons pas encore, mais c’est la question centrale.

Au rang des mesures d’urgence à prendre face à la crise, est-il possible de créer une réglementation des paradis fiscaux ?

Jean Ziegler. Il faut les éliminer totalement. C’est l’une des mesures les plus urgentes à prendre. Il faut également abolir le secret bancaire et rétablir la prééminence du secteur public lorsqu’il s’agit de services publics, renverser les privatisations, imposer une normativité stricte aux capitaux, interdire les délocalisations et réguler la Bourse pour éviter la spéculation. Il est certain que les oligarchies financières qui fonctionnent exclusivement à la maximalisation du profit doivent être soumises à la normativité de l’État. Le libre-échange est un mal quand l’État perd sa force normative. L’intérêt du pays, ce sont la justice sociale, la sécurité de l’existence, une fiscalité progressive garantissant une redistribution du revenu national, la priorité absolue à la sécurité de l’emploi, à la distribution équitable des ressources et à la démocratie sociale.

Croyez-vous qu’un front commun des peuples du Sud et de l’Occident soit possible ?

Jean Ziegler. Je suis certain que ce processus va déboucher sur un nouveau contrat social planétaire. Le contraire du marché autorégulé est la loi. Jean-Jacques Rousseau écrit dans le Contrat social : « Entre le faible et le fort, c’est la liberté qui opprime et c’est la loi qui libère. » Je suis absolument certain que les peuples occidentaux vont comprendre que l’inhumanité infligée aux autres détruit l’humanité qui est en eux. Nous sommes doués d’impératifs moraux, de conscience d’identité. Cet ordre cannibale du monde, ce règne des prédateurs, reconnaissable au massacre quotidien de la faim, n’est plus acceptable pour les citoyennes et citoyens de l’Occident. La preuve est faite, avec la mobilisation de fonds colossaux pour les banques, qu’il existe une disponibilité énorme de richesses pour faire front à la surexploitation et à la misère abyssale de tant de peuples du Sud. Un nouveau contrat de solidarité et de dialogue entre le Sud et l’Occident va s’élaborer par des peuples libérés de leur aliénation.

Les risques que cette crise n’approfondisse les inégalités déjà existantes ou ne favorise la réaction sont réels. N’est-ce pas là faire preuve de trop d’enthousiasme ?

niger1.jpgJean Ziegler. Je connais l’argument. Le krach boursier de 1928 et la crise économique mondiale ont donné naissance au fascisme dans plusieurs pays européens. Mais le fascisme est né de l’humiliation d’une défaite, celle de l’Allemagne au sortir de la Première Guerre mondiale, d’un désir de revanche. Les vainqueurs occidentaux ont laissé faire, préférant le fascisme au bolchevisme et à la révolution, dont les élites bourgeoises avaient une peur panique. Le monde était encore largement colonial. Nous ne sommes pas du tout dans cette configuration. Ce qui menace aujourd’hui, si l’Occident ne se réveille pas, c’est la haine pathologique de groupuscules issus du Sud et le racisme violent se développant en Occident. Mais ces dangers peuvent être conjurés. Dans le Talmud de Babylone, il y a cette phrase mystérieuse : « L’avenir a un long passé. » Il faut que l’Occident accueille la résurgence mémorielle du Sud, reconnaisse les crimes commis, pratique la réparation. Et puis, surtout qu’il consente à démanteler l’ordre cannibale du monde, à passer du capitalisme à la civilisation. Barack Obama arrive au pouvoir dans un empire agressif, surarmé, revendiquant l’hégémonie militaire, économique et politique de la planète. Pourra-t-il démanteler les structures impériales et inaugurer une politique internationale basée sur la réciprocité, la complémentarité entre les peuples, en bref, une politique soumise aux normes du droit international ? J’en doute. La mobilisation des forces sociales en Europe et dans le Sud, la résistance à la restauration du capitalisme de la jungle seront indispensables pour qu’une civilisation humaine naisse sur notre planète. Mais la formidable résurgence mémorielle des Afro-Américains, qui a rendu la victoire électorale d’Obama possible, constitue déjà à elle seule un espoir.

Entretien réalisé par Cathy Ceïbe (L'Humanité)

10:57 Publié dans Entretiens | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : zieglier, onu, planète | |  del.icio.us |  Imprimer | | Digg! Digg |  Facebook | | Pin it!

02/11/2008

Claude Monet par lui-même

En 1900, Monet a atteint la gloire. A l'occasion d'une exposition parisienne, un journaliste du Temps, Thiébault-Sisson, lui fait raconter sa vie. Le 26 novembre 1900 le journal Le Temps publie donc cette autobiographie où Monet bâtit lui-même sa légende. Le texte, savoureux et volontiers anecdotique, n'est pas forcément le reflet fidèle de la réalité...

Mon histoire

monet.jpgJe suis un Parisien de Paris. J'y suis né, en 1840, sous le bon roi Louis-Philippe, dans un milieu tout d'affaires où l'on affichait un dédain méprisant pour les arts. Mais ma jeunesse s'est écoulée au Havre, où mon père s'était installé, vers 1845, pour suivre ses intérêts de plus près, et cette jeunesse a été essentiellement vagabonde. J'étais un indiscipliné de naissance ; on n'a jamais pu me plier, même dans ma petite enfance, à une règle. C'est chez moi que j'ai appris le peu que je sais. Le collège m'a toujours fait l'effet d'une prison, et je n'ai jamais pu me résoudre à y vivre, même quatre heures par jour, quand le soleil était invitant, la mer belle, et qu'il faisait si bon courir sur les falaises, au grand air, ou barboter dans l'eau.

Jusqu'à quatorze ou quinze ans, j'ai vécu, au grand désespoir de mon père, cette vie assez irrégulière, mais très saine. Entre temps, j'avais appris tant bien que mal mes quatre règles, avec un soupçon d'orthographe. Mes études se sont bornées là. Elles n'ont pas été trop pénibles, car elles s'entremêlaient pour moi de distractions. J'enguirlandais la marge de mes livres, je décorais le papier bleu de mes cahiers d'ornements ultra-fantaisistes, et j' y représentais, de la façon la plus irrévérencieuse, en les déformant le plus possible, la face ou le profil de mes maîtres.

Je devins vite, à ce jeu, d'une belle force. A quinze ans, j'étais connu de tout Le Havre comme caricaturiste. Ma réputation était même si bien établie qu'on me sollicitait platement de tous côtés, pour avoir des portraits-charge. L'abondance des commandes, l'insuffisance aussi des subsides que me fournissait la générosité maternelle m'inspirèrent une résolution audacieuse et qui scandalisa, bien entendu, ma famille : je me fis payer mes portraits. Suivant la tête des gens, je les taxais à dix ou vingt francs pour leur charge, et le procédé me réussit à merveille. En un mois ma clientèle eut doublé. Je pus adopter le prix unique de vingt francs sans ralentir en rien les commandes. Si j'avais continué, je serais aujourd'hui millionnaire.

La considération, par ces moyens, m'étant venue, je fus un personnage, bientôt, dans la ville. A la devanture du seul et unique encadreur qui fit ses frais au Havre, mes caricatures, insolemment, s'étalaient à cinq ou six de front, dans des baguettes d'or, sous un verre, comme des oeuvres hautement artistiques, et quand je voyais, devant elles, les badauds en admiration s'attrouper, crier, en les montrant du doigt, - C'est un tel ! - j'en crevais d'orgueil dans ma peau.

Il y avait bien une ombre à ce tableau. Dans la même vitrine, souvent, juste au-dessus de mes produits, je voyais accrochées des marines que je trouvais, comme la plupart des Havrais, dégoûtantes. Et j'étais, dans mon for intérieur, très vexé d'avoir à subir ce contact, et je ne tarissais pas en imprécations contre l'idiot qui, se croyant un artiste, avait eu le toupet de les signer, contre ce "salaud" de Boudin. Pour mes yeux, habitués aux marines de Gudin, aux colorations arbitraires, aux notes fausses et aux arrangements fantaisistes des peintres à la mode, les petites compositions si sincères de Boudin, ses petits personnages si justes, ses bateaux si bien gréés, son ciel et ses eaux si exacts, uniquement dessinés et peints d'après nature, n'avaient rien d'artistique, et la fidélité m'en paraissait plus que suspecte. Aussi sa peinture m'inspirait-elle une aversion effroyable, et, sans connaître l'homme, je l'avais pris en grippe. Souvent l'encadreur me disait : "Vous devriez faire la connaissance de Monsieur Boudin. Quoi qu'on dise de lui, voyez-vous, il connaît son métier. Il l'a étudié à Paris, dans les ateliers de l'école des Beaux-Arts. Il pourrait vous donner de bons conseils".

Et je résistais, je faisais mon faraud. Que pourrait bien m'apprendre un bonhomme aussi ridicule ?

   Un jour vint pourtant, jour fatal, où le hasard me mit en présence de Boudin, malgré moi. Il était dans le fond de la boutique ; je ne m'étais pas aperçu de sa présence, et j'entrai. L'encadreur prend la balle au bond et, sans me demander mon avis, me présente : "Voyez donc, Monsieur Boudin, c'est ce jeune homme qui a tant de talent pour la charge !" Et Boudin, immédiatement, venait à moi, me complimentait gentiment de sa voix douce, me disait : "Je les regarde toujours avec plaisir, vos croquis ; c'est amusant, c'est leste, c'est enlevé. Vous êtes doué, ça se voit tout de suite. Mais vous n'allez pas, j'espère, en rester là.  C'est très bien pour un début, mais vous ne tarderez pas à en avoir assez, de la charge. Etudiez, apprenez à voir et à peindre, dessinez, faites du paysage. C'est si beau, la mer et les ciels, les bêtes, les gens et les arbres tels que la nature les a faits, avec leur caractère, leur vraie manière d'être, dans la lumière, dans l'air, tels qu'ils sont".

Mais les exhortations de Boudin ne mordaient pas. L'homme, tout compte fait, me plaisait. Il était convaincu, sincère, je le sentais, mais je ne digérais pas sa peinture, et, quand il m'offrait d'aller dessiner avec lui en pleins champs, je trouvais toujours un prétexte pour refuser poliment. L'été vint ; j'étais libre, à peu près, de mon temps ; je n'avais pas de raison valable à donner ; je m'exécutai de guerre lasse. Et Boudin, avec une inépuisable bonté, entreprit mon éducation. Mes yeux, à la longue, s'ouvrirent, et je compris vraiment la nature ; j'appris en même temps à l'aimer. Je l'analysai au crayon dans ses formes, je l'étudiai dans ses colorations. Six mois après, en dépit des objurgations de ma mère, qui commençait à s'inquiéter sérieusement de mes fréquentations et qui me voyait perdu dans la société d'un homme aussi mal noté que Boudin, je déclarai tout net à mon père que je voulais me faire peintre, et que j'allais m'installer à Paris, pour apprendre.

- Tu n'auras pas un sou !
- Je m'en passerai.

Je pus m'en passer, en effet. J'avais depuis longtemps fait ma bourse. Mes caricatures l'avaient garnie largement. Il m'était souvent arrivé, en un jour, d'exécuter sept ou huit portraits-charge. A un louis la pièce, mes rentrées avaient été fructueuses, et j'avais pris l'habitude, dès le début, de les confier à une de mes tantes, ne me réservant pour mon argent de poche que des sommes insignifiantes. Avec deux mille francs, à seize ans, on se croit riche. Je me munis, près de quelques amateurs de peinture qui protégeaient Boudin, qui avaient des relations avec Monginot, avec Troyon, avec Amand Gautier, de quelques lettres de recommandation et je filai dare-dare sur Paris.

Je mis quelque temps, tout d'abord, à me débrouiller. J'allai visiter les artistes près desquels j'étais introduit. Je reçus d'eux d'excellents conseils ; j'en reçus aussi de détestables. Troyon ne voulut-il pas me faire entrer dans l'atelier de Couture ? Avec quelle décision je m'y refusai, inutile de vous le dire. J'avoue même que cela me refroidit, momentanément du moins, dans mon estime pour Troyon. Je cessai peu à peu de le voir et ne me liai plus, tout compte fait, qu'avec des artistes qui cherchaient. Je rencontrai à ce moment Pissarro qui ne songeait pas encore à se poser en révolutionnaire et qui travaillait tout bonnement dans la note de Corot. Le modèle était excellent ; je fis comme lui, mais, tout le temps de mon séjour à Paris, qui dura quatre années, et qu'entrecoupèrent d'ailleurs de fréquents voyages au Havre, c'est sur les conseils de Boudin que je me réglai, tout enclin que je fusse à voir avec plus de largeur la nature.

monetbio.jpgJ'atteignis ainsi mes vingt ans. L'heure de la conscription allait sonner. Je la vis approcher sans terreur. Ma famille de même. On ne m'avait pas pardonné ma fugue, on ne m'avait laissé vivre à mon gré, durant ces quatre années, que parce qu'on espérait me pincer au tournant du service militaire. On supposait que, ma gourme une fois jetée, je me trouverais suffisamment assagi pou rentrer, sans trop me faire prier, chez les miens et me plier enfin aux affaires. Sur mon refus, on me couperait les vivres, et, si je tirais un mauvais numéro, on me laisserait partir.

 On se trompait. Les sept années qui paraissaient si dures à tant d'autres me paraissaient à moi pleines de charmes. Un ami qui était un "chass d'Af" et qui adorait la vie militaire, m'avait communiqué son enthousiasme et insufflé son goût d'aventures. Rien ne me semblait attirant comme les chevauchées san fin au grand soleil, les razzias, le crépitement de la poudre, les coups de sabre, les nuits dans le désert sous la tente et je répondis à la mise en demeure de mon père par un geste d'indifférence superbe. J'amenai un mauvais numéro. J'obtins, sur mes instances, d'être versé dans un régiment d'Afrique et je partis.

Je passai en Algérie deux années qui, réellement, furent charmantes. Je voyais sans cesse du nouveau ; je m'essayais, dans mes moments de loisir, à le rendre. Vous n'imaginez pas à quel point j'y appris et combien ma vision y gagna. Je ne m'en rendis pas compte tout d'abord. Les impressions de lumière et de couleur que je reçus là-bas ne devaient que plus tard se classer : mais le germe de mes recherches futures y était.

Je tombai malade, au bout de deux ans, très gravement. On m'envoya me refaire au pays. Les six mois de convalescence s'écoulèrent à dessiner et à peindre avec un redoublement de ferveur. A me voir ainsi m'acharner, tout miné que je fusse par la fièvre, mon père se convainquit qu'aucune volonté ne me briserait, qu'aucune épreuve n'aurait raison d'une vocation aussi déterminée, et, tant par lassitude que par crainte de me perdre, car le médecin lui avait laissé entrevoir cette éventualité, dans le cas où je retournerais en Afrique, se décida vers la fin de mon congé à me racheter.

"Mais il est bien entendu, me dit-il, que tu vas travailler, cette fois, sérieusement. Je veux te voir dans un atelier, sous la discipline d'un maître connu. Si tu reprends ton indépendance, je te coupe sans barguigner ta pension. Est-ce dit ?" La combinaison ne m'allait qu'à moitié, mais je sentis bien qu'il était nécessaire, pour une fois que mon père entrait dans mes vues, de ne pas le rebuter. J'acceptai. Il fut convenu que j'aurais à Paris, dans la personne du peintre Toulmouche, qui venait d'épouser une de mes cousines, un tuteur artistique qui me guiderait et fournirait le compte rendu régulier de mes travaux.

Je débarquai  un beau matin chez Toulmouche avec un stock d'études dont il se déclara enchanté. "Vous avez de l'avenir, me dit-il, mais il faut canaliser votre élan. Vous allez entrer chez Monsieur Gleyre. C'est le maître rassis et sage qu'il vous faut". Et j'installai en maugréant mon chevalet dans l'atelier d'élèves que tenait cet artiste célèbre. J'y travaillai, la première semaine, en conscience, et j'enlevai avec autant d'application que de fougue mon étude de nu d'après le modèle vivant que Monsieur Gleyre corrigeait le lundi. Quand il passa, la semaine d'après, devant moi, il s'assit, et, solidement calé sur ma chaise, regarda attentivement le morceau. Je le vois ensuite se retourner, inclinant d'un air satisfait sa tête grave, et je l'entends me dire en souriant : "Pas mal ! pas mal du tout, cette affaire-là, mais c'est trop dans le caractère du modèle. Vous avez un bonhomme trapu : vous le peignez trapu. Il a des pieds énormes : vous les rendez tels quels. C'est très laid, tout ça. Rappelez-vous donc, jeune homme, que, quand on exécute une figure, on doit toujours penser à l'antique. La nature, mon ami, c'est très bien comme élément d'étude, mais ça n'offre pas d'intérêt. Le style, voyez-vous, il n'y a que ça".

J'étais fixé. La vérité, la vie, la nature, tout ce qui provoquait en moi l'émotion, tout ce qui constituait à mes yeux l'essence même, la raison d'être unique de l'art, n'existait pas pour cet homme. Je ne resterais pas chez lui. Je ne me sentais pas né pour recommencer à sa suite les Illusions perdues et autres balançoires. Alors à quoi bon persister ?

J'attendis toutefois quelques semaines. Pour ne pas exaspérer ma famille, je continuai à faire acte de présence, mais le temps d'exécuter d'après le modèle une pochade, d'assister à la correction..., et je filais. J'avais trouvé, d'ailleurs, à l'atelier, des compagnons qui me plaisaient, des natures qui n'avaient rien de banal. C'étaient Renoir et Sisley, que je ne devais plus désormais perdre de vue ; c'était Bazille, qui devint aussitôt mon intime, et qui aurait fait parler de lui, s'il avait vécu. Ni les uns ni les autres ne manifestaient plus que moi d'enthousiasme pour un enseignement qui contrariait à la fois leur logique et leur tempérament. Je leur prêchai immédiatement la révolte. L'exode résolu, on partit, et nous prîmes un atelier en commun, Bazille et moi.

J'ai oublié de vous dire que, depuis peu, j'avais fait la connaissance de Jongkind. Pendant mon congé de convalescence, un bel après-midi, je travaillais aux environs du Havre dans une ferme. Une vache pâturait dans un pré : l'idée me vint de dessiner la bonne bête. Mais la bonne bête était capricieuse, et, à chaque instant, se déplaçait. Mon chevalet d'une main, ma sellette de l'autre, je la suivais pour retrouver tant bien que mal mon point de vue. Mon manège devait être fort drôle car un grand éclat de rire, derrière moi retentit. Je me retourne et je vois un colosse qui pouffe. Mais le colosse était un bon diable. "Attendez, me dit-il, que je vous aide". Et le colosse, à grandes enjambées, rejoint la vache et, l'empoignant par les cornes, veut la contraindre à poser. La vache, qui n'en avait pas l'habitude, se rebiffe. C'est à mon tour, cette fois, d'éclater. Le colosse, tout déconfit, lâche la bête et vient faire la causette avec moi.

C'était un Anglais de passage, très amoureux de peinture et très au courant, ma foi, de ce qui se passait chez nous :

- Alors vous faites du paysage, me dit-il.
- Mon Dieu, oui.
- Connaissez-vous Jongkind ?
- Non, mais j'ai vu de sa peinture.
- Qu'en dites-vous ?
- C'est rudement fort.
- Vous êtes dans le vrai. Savez-vous qu'il est ici ? 
- Ah bah ?
- Il habite à Honfleur. Auriez-vous plaisir à le connaître ? 
- Fichtre oui. Mais vous êtes donc de ses amis ? 
- Je ne l'ai jamais vu, mais dès que j'ai su sa présence, je lui ai envoyé ma carte. C'est une entrée en matière. Je vais l'inviter à déjeuner avec vous.

L'Anglais, à ma grande surprise, tint parole et, le dimanche suivant, nous déjeunions tous trois de compagnie. Jamais repas ne fut si gai. En plein air, dans un jardinet de campagne, sous les arbres, en face d'une bonne cuisine rustique, son verre plein, entre deux admirateurs dont la sincérité ne faisait pas de doute, Jongkind ne se sentait pas d'aise. L'imprévu de l'aventure l'amusait : il n'était pas habitué, d'ailleurs, à être recherché de la sorte. Sa peinture était trop nouvelle et d'une note bien trop artistique pour qu'on l'appréciât, en 1862, à son prix. Nul, aussi, ne savait moins se faire valoir. C'était un brave homme tout simple, écorchant abominablement le français, très timide. Il fut très expansif ce jour-là. Il se fit montrer mes esquisses, m'invita à venir travailler avec lui, m'expliqua le comment et le pourquoi de sa manière et compléta par là l'enseignement que j'avais déjà reçu de Boudin. Il fut, à partir de ce moment, mon vrai maître, et c'est à lui que je dus l'éducation définitive de mon oeil.

Je le revis à Paris très souvent. Ma peinture, ai-je besoin de le dire, y gagna. Les progrès que je fis furent rapides. Trois ans après, j'exposais. Les deux marines que j'avais envoyées furent reçues avec un numéro un, accrochées sur la cimaise en belle place. Ce fut un gros succès. Même unanimité dans l'éloge, en 1866, pour un grand portrait que vous avez vu chez Durand-Ruel fort longtemps, la Femme en vert.  Les journaux portèrent mon nom jusqu'au Havre. La famille me rendit enfin son estime. Avec l'estime revint la pension. Je nageai dans l'opulence, provisoirement du moins, car on devait se rebrouiller par la suite, et je me lançai à corps perdu dans le plein air.

C'était une dangereuse nouveauté. Nul n'en avait fait jusque là, pas même Manet qui ne s'y essaya que plus tard, après moi. Sa peinture était encore très classique, et je me souviens toujours du mépris avec lequel il parla de mes débuts. C'était en 1867 : ma manière s'était accusée, mais elle n'avait rien de révolutionnaire, à tout prendre,. J'étais loin d'avoir encore adopté le principe de la division des couleurs qui ameuta contre moi tant de gens, mais je commençais à m'y essayer partiellement et je m'exerçais à des effets de lumière et de couleur qui heurtaient les habitudes reçues. Le jury, qui m'avait si bien accueilli tout d'abord, se retourna contre moi, et je fus ignominieusement blackboulé quand je présentai cette peinture nouvelle au Salon.

Je trouvai tout de même un moyen d'exposer, mais ailleurs. Touché par mes supplications, un marchand qui avait sa boutique rue Auber consentit à mettre en montre une marine refusée au Palais de l'Industrie. Ce fut un tollé général. Un soir que je m'étais arrêté dans la rue, au milieu d'une troupe de badauds, pour entendre ce qu'on disait de moi, je vois arriver Manet avec deux ou trois de ses amis. Le groupe s'arrête, regarde, et Manet, haussant les épaules, s'écrie dédaigneusement : "Voyez-vous ce jeune homme qui veut faire du plein air ? Comme si les anciens y avaient jamais songé !"

Manet avait d'ailleurs contre moi une vieille dent. Au Salon de 1866, le jour du vernissage, il avait été accueilli, dès l'entrée par des acclamations. "Excellent, mon cher, ton tableau !" Et des poignées de main, des bravos, des félicitations. Manet, comme vous pouvez le penser, exultait. Quelle ne fut pas sa surprise quand il s'aperçut que la toile dont on le félicitait était de moi. C'était la Femme en vert. Et le malheur avait voulu que, s'esquivant, il tombât sur un groupe dont Bazille et moi nous étions. "Comment va ? lui dit un des nôtres. - Ah ! mon cher, c'est dégoûtant, je suis furieux. On ne me fait compliment que d'un tableau qui n'est pas de moi. C'est à croire à une mystification".

Quand Astruc, le lendemain, lui apprit que son mécontentement s'était exhalé devant l'auteur même du tableau et qu'il lui proposa de me présenter à lui, Manet, d'un grand geste, refusa. Il me gardait rancune du tour que je lui avais joué sans le savoir. Une seule fois on l'avait félicité d'un coup de maître et ce coup de maître avait été frappé par un autre. Quelle amertume pour une sensibilité à vif comme la sienne.

Ce fut en 1869 seulement que je le revis, mais pour entrer dans son intimité aussitôt. Dès la première rencontre il m'invita à venir le retrouver tous les soirs dans un café des Batignolles où ses amis et lui se réunissaient, au sortir de l'atelier, pour causer. J'y rencontrai Fantin-Latour et Cézanne, Degas, qui arriva peu après d'Italie, le critique d'art Duranty, Emile Zola qui débutait alors dans les lettres, et quelques autres encore. J'y amenai moi-même Sisley, Bazille et Renoir. Rien de plus intéressant que ces causeries, avec leur choc d'opinions perpétuel. On s'y tenait l'esprit en haleine, on s'y encourageait à la recherche désintéressée et sincère, on y faisait des provisions d'enthousiasme qui, pendant des semaines et des semaines, vous soutenaient jusqu'à la mise en forme définitive de l'idée. On en sortait toujours mieux trempé, la volonté plus ferme, la pensée plus nette et plus claire.

La guerre vint. Je venais de me marier. Je passai en Angleterre. Je trouvai à Londres Bonvin, Pissarro. J'y connus aussi la misère. L'Angleterre ne voulait pas de nos peintures. C'était rude. Un hasard me fit rencontrer Daubigny, qui naguère m'avait témoigné de l'intérêt. Il exécutait alors des vues de la Tamise qui plaisaient beaucoup aux Anglais. Ma situation l'émut. "Je vois ce qu'il vous faut, me dit-il ; je vais vous amener un marchand". Je faisais la connaissance, le lendemain, de Durand-Ruel.

Et Durand-Ruel, pour nous, fut le sauveur. Pendant quinze ans et plus, ma peinture et celle de Renoir, de Sisley, de Pissarro n'eurent d'autre débouché que le sien. Un jour vint où il lui fallut se restreindre, espacer ses achats. Nous croyions voir la  ruine : c'était le succès qui arrivait. Proposés à Petit, aux Boussod, nos travaux trouvèrent en eux des acheteurs. On les trouva tout de suite moins mauvais. Chez Durand-Ruel, on n'en eût pas voulu ; on prenait confiance chez les autres. On acheta. Le branle était donné. Tout le monde veut tâter de nous aujourd'hui. 

Claude Monet
Propos recueillis par Thiébault-Sisson
Publié le 26 novembre 1900 dans le journal "Le Temps"

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12/10/2008

USA RETRAITES

veuvage.jpg« Imaginez qu’on annonce, du jour au lendemain, une baisse de 30 % des retraites »

La crise financière prouve combien le système de retraite par répartition est préférable à celui par capitalisation, selon Henri Sterdyniak, économiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE).

Le système de retraite par capitalisation ne montre-t-il pas ses limites ?

Henri Sterdyniak. Depuis vingt ans, des voix s’élèvent en Europe, face au vieillissement de la population, pour que nous passions à un système de retraite par capitalisation ou avec une forte dose de ce système. L’idée est que les placements sur les marchés financiers sont très rentables et permettent d’avoir une retraite satisfaisante en épargnant relativement peu. L’exemple américain montre que c’est totalement illusoire. Les placements financiers ont une rentabilité extrêmement instable, donc cela ne peut pas servir de base à une retraite telle que souhaitée par les travailleurs, c’est-à-dire une retraite assurée qui évolue comme les salaires. Dans les pays anglo-saxons, deux systèmes existent. Soit l’entreprise capitalise pour ses salariés, et ceux-ci sont alors en très grand péril, parce que leur entreprise peut faire faillite ou, en cas de crise boursière, peut se retrouver étranglée et dans l’impossibilité de faire face à ses engagements. Soit le salarié prend les risques et sa retraite peut se réduire drastiquement en cas de crise boursière.

Le système par répartition nous a-t-il protégés de cette crise ?

Henri Sterdyniak. L’avantage de cette crise, aujourd’hui, c’est qu’elle prouve qu’en France aucun salarié de cinquante, cinquante-cinq ans n’a été victime directement de la crise, alors qu’aux États-Unis, elle a frappé fortement les futurs retraités. La Bourse américaine a chuté de 30 %. Les gens qui comptaient sur leurs placements boursiers pour financer leur retraite ont vu leur perspective de retraite baisser d’autant. Imaginez qu’en France, on annonce, du jour au lendemain, que les futures retraites vont baisser de 30 %. Aux États-Unis, la menace est extrêmement forte sur les conditions de vie des ménages. Les possibilités de consommation des gens dépendent de façon importante de ce qui se passe en Bourse. Quand elle chute de 30 %, c’est la catastrophe.

La crise ne prouve-t-elle pas la pertinence du système par répartition ?

Henri Sterdyniak. Cette crise montre que le système par répartition est beaucoup plus sûr, beaucoup moins traumatisant pour les individus qui n’ont pas besoin de lire les pages de la Bourse pour savoir quel sera le montant de leur retraite. Le système financier se montre d’une telle instabilité qu’on s’aperçoit qu’il vaut mieux loger les gens en HLM plutôt que les endetter à mort et ensuite découvrir qu’ils ne pourront pas rembourser. Il vaut mieux une université gratuite avec des impôts élevés plutôt qu’un système où chacun doit épargner pour que son enfant aille à l’université, à condition qu’il n’y ait pas de krach boursier. Il vaut mieux un système de santé plus ou moins public, plutôt que la santé dépende de l’épargne des gens. On peut espérer que la crise va permettre de réévaluer l’avantage respectif du système libéral et du système « social-démocrate ».

Entretien réalisé par Dany Stive, pour l'Humanité

19:24 Publié dans Entretiens | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : usa, crise économique, retraites | |  del.icio.us |  Imprimer | | Digg! Digg |  Facebook | | Pin it!